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Christian Krohg, peintre du peuple du nord (9/9). Un tempérament de portraitiste

Christian Krohg, La Peintre Oda Krohg (détail), 1888. Huile sur toile, 86,4 x 68,8 cm. Oslo, Nasjonalmuseet.

Christian Krohg, La Peintre Oda Krohg (détail), 1888. Huile sur toile, 86,4 x 68,8 cm. Oslo, Nasjonalmuseet. Photo service de presse. Photo Nasjonalmuseet – B. Høstland

Krohg possède des atouts qui font les portraitistes de premier plan : un style innovant qui n’ignore pas les sources anciennes, la consistance et l’intérêt du propos appuyés sur une capacité à caractériser ses modèles qui n’est jamais prise en défaut. Ajoutons une « mobilité sociale » qui lui permet de représenter des personnages de conditions plus diverses qu’il n’y paraît.

Christian Krohg développa au cours d’un demi-siècle de carrière ou à peu près une importante activité de portraitiste que l’on aurait tort de borner à la nébuleuse des écrivains et artistes scandinaves formant l’avant-garde rebelle, libertaire et remuante de la modernité à partir des années 1880. Fils et petit-fils de « notables » (son grand-père, comme on l’a souligné plus tôt, était un ministre, homme politique et juriste en vue), il évolua aussi dans le monde des juristes et des journalistes.

Un art sans complaisance ni afféterie

Au-delà des membres d’une bohème artistique fascinante, on trouve sous ses pinceaux des personnages qui se rattachent à son milieu d’origine, tel Johan Sverdrup (1816-1892), représentant de Venstre, le parti libéral norvégien (comprendre « de gauche », ce qui ne va pas de soi pour un lecteur français), qui fut le Premier ministre de la Norvège (1884-1889). Krohg le représenta dans les années 1880 en pied, grand comme nature (Oslo, Nasjonalmuseet). On croise aussi dans son œuvre l’effigie à la fois chic, désinvolte et énergique d’un patron de presse clivant, mais de haute culture, Ola Thommessen, qui fut à partir de 1878 rédacteur en chef du Verdens Gang – il en fit un titre exigeant et le principal journal du parti libéral de Sverdrup. La même année (1884), Krohg livra un portrait attachant de franchise de l’historien, enseignant, futur universitaire, littérateur et journaliste Gerhard Gran (1856-1925), qui appartenait à un milieu et à une mouvance idéologique, naturaliste (et francophile)1 proches des siens. On retrouve des caractéristiques voisines dans ces effigies, à la fois formellement (un écran monochrome vibrant tient lieu de fond) et stylistiquement. Une touche rapide, dissociative, ostensiblement « moderne », restitue le modèle avec aplomb, sans complaisance ni afféterie.

Christian Krohg, Le Rédacteur en chef Ola Thommessen, 1884. Huile sur toile, 144 x 81,5 cm. Oslo, Verdens Gang AS

Christian Krohg, Le Rédacteur en chef Ola Thommessen, 1884. Huile sur toile, 144 x 81,5 cm. Oslo, Verdens Gang AS © O. Væring / Bridgeman Images

Artistes et dramaturges

C’est assurément grâce à sa galerie de portraits d’artistes et de littérateurs (norvégiens, mais aussi suédois) auxquels le liaient souvent des affinités esthétiques et philosophiques profondes que Christian Krohg est passé à la postérité comme portraitiste. Cet ensemble documente de manière sensible, tangible, toute une époque féconde de contestation de l’académisme et des normes bourgeoises littéraires, artistiques ou sociales. En outre, ces effigies illustrent stylistiquement le caractère cosmopolite d’une société d’artistes qualifiée, d’emblée, de « bohème » et dont les membres parcouraient volontiers l’Europe, s’établissant tour à tour dans les grandes capitales – Paris, singulièrement –, bastions turbulents de la modernité qui les attiraient magnétiquement. Nombre de ces tableaux valent enfin par eux-mêmes tant leur qualité et leur force plastique apparaissent saisissantes. Maîtrisé, le premier, chronologiquement, de ces portraits « d’amis et de collègues » présentés à Orsay est celui du peintre suédois, disciple des impressionnistes, Karl Nordström (1855-1923). La relation étroite du tableau avec l’art de Caillebotte (voir « Itinéraire d’un Norvégien européen ») – tant la facture que le cadrage novateur de trois quarts dos et l’articulation de la figure avec la fenêtre et le paysage – est aussi intentionnelle que révélatrice d’un tropisme français commun aux deux hommes. C’est surtout Manet (celui du Bar aux Folies Bergère aujourd’hui au Courtauld Institute à Londres), dont l’exemple a fortement marqué le peintre lors de son séjour parisien au début des années 1880, qui sert d’inspirateur à Krohg dans ce chef-d’œuvre irréfutable qu’est le portrait « en dandy » du peintre, sculpteur et designer norvégien Gerhard Munthe (1849-1929).

« À l’instar de ce que l’on observe dans la peinture hollandaise du XVIIe siècle, il existe chez le peintre norvégien une frontière assez ténue entre le portrait stricto sensu et les têtes ou figures dites “d’expression”. »

Daté 1885, sa présentation au pavillon Fritzner à Oslo, la même année, affermit la réputation de son auteur comme expérimentateur audacieux dont la radicalité « tachiste » de la touche s’épanouit superbement ici. Associé à son collègue et compatriote Reinholdt Boll (1825-1897), Munthe apparaît dans l’atmosphère, rendue nébuleuse par la fumée, du Grand Café de l’avenue Karl Johann, repère de l’intelligentsia d’Olso. Faut-il déceler une part de malice dans le fait que Krohg ait représenté de la sorte deux artistes « en retrait » par rapport à lui-même relativement à l’avant-garde qui trouvait ici une démonstration si spectaculaire ? L’un des points culminants de cette série d’effigies est évidemment le portrait frontal, méphistophélique, d’un génie instable, excentrique et paranoïaque, dramaturge, écrivain (et peintre visionnaire), le Suédois August Strindberg, dont Krohg fit la connaissance à Berlin au début des années 1890. Bien des points communs unissent le modèle et son peintre : le naturalisme (et les ennuis qu’il pouvait vous attirer auprès de l’opinion, de la critique voire de la justice), l’importance de la culture avant-gardiste française dans leurs trajectoires, l’intérêt pour les questions relatives à la condition féminine, au mariage et à la sexualité (tarifée ou pas). Ils présentent aussi des divergences, la principale étant, outre la misogynie de l’écrivain suédois, l’attraction qu’exercèrent l’ésotérisme, l’alchimie sur Strindberg et sa conversion au symbolisme. Ibsen, qui acquit l’œuvre en 1895, disait déceler dans ce portrait de son collègue-­adversaire, la « folie naissante » du modèle.

L’artiste modèle

Les visiteurs de la belle exposition d’Orsay n’auront qu’un aperçu fugace d’une catégorie d’effigies qui occupa pourtant très régulièrement l’artiste, l’autoportrait. Introspectif ou ostentatoire, le genre couvre chez Christian Krohg un assez large spectre à la fois pour ce qui regarde la construction, le cadrage, l’esthétique et le climat général, désinvolte ou plus tendu. L’artiste au travail (thème récurrent) y rencontre l’homme social, non sans humour parfois. La rétrospective parisienne compte ainsi parmi ses œuvres les plus singulières Le Lendemain matin (vers 1883, prêt du Skagens Museum danois) qui illustre, jusqu’à approcher l’univers caricatural, les effets délétères de la vie de bohème nocturne (et d’une consommation excessive d’alcool sur les céphalées). On a parfois voulu voir ici une sorte d’anticipation – farcesque – par Krohg du célèbre Cri de son disciple Munch, ce qui est aller un peu vite en besogne… Nous préférons nous arrêter sur un petit tableau tardif demeuré en Norvège, l’autoportrait au chevalet de 1912. Fascinant de liberté, n’appréhendant plus le réel, la spatialité qu’en termes de coulées et « d’accidents » chromatiques et lumineux, portant l’autoportrait à la frontière de l’abstraction, le tableau nous montre un artiste de 60 ans qui aborde le thème de manière délibérément expérimentale. Cette radicalité n’entrave pas la réussite d’une œuvre de dimension somme toute modeste, mais qui atteint, avec sa verticalité serrée, une véritable monumentalité et une rare pertinence dans la description d’une activité créatrice, la peinture, qui n’a d’intérêt que si elle est intransigeante.

Christian Krohg, Autoportrait au chevalet, 1912. Huile sur toile,66,5 x 54,5 cm. Oslo, Nasjonalmuseet.

Christian Krohg, Autoportrait au chevalet, 1912. Huile sur toile,66,5 x 54,5 cm. Oslo, Nasjonalmuseet. Photo Nasjonalmuseet – B. Høstland

Oda… 

Oda Krohg accompagna son mari à Berlin où le couple fréquentait la colonie d’artistes, d’origine scandinave pour beaucoup d’entre eux, qui se réunissait « au Porcelet noir » dans une atmosphère de « bacchanale fin-de-siècle », de chaos névrotique et de création fébrile (voir « Itinéraire d’un Norvégien européen »). Une violente altercation y éclata un jour entre Strindberg et Oda. Née Othilia Pauline Christine Lasson, Oda fut, de manière « sinusoïdale », la compagne du peintre dont elle fut l’élève, la maîtresse puis l’épouse (1888). Descendante de l’aristocratie russe, elle fut un peintre de talent environné d’un parfum de scandale résultant d’une pratique de l’amour libre qui offensait les mœurs bourgeoises. L’un des plus fameux portraits d’Oda, réalisé par Christian Krohg quelques mois avant leur mariage (le couple avait eu un premier enfant en 1885), la représente frontalement, souriante, et dans un climat informel servi par une touche rapide et spontanée. Edvard Munch paraphrasa l’effigie dans sa gravure Kristiania-Boheme II (1895). Oda y figure dans la même posture et avec la même tenue, entourée, notamment, de Christian Krohg, Jørgen Engelhart, son premier époux, Munch et d’autres hommes (qui avaient été ses amants pour la plupart), dans un café.

Christian Krohg, La Peintre Oda Krohg, 1888. Huile sur toile, 86,4 x 68,8 cm. Oslo, Nasjonalmuseet.

Christian Krohg, La Peintre Oda Krohg, 1888. Huile sur toile, 86,4 x 68,8 cm. Oslo, Nasjonalmuseet. Photo service de presse. Photo Nasjonalmuseet – B. Høstland

… et Alexandra

Sœur d’Oda, membre de la même nébuleuse avant-gardiste et anti-conventionnelle, artiste designer plus tard reconnue internationalement, Alexandra Lasson (1862-1955) épousa en 1886 le peintre Frits Thaulow (1847-1906)2. Elle fut portraiturée par nombre d’artistes (outre son mari), dont Munch et Krohg, son beau-frère. Ce dernier signe en 1892 une ambitieuse effigie d’Alexandra, grande comme nature, qui frappe par la qualité de caractérisation d’un modèle plein d’assurance, par une posture peu usuelle et par un superbe travail dans un registre chromatique restreint de noir sur fond brun. L’année même de l’exécution de ce portrait en pied par Krohg (présenté à l’exposition d’Orsay), le couple Thaulow entamait un long séjour à l’étranger, en France principalement.

Christian Krohg, Alexandra Thaulow, née Lasson, 1892. Huile sur toile, 196 x 96 cm. Oslo, Nasjonalmuseet.

Christian Krohg, Alexandra Thaulow, née Lasson, 1892. Huile sur toile, 196 x 96 cm. Oslo, Nasjonalmuseet. Photo Nasjonalmuseet – B. Høstland

Du portrait à la figure expressive

À l’instar de ce que l’on observe dans la peinture hollandaise du XVIIe siècle (singulièrement chez le maître de Haarlem Frans Hals, connu, étudié et admiré aussi bien de Manet que de Krohg), il existe chez le peintre norvégien une frontière assez ténue entre le portrait stricto sensu et les têtes ou figures dites « d’expression ». Ces dernières peuvent être inspirées d’un modèle réel ayant effectivement posé pour l’artiste – c’est même souvent le cas –, mais ce modèle n’est ni nommé ou nommable ni représenté dans sa dimension sociale permanente, personnelle, « non fongible ». Visant le type, la figure d’expression possède un caractère générique. À la manière du comédien, on lui distribue un emploi. De ce fait même, elle s’inscrit aisément dans l’anecdote, la situation exemplaire suscitant l’empathie (Jeune fille malade, 1881, voir « De la condition humaine : le naturalisme de Krohg ») ou dans la narration fictionnelle (représentation de Jossa, l’amie d’Albertine dans le roman éponyme « scandaleux » de Krohg, voir « Itinéraire d’un Norvégien européen »3). Le public comprend souvent mal la distinction entre ces deux catégories picturales, laquelle est d’autant plus malaisée qu’un peintre résolument réaliste comme Krohg nourrit ces figures d’une étude du réel d’une grande acuité qui les incarne avec force.

Christian Krohg, Gerhard Gran, 1884. Huile sur toile, 114 x 80 cm. Oslo, Universitetet i Oslo.

Christian Krohg, Gerhard Gran, 1884. Huile sur toile, 114 x 80 cm. Oslo, Universitetet i Oslo. © O. Væring / Bridgeman Images

1 Il est remarquable que le portrait de ce disciple d’Hippolyte Taine et admirateur de Zola soit signé, en français : A mon ami G. Gran.

2 Signalons que Thaulow avait épousé, en premières noces, Ingeborg Gad (1874), qui n’était autre que la belle-sœur de Gauguin.

3 Le modèle de Jossa serait une prostituée de Kristiania qui servit aussi de modèle au peintre d’origine suédoise Hans Heyerdahl (Svart-Anna, 1887, Oslo, Nasjonalmuseet) selon Øystein Sjåstad (Christian Krohg’s naturalism, 2017). D’autres sources soutiennent que le modèle serait Olga Westergaard, la deuxième épouse d’Heyerdahl.

« Christian Krohg (1852-1925). Le peuple du nord » du 25 mars au 27 juillet 2025 au musée d’Orsay, Esplanade Valéry Giscard d’Estaing, 75007 Paris. Tél. 01 40 49 48 14. www.musee-orsay.fr

Catalogue de l’exposition, coédition Musée d’Orsay / Hazan, 192 p., 39 €.