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Eugène Boudin, précurseur de l’impressionnisme (7/12). La figure et l’horizon : les plages

Eugène Isabey, La Plage de Granville, 1863. Huile sur toile, 83 x 124 cm. Laval, musées de Laval, en dépôt au musée d’Art et d’Histoire de Granville.

Eugène Isabey, La Plage de Granville, 1863. Huile sur toile, 83 x 124 cm. Laval, musées de Laval, en dépôt au musée d’Art et d’Histoire de Granville. © Ville de Laval

Projet « opportuniste » répondant néanmoins aux aspirations de l’artiste de représenter des figures « actuelles » inscrites dans les nouveaux usages de la société du Second Empire et surtout de transcrire l’état fugace du ciel dans tous ses états observables, les scènes de plage de Boudin sont à la fois des revers commerciaux et des réussites artistiques fécondes.

L’inscription de figures dans un milieu marin, union étroite de la peinture de genre et du paysage, est d’emblée le propos d’Eugène Boudin peintre. Ethnographiquement « juste », mais compassé et, par conséquent, assez rébarbatif, Le Pardon de Sainte-Anne-la-Palud au fond de la baie de Douarnenez (Finistère), conservé au Havre (1858, MuMa), unique tableau de Boudin ayant figuré au Salon de 1859, appartient déjà à cette catégorie de peintures. Charles Baudelaire, pourtant acquis à l’artiste, parla à ce sujet d’un « fort bon et fort sage tableau », ce qui était un piètre compliment, préférant évoquer de manière significative les études de ciels de Boudin. Lucide, le peintre n’était lui-même pas satisfait de son œuvre : « Le coloris, la lumière laissent à désirer. Il faut arriver à plus de pureté, plus de rayonnement, plus de finesse… » (Journal, Paris, musée du Louvre). La petite esquisse de cette scène bretonne (conservée également au MuMa) témoigne, en effet, d’une vivacité et d’une sorte d’ivresse aérienne qui se sont perdues une fois traduite « en grand ».

Un « désir de rivage »

L’expérience de la vie parisienne se révèle aussi frustrante que décevante pour Boudin. Retiré à Trouville, en 1862, l’artiste va alors entreprendre ses premières scènes de plage, lesquelles peuvent être lues à la lumière de la sociologie et de l’histoire des mœurs autant qu’à celle de l’histoire de l’art. Le développement des bains de mer au XIXe siècle (dans un but initialement médical et hygiénique) modifie profondément les rapports des élites puis des classes moyennes avec le littoral, suscitant, en France, un « désir de rivage » inédit, élan auquel les artistes ont tôt fait de donner une traduction plastique. L’Angleterre se révèle ici pionnière. L’atavisme, la culture maritime chevillée à l’identité de la nation britannique, la prégnance de l’exemple pictural du Siècle d’or hollandais en Grande-Bretagne contribuèrent à faire surgir d’admirables paysagistes du littoral tels John Constable (1776-1837) ou le météorique Richard Parkes Bonington (1802-1828), autant d’artistes qui firent forte impression de ce côté de la Manche (Isabey et probablement le jeune Corot fréquentèrent d’ailleurs Bonington). L’apport principal de ces maîtres anglais consiste à transcrire une observation directe, spontanée, des phénomènes climatiques et maritimes, Constable prétendant, pour ce faire, bannir toute référence picturale de son esprit. Point d’autre modèle que la nature donc, considérée in situ, voie ancienne, mais prometteuse. L’exploitation complète de la ligne de chemin de fer reliant Paris à Cherbourg (1859), l’ouverture par la Compagnie des chemins de fer de l’Ouest du tronçon reliant Lisieux à Deauville (et Trouville) entre 1858 et 1863 constituent l’arrière-plan technique d’un nouveau sujet en France : les bains de mer en Normandie.

Eugène Boudin, Sur la plage, Trouville, 1887. Huile sur bois, 18,4 x 32,7 cm. Washington, National Gallery of Art.

Eugène Boudin, Sur la plage, Trouville, 1887. Huile sur bois, 18,4 x 32,7 cm. Washington, National Gallery of Art. Photo courtesy National Gallery of Art, Washington

Peindre la « vie moderne »

Simultanément Boudin et son aîné Isabey vont se lancer dans une thématique qu’ils s’imaginent commercialement profitable. Dans La Plage de Granville, le second démontre un art consommé de la représentation de cieux tourmentés et d’une mer spectaculairement agitée où se risquent des baigneuses intrépides (et que l’on suppose mélancoliques, pituitaires ou phtisiques…). Boudin, quant à lui, dédaigne les éléments dramatiques chers au grand peintre des tempêtes romantiques. Sa motivation, outre celle d’avoir enfin un public, est notamment de peindre la vie contemporaine, répondant ainsi à l’appel de Baudelaire critique – lequel, prenant conscience avec acuité de la « crise du sujet » qui constitue la véritable trame de la révolution esthétique amorcée dans les années 1860, exhorte, dans son ultime ouvrage, les artistes à embrasser résolument une modernité définie comme « le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable » (Le Peintre de la vie moderne, 1863). Le peintre des ciels qui s’est justement donné cette mission ne peut qu’adhérer à cette proposition hardie qui fait notamment entrer les locomotives aussi bien que les bateaux à vapeur empanachés de noir (Jetée à Trouville, 1863) dans le répertoire des peintres. Boudin se réclame toutefois moins de l’écrivain esthète que des maîtres anciens pour défendre un projet apparemment prometteur (en 1863, il a prêté l’oreille à ceux qui parlaient d’un « filon d’or à exploiter »), lequel ne rencontre cependant guère le succès escompté.

Une peinture sans clientèle ?

L’essor de Deauville encouragé par l’influent duc Charles de Morny (1811-1865), demi-frère de Napoléon III, celui de Trouville, sa jumelle, n’assurent malheureusement pas le succès, au Salon, des scènes de plage de Boudin hors d’un cercle assez étroit d’amateurs, d’artistes, de critiques et d’hommes de lettres (Fresneau, Castagnary). Les élites parisiennes, les bourgeois moins fastueux qui fréquentent Deauville où les intéressés n’ont pas tardé à transporter leurs loisirs (casino, courses hippiques, etc.) ne goûtent ni le style allusif et « atmosphérique » qui leur tend un miroir trop peu complaisant ni la teneur d’images actuelles jugées, en somme, trop triviales pour mériter un tableau. La déception pour l’artiste a dû être à la mesure de l’espoir qu’il a nourri. Ayant reçu quelques encouragements, mais dépité par cet insuccès, Boudin argumente : « Ces messieurs me félicitaient précisément d’avoir osé mettre en tableaux des choses et des gens de notre temps, d’avoir trouvé un moyen de faire accepter le monsieur en paletot et la dame en waterproof […] Cette tentative n’est pourtant pas neuve puisque les Italiens et les Flamands n’ont pas fait autre chose que de peindre les gens de leur temps soit dans les intérieurs, soit dans les vastes architectures ; elle est en train de faire son chemin » (lettre à Ferdinand Martin, 3 septembre 1868). Plus précise, la référence faite, ailleurs, par Boudin à l’exemple des Guardi, dont il trouve fascinantes les vedute peuplées de petites silhouettes contemporaines exécutées avec une admirable légèreté, ne manque pas d’intérêt, mais elle n’en apparaît pas moins paradoxale1. Les tableaux spirituels du Settecento exécutés par la fratrie vénitienne ont certes en commun avec les scènes de plage du peintre honfleurais la vivacité et ce sentiment d’instantanéité – autre critère clef de la « modernité » baudelairienne –, mais le modus operandi des uns, peignant évidemment leurs vues entièrement en atelier, et de l’autre, orienté vers l’observation effective des phénomènes aériens et le « pleinairisme », diffère du tout au tout.

Eugène Boudin, Berck, le rivage, 1881. Huile sur toile, 46,5 x 65 cm. Le Touquet-Paris-Plage, musée du Touquet-Paris-Plage – Édouard Champion.

Eugène Boudin, Berck, le rivage, 1881. Huile sur toile, 46,5 x 65 cm. Le Touquet-Paris-Plage, musée du Touquet-Paris-Plage – Édouard Champion. Photo musée du Touquet-Paris-Plage – Édouard Champion

La figure éconduite

Et d’ailleurs ces « fainéants poseurs » (ainsi que Boudin qualifie, en 1867, les nantis en villégiature) méritent-ils l’honneur de ses pinceaux ? Dans la lettre, déjà citée, à Ferdinand Martin (qui l’a, semble-t-il, engagé, le premier, « à faire des plages »), cet homme de condition humble fait finalement preuve de bienveillance vis-à-vis d’une clientèle qui le boude : « […] Ces bourgeois qui se promènent sur la jetée vers le coucher de soleil, n’ont-ils aucun droit d’être fixés sur la toile, d’être amenés à la lumière. Entre nous, ils se reposent souvent d’un rude labeur, ces gens qui sortent de leurs bureaux et de leurs cabinets. S’il y a parmi eux quelques parasites, n’y a-t-il pas aussi des gens qui ont rempli leur tâche ? ». On sentirait presque poindre chez l’artiste l’existence d’une mission. En dépit de la réelle qualité descriptive de ses scènes de plage eu égard aux activités mondaines des élites deauvillaises (le Concert au casino de Deauville de la National Gallery of Art de Washington est un peu le point culminant de cette veine), qualité qui fait (aussi) de ces œuvres d’instructifs documents pour l’historien du Second Empire, cette société de redingotes et de robes à crinoline se ménageant un accès à l’infini marin par l’intermédiaire de cabines de plage présente un intérêt qu’il est permis de qualifier de secondaire pour l’artiste. Son véritable sujet demeure la captation de la lumière et des variations permanentes des valeurs tonales (comprendre, dans la langue spécialisée de l’art, le degré d’intensité de la couleur par rapport à la lumière et à l’ombre) produites par le milieu marin. Boudin s’aperçoit ainsi que la lumière aveuglante ou diffuse du littoral, les conditions atmosphériques, tendent à dissoudre le contour, ce vieil adversaire des peintres – coloristes, notamment – dans l’histoire de l’art, lesquels savent que rien, dans la nature, n’est jamais circonscrit par une ligne.

« Humer le bon air salin des plages et voir la mer monter […] Cela me ragaillardit rien que d’en parler… » 

Lettre à F. Martin, 16 juin 1882

Dans ses études peintes ou dessinées en rapport avec notre thème, la couleur, insinuante, déborde souvent les formes qui ne peuvent plus contenir la chromatique par la ligne. L’artiste n’abandonnera jamais entièrement le thème de la villégiature à la mer traité souvent de manière intimiste, en petit format et dans un cadre amical, mais les scènes de plage tendent à se raréfier à partir de la fin des années 1860, à mesure qu’on lui réclame des marines « conventionnelles » négociables sur le marché et qui finiront par faire son succès. S’étant fait bâtir dans les années 1880 une modeste demeure dans les dunes de Deauville, c’est finalement une plage déserte (ou du moins largement dépeuplée) que Boudin inclinera à dépeindre en Normandie ou encore dans le nord de la France. Ses admirables vues du littoral de Berck sont souvent animées de rares figures, d’une extraction à la fois locale et plus humble. Désabusé, il relève, à la fin des années 1880, qu’avec la venue de l’automne les visiteurs de la capitale disparaissent des côtes normandes, se révélant tout aussi fugaces (mais moins intéressants) que les éléments impalpables qu’il aura scrutés tout au long de sa carrière. Au paysagiste nordiste Louis Braquaval (1854-1919) dont il a été le guide, il écrit, usant d’une métaphore ornithologique : « L’élément parisien a tout à fait disparu – une volée d’hirondelles quoi. Tout le monde parti. Cela me touche peu » (lettre du 1er octobre 1889). Les scènes de plage de Boudin connaîtront un succès posthume, mais croissant, après la Grande Guerre. Elles demeurent l’un des aspects les plus appréciés du public qui y retrouve un univers familier où se projeter, celui qui demeure le plus volontiers associé au peintre. Ce dernier prophétisa en 1865 : « Je ferai autre chose, mais je serai toujours le peintre des plages. » Intuition parfaitement vérifiée.

Eugène Boudin, Crinolines sur la plage, 1863. Huile sur bois, 26 x 47 cm. Toulouse, Fondation Bemberg.

Eugène Boudin, Crinolines sur la plage, 1863. Huile sur bois, 26 x 47 cm. Toulouse, Fondation Bemberg. © RMN – M. Rabeau

1 Outre les Guardi, on soulignera que l’ombre d’Antoine Watteau, admiré et copié par Boudin au Louvre, plane aussi sur ses scènes de plage qui ont pu être définies comme des « Conversations galantes » actualisées.

« Eugène Boudin, le père de l’impressionnisme : une collection particulière », du 9 avril au 31 août 2025 au musée Marmottan Monet, 2 rue Louis Boilly, 75016 Paris. Tél. 01 44 96 50 33. www.marmottan.fr

Catalogue sous la direction de Laurent Manœuvre, coédition musée Marmottan Monet / éditions In fine, 280 p., 35 €.
À lire également : Eugène Boudin, Suivre les nuages le pinceau à la main (Correspondances 1861-1898), édition établie et présentée par Laurent Manœuvre, L’Atelier contemporain, 752 p., 30 €.