900 ans d’histoire à Fontevraud (3/7). Au cœur de l’Empire Plantagenêt

Gisants d’Aliénor d’Aquitaine et de son époux Henri II Plantagenêt à Fontevraud.

Gisants d’Aliénor d’Aquitaine et de son époux Henri II Plantagenêt à Fontevraud. © Coralie Pilard

Derrière les murs de l’ancienne clôture de Fontevraud se cache un joyau de l’architecture monastique. Dans cette abbaye royale devenue redoutable prison, le visiteur attentif découvre, inscrites sur les murs de tuffeau, les traces de 900 ans d’histoire. À l’occasion de l’anniversaire de la naissance de sa plus célèbre pensionnaire, Aliénor d’Aquitaine (1124-1204), et de quarante années d’opérations archéologiques menées depuis 1983, Archéologia revient sur l’histoire mille-feuilles de ce lieu et des fouilles qui ont permis de mieux le comprendre.

Les auteurs de ce dossier sont : Nicolas Dupont, conservateur du patrimoine à l’abbaye royale de Fontevraud, et coordinateur du dossier ; Martin Aurell, professeur d’histoire médiévale à l’université de Poitiers, ancien directeur du Centre d’études supérieures de civilisation médiévale ; Florian Stalder, conservateur départemental des musées de Maine-et-Loire ; Jean-Yves Hunot, Pôle archéologie, Conservation du patrimoine de Maine-et-Loire, CReAAH – UMR 6566 ; Daniel Prigent, conservateur honoraire du patrimoine

Aliénor d’Aquitaine et son mari Henri II en donateurs du vitrail de la crucifixion à la cathédrale de Poitiers.

Aliénor d’Aquitaine et son mari Henri II en donateurs du vitrail de la crucifixion à la cathédrale de Poitiers. © DR

L’histoire de l’abbaye de Fontevraud se mêle inextricablement à celle des maisons d’Anjou et d’Aquitaine. Il ne pouvait en être autrement en raison de sa situation géographique, à la fois dans le territoire du comté d’Anjou et du diocèse de Poitiers, capitale de l’Aquitaine, mais aussi en Touraine, que se disputent les rois capétiens et les comtes angevins. Dans ce contexte, l’abbaye voit à sa tête des femmes puissantes et compte la célèbre Aliénor d’Aquitaine parmi ses hôtes.

Fille de Foulques IV le Rechin, Ermengarde d’Anjou (†1147), duchesse de Bretagne, correspond avec Robert d’Arbrissel et songe à abandonner son mari pour devenir moniale fontevriste – sa marâtre n’est autre que la sulfureuse Bertrade de Montfort (†1117), qui délaisse Foulques IV pour cohabiter en adultère avec Philippe Ier, roi de France, excommunié avec elle pour l’occasion.

Une histoire au féminin

À la fin de ses jours, Ermengarde se retire ainsi dans le prieuré fontevriste des Hautes-Bruyères qu’elle a fondé sur les terres de sa famille. Plus décisif encore est le cas de Mathilde d’Anjou, fille de Foulques V, très jeune veuve de Guillaume Adelin, héritier du trône d’Angleterre. Dès 1129, elle devient moniale de Fontevraud, où elle succède à Pétronille de Chémillé en tant que deuxième abbesse du monastère. Robert d’Arbrissel établit aussi des liens forts avec une duchesse d’Aquitaine : Felipa de Toulouse, répudiée par Guillaume IX le Troubadour. En 1114, elle fait venir Robert dans le Toulousain : elle lui accorde le domaine de Lespinasse pour qu’il fonde un prieuré fontevriste dans lequel elle se retire.

« Touchée par une inspiration divine »

Sa petite-fille Aliénor, duchesse et héritière de l’Aquitaine, fait tôt preuve d’attachement à l’abbaye-mère. En 1146, peu avant son départ pour la deuxième croisade avec son époux Louis VII, elle accorde à l’abbesse Pétronille de Chémillé une rente annuelle de 500 sous sur la foire de Carême de la ville de Poitiers. Mais c’est en tant qu’épouse d’Henri II d’Anjou (qui est aussi le neveu de l’abbesse Mathilde) qu’Aliénor s’investit le plus auprès des moniales. En 1152, quelques semaines après son second mariage, elle leur rend visite. Loin d’être formelle, la charte par laquelle elle confirme les dons de ses ancêtres met en avant « l’émotion qui étreint son cœur » ; on y lit qu’Aliénor a été « touchée par une inspiration divine, la poussant à visiter la congrégation des saintes vierges de Fontevraud ». Vraisemblablement l’hospitalité de la tante de son mari, la ferveur de la communauté et la beauté des bâtiments en cours de construction la touchent. L’autorité de l’abbesse sur l’ensemble de l’abbaye, y compris les hommes, n’a certainement pas dû déplaire à Aliénor, consciente de ses droits et de son pouvoir sur le duché d’Aquitaine, qu’elle tente de préserver, sa vie durant, envers et contre tous.

Retraite à Fontevraud

C’est aux nonnes de Fontevraud qu’Henri II et Aliénor d’Aquitaine, roi et reine d’Angleterre depuis 1154, confient l’éducation de leurs derniers enfants, Jeanne et Jean, nés en 1165 et 1166. Le doublon rare de leur nom de baptême correspond à la dévotion de leurs parents pour le monastère où l’on vénère Jean l’Évangéliste, vocable du prieuré des moines. À partir de 1168, Aliénor, séparée de son mari, s’installe en Aquitaine où elle prépare son fils Richard Cœur de Lion, encore adolescent, à lui succéder. Elle finit par choisir le village de Fontevraud pour lieu de sa retraite en 1194, à l’âge de soixante-dix ans. Son nécrologe rappelle qu’elle assume alors les frais de la construction du mur de clôture monastique, d’une croix en or sertie de bijoux et de plusieurs vases sacrés en métal précieux. Sur place, elle fréquente sa petite-fille Adélaïde de Blois, prieure de la communauté.

Gisant d'Aliénor d'Aquitaine, détail.

Gisant d'Aliénor d'Aquitaine, détail. © Léonard de Serres

Une affaire de famille

Sa fille Jeanne, élevée jadis dans le monastère, veuve du roi de Sicile, demeure auprès d’elle quelques mois avant d’épouser Raimond VI de Toulouse. En 1199, sur son lit de mort, Jeanne devient moniale fontevriste. Elle n’est pas le seul proche dont Aliénor veille la dépouille à Fontevraud. En 1189, elle y a fait enterrer son mari Henri II – qui avait pourtant choisi la communauté monastique de Grandmont, en Limousin, pour dernière demeure… Suit, en 1199, Richard Cœur de Lion, tué d’un carreau d’arbalète à Châlus, près de Limoges. C’est Aliénor qui commande vraisemblablement leur gisant polychrome en pierre de tuffeau où ils apparaissent avec les vêtements et les objets du sacre magnifiant leur fonction royale. La reine commande également la taille de son propre gisant qui la représente en train de lire le livre d’heures avec lequel elle a dû, des années durant, suivre les offices monastiques.

Gisant d'Henri II, détail.

Gisant d'Henri II, détail. © Léonard de Serres

De l’efficacité de la prière féminine 

Les suffrages des moniales facilitent le salut éternel des rois de la maison d’Anjou, selon le jeu de mots latin consacré : inter velatas velati, « ­veillés parmi les voilées ». Dans cette religion de la mémoire généalogique, la prière féminine y apparaît des plus efficaces. Mais la spiritualité funéraire se mêle inextricablement du politique. Fontevraud est, en effet, situé au centre de l’Empire plantagenêt, le vaste rassemblement de terres des Pyrénées à l’Écosse et de l’est de l’Irlande à l’Auvergne gouverné par Henri II puis Richard Cœur de Lion. Cette nécropole des rois d’Angleterre aura très vite fait de passer sous le contrôle des Capétiens. En 1214, à peine dix ans après la mort d’Aliénor, elle est définitivement rattachée au domaine du roi de France. 

Sommaire

900 ans d’histoire à Fontevraud

5/7. Une abbaye devenue prison (à venir)

6/7. Le haut potentiel archéologique du prieuré de la Madeleine (à venir)

7/7. Les fouilles dans l’église abbatiale (à venir)