Angkor, au-delà des dieux et des rois (2/6). L’École française d’Extrême-Orient : un siècle d’histoire et de recherches archéologiques

Fouilles d’un āśrama vishnuite, le Prasat Komnap Sud, dans la région d’Angkor, en 2016. © Mission Yaodharrama, EFEO
Jamais oublié des Khmers et seulement « découvert » au XIXe siècle par les Européens, le site d’Angkor n’a cessé de fasciner scientifiques et grand public. Nourrissant d’abord un imaginaire romantique, les ruines, enserrées dans une forêt tentaculaire où transparaissaient de gigantesques temples animés de visages, ont laissé place, après des décennies de recherches, à une vision plus scientifique de l’histoire angkorienne.
Chantier de fouilles du palais royal d’Angkor Thom, sous la direction de Bernard-Philippe Groslier, 1958. © EFEO
L’EFEO a eu, depuis sa création au début du XXe siècle, un rôle central dans l’étude, le dégagement, la conservation et la restauration d’Angkor. Après la réouverture du site en 1992, elle a continué à s’affirmer comme un des partenaires internationaux majeurs collaborant avec les autorités cambodgiennes au renouveau de l’archéologie, en même temps qu’à la sauvegarde de l’ancienne capitale du royaume khmer. Christophe Pottier, directeur des études à l’EFEO, et Brice Vincent, maître de conférences à l’EFEO, reviennent sur un siècle d’histoire et de découvertes.
Propos recueillis par Éléonore Fournié
Pourriez-vous rappeler l’origine de l’EFEO ?
Christophe Pottier : Créée dans un contexte colonial, l’École française d’Extrême-Orient a pour mission première de s’occuper de l’étude, de la conservation et de la mise en valeur du patrimoine historique de l’Indochine française (Cambodge, Laos, Vietnam). Mais très rapidement, il apparaît que le site d’Angkor, en particulier, est unique en son genre, par la densité et la monumentalité de ses vestiges. Si l’EFEO y travaille dès 1901, il faut attendre 1908 et la rétrocession d’Angkor au royaume du Cambodge, alors sous Protectorat français, pour qu’y soit créée une antenne permanente, nommée la Conservation d’Angkor. L’EFEO la dirige jusqu’à l’indépendance du Cambodge en 1953, date à laquelle la Conservation est placée sous l’autorité du gouvernement royal du Cambodge. À la demande de ce dernier, l’EFEO continue toutefois d’en assurer la direction scientifique jusque dans les années 1970, décennie au cours de laquelle les Khmers rouges envahissent le site et prennent le pouvoir. La Conservation rouvre en 1979 dans des conditions très difficiles, mais fait néanmoins preuve d’une activité continue jusqu’à aujourd’hui, désormais sous la tutelle du ministère de la Culture et des Beaux-Arts du royaume du Cambodge.
« Les premières fouilles scientifiques de l’École datent des années 1950 et sont menées par Bernard-Philippe Groslier (1926-1986), pionnier dans l’usage de la fouille stratigraphique. »
Quelles sont les missions aujourd’hui de l’EFEO ?
C. P. : Presque les mêmes qu’à son origine, à savoir conservation et recherche. Depuis l’inscription du site d’Angkor sur la Liste du patrimoine mondial de l’Unesco en 1992 puis la création de l’APSARA (Autorité pour la sauvegarde et l’aménagement de la région d’Angkor) en 1995, l’École fait partie des partenaires internationaux collaborant avec les autorités cambodgiennes. L’EFEO a d’abord poursuivi sa mission d’assistance et de formation pour la conservation du patrimoine en reprenant les chantiers interrompus par la guerre (terrasses royales, Baphuon). En 2018, l’EFEO a en outre remis à l’APSARA le projet de restauration monumentale au Mébon occidental. Ce temple de taille modeste est néanmoins très complexe car il est situé au centre d’un grand réservoir artificiel, le baray occidental, et contient lui-même un bassin au centre duquel se trouve un îlot ! En parallèle, l’École a développé depuis vingt ans nombre de projets de recherche, en étroite collaboration avec des institutions tant nationales, comme le CNRS ou le C2RMF (Centre de recherche et de restauration des musées de France), qu’internationales.
Carte de la région du Grand Angkor. © C. Pottier, D. Evans et J.-B. Chevance / EFEO / AFD
Des projets pionniers et collaboratifs
Outre l’EFEO, quelles sont les autres équipes internationales mobilisées à Angkor ?
C. P. : Le site d’Angkor, immense, réunit une quinzaine d’équipes scientifiques internationales, venant de presque tous les continents. Beaucoup travaillent à la restauration du site, d’autres à des programmes de recherches archéologiques. Il arrive aussi parfois que l’EFEO collabore à des projets communs, comme ce fut le cas en 2012 lors des premières applications du LiDAR à Angkor. Cette recherche, qui a fortement marqué le grand public, permettant pour la première fois de « voir » à travers la forêt tropicale, a mobilisé huit équipes internationales. Ce fut d’ailleurs le plus important programme de recherche internationale jamais mis en place à Angkor.
Lexique
Le LiDAR, Light Detection And Ranging, est un instrument de télédétection par la lumière, qui permet des mesures à distance fondées sur l’analyse des propriétés d’un faisceau lumineux renvoyé vers son émetteur. À la différence du radar qui emploie des ondes radio ou du sonar qui utilise des ondes acoustiques, le LiDAR repose sur la détection et l’estimation de la distance par un laser.
À quand remontent les premières fouilles de l’EFEO ?
Brice Vincent : Actuellement, l’EFEO conduit une dizaine de programmes archéologiques, essentiellement dans la région d’Angkor. Il faut toutefois attendre les années 1950 et un pionnier, Bernard-Philippe Groslier (1926-1986), pour que s’y développent des fouilles de type stratigraphique. Si ses investigations sont souvent liées à des programmes de restauration architecturale, Groslier fouille également au palais royal et, en dehors d’Angkor, sur des sites plus anciens, qu’il s’agisse de capitales préangkoriennes ou de sites préhistoriques. Quand les travaux archéologiques de l’EFEO reprennent en 1995, l’intérêt porte sur Angkor Thom, enceinte urbaine quadrangulaire alors identifiée au dernier état de la capitale angkorienne. Toujours active et dirigée par notre collègue Jacques Gaucher, la MAFA (Mission archéologique française à Angkor Thom) cherche à appréhender la chronologie et la physionomie de cette ville, qui se caractérise par une très longue histoire de plusieurs siècles. Au début des années 2000, un deuxième programme archéologique est lancé, hors les murs d’Angkor Thom et sur les périodes les plus anciennes. Porté par la MAFKATA (Mission archéologique franco-khmère sur l’aménagement du territoire angkorien) et placé sous la direction de Christophe Pottier, ce projet s’est rapidement associé au Greater Angkor Project, afin de cartographier et d’étudier le palimpseste de cités tapissant le territoire angkorien.
Fouilles d’un āśrama vishnuite, le Prasat Komnap Sud, dans la région d’Angkor. Mission Yaśodharāśrama dirigée par Dominique Soutif (EFEO), Julia Estève (université Mahidol) et Chea Socheat (APSARA), 2016. © Mission Yaśodharāśrama, EFEO
Des nouvelles données sur l’urbanisme
Qu’ont révélé ces opérations sur l’urbanisme angkorien ?
C. P. : Ces deux grands programmes de fouilles ont voulu comprendre l’urbanisme et, pour cela, ont dû sortir du contexte monumental, avec ses chronologies de rois et ses panthéons de dieux que détaillent les inscriptions, sur lequel s’étaient jusqu’ici fondées les études khmères. Deux points de vue complémentaires, urbanistique et chronologique, ont alors émergé. Le premier, révélé notamment par les travaux de la MAFA, a permis de montrer que l’intérieur de la ville murée d’Angkor Thom est ordonné de manière géométrique, avec une occupation relativement dense à la fin de l’époque angkorienne.
« Aujourd’hui, nous savons qu’au milieu du baray occidental se trouve une nécropole de l’âge du Bronze datée d’environ 1500 avant notre ère. C’est exceptionnel. »
À l’opposé du spectre chronologique, les premières capitales situées près du grand lac du Tonle Sap présentent un urbanisme déjà géométrisé, mais plus ouvert, non délimité par des enceintes et s’étendant très largement sur un territoire semi-rural. De plus, on a pu mettre en évidence que certains de ces établissements humains remontent à l’époque préangkorienne, à partir du Ve siècle de notre ère, voire à la Protohistoire. La MAFKATA a ainsi découvert en 2004, à l’intérieur du baray occidental, une nécropole de l’âge du Bronze datée d’environ 1500 avant notre ère. Il s’agit d’une découverte tout à fait exceptionnelle car il n’y a encore que très peu de sites préhistoriques fouillés au Cambodge, et celui-ci a en outre l’intérêt de souligner la très longue période d’occupation humaine dans la région d’Angkor.
Au sein de cet urbanisme, quelles structures particulièrement significatives ont émergé ?
C. P. : Ces dernières années ont confirmé qu’il y a un énorme potentiel archéologique au-delà des temples. Depuis 2011, dans le cadre de programmes de recherche sur les structures du royaume angkorien, nous avons mis au jour des hôpitaux, dont nous connaissions l’existence par les inscriptions. Ces dernières mentionnent que plus d’une centaine d’hôpitaux ont été fondés à la fin du XIIe siècle, à travers tout le royaume et sur un plan relativement similaire, ce qui témoigne d’une volonté politique forte de marquer le territoire par ces équipements. Leurs inscriptions précisent également le nombre de médecins, d’infirmiers et les divers personnels présents. Cependant, ces structures n’avaient jamais été étudiées en tant que telles (hormis peut-être pour leur petite chapelle en pierre). Nous avons donc souhaité comparer les sources épigraphiques avec les vestiges. Et les premières fouilles ont suggéré qu’il s’agissait, non pas d’un hôpital constitué, mais plutôt d’un simple dispensaire.
Temple de Ta Prohm à Angkor, fin du XIIᵉ siècle. © PFH / Leemage
L’association, nouvelle, de l’archéologie et de l’épigraphie a-t-elle révélé d’autres surprises ?
B. V. : Tout à fait. Notre collègue Dominique Soutif, justement archéologue et épigraphiste, s’est, lui, intéressé à un autre type d’institution appelé āśrama (« ermitage » en sanskrit), en quelque sorte un monastère entouré de terrains. On les connaissait déjà par des inscriptions, qui en mentionnent une centaine vers la fin IXe ou le début du Xe siècle. Dans le cadre du projet Yaśodharāśrama qu’il codirige, ces structures sont désormais étudiées dans leur globalité et dans leur expansion à travers le royaume angkorien. Si, pour l’instant, ce sont surtout les āśrama de la région d’Angkor qui ont fait l’objet de recherches, il est quand même intéressant de voir que, dans le cadre de ces fondations répétitives, le modèle idéal se trouve près de la capitale et que des divergences apparaissent lorsque l’on s’en éloigne.
Le monde des morts et des vivants
Que sait-on aujourd’hui du monde des morts à Angkor ?
B. V. : Lorsque Bernard-Philippe Groslier engage des fouilles stratigraphiques au palais royal d’Angkor Thom, c’est d’abord pour savoir si cette méthode a un avenir à Angkor. Il conclut rapidement par la négative, estimant que jamais une nécropole ne sera découverte dans un tel milieu tropical, où les ossements ne se conservent pas. Or, une dizaine d’années plus tard, il découvre lui-même la première nécropole angkorienne à incinérations… À l’époque protohistorique, les inhumations se font, au contraire, en pleine terre avec des offrandes. Les sites connus et fouillés restent toutefois rares ; seuls deux ont été découverts, en 2001 et en 2004, dans le baray occidental. De fait, le monde des morts reste encore assez mal appréhendé dans la région d’Angkor. À l’échelle du Cambodge, cette vision a tendance à s’enrichir depuis une quinzaine d’années, grâce aux fouilles mais aussi à cause des nombreux pillages, qui révèlent certaines nécropoles protohistoriques en y extrayant des armes en fer, ou encore des pierres semi-précieuses.
« Nous connaissons encore relativement mal la vie quotidienne des Khmers à l’époque angkorienne. »
Les fouilles ont-t-elles permis d’en savoir plus sur la société angkorienne ?
B. V. : En ce qui concerne la seule civilisation matérielle, nous demeurons toujours dans le flou et connaissons encore relativement mal la vie quotidienne des Khmers à l’époque angkorienne, tout du moins en dehors des temples et des cultes. Même si Bernard-Philippe Groslier a engagé des recherches dans cette voie dès les années 1960, nous tâtonnons encore beaucoup. Si on prend l’exemple de l’habitat, il est vrai que l’architecture civile en bois a laissé très peu de vestiges. Nous connaissons quelques bases en pierre ou des trous de poteaux, qui rappellent les contextes préhistoriques. Tous les éléments organiques ont quasi disparu, et finalement, la très grande majorité des artéfacts relève de la céramique. Plus des deux tiers correspondent à un vaisselier domestique utilitaire. Nous avons aussi mis au jour des céramiques grésées et glaçurées khmères, des porcelaines et des céladons d’importation chinoise, exceptionnellement des tessons du Moyen-Orient, très peu de verre et quelques éléments en métal (fer, bronze, cuivre), plutôt destinés à l’usage des élites.
Les apports de l’archéométrie
Traditionnellement, la céramique constitue un marqueur chronologique pour les archéologues. Or, à Angkor, elle semble n’avoir intéressé que tardivement les spécialistes.
C. P. : En effet, les études khmères sont, en ce sens, assez singulières. Les premiers chercheurs, orientalistes de formation, se sont d’abord efforcés de déchiffrer les monuments et les inscriptions, avant de s’intéresser aux archives du sol. Pour la céramique, on ne sait ainsi pendant longtemps que très peu de choses, hormis les travaux pionniers mais inachevés de Bernard-Philippe Groslier, et seul un site de four est connu, au sommet du Phnom Kulen, sans être toutefois jamais vraiment étudié. Depuis la fin des années 1990, d’autres fours ont été découverts dans la région d’Angkor, à cause des pillages. Depuis les années 2000, les recherches sur la céramique khmère ont pu de la sorte se développer, notamment à partir de ces sites pillés et sous l’impulsion de collègues japonais. Nous avons ensuite lancé la mission archéologique CERANGKOR pour affiner notre connaissance de l’évolution de la céramique, en comparant les fours et les sites de production avec les sites de consommation, au Cambodge mais aussi en Thaïlande. Désormais, nous sommes en mesure de faire des corrélations de plus en plus précises entre ces deux sphères, ce qui a permis d’établir les principales phases de la chronologie de la céramique khmère, alors qu’auparavant, les éléments de datation reposaient uniquement sur la céramique importée chinoise.
Quant aux études sur la métallurgie, elles font partie des dernières venues dans la recherche archéologique.
B. V. : En effet, si les années 2000 sont marquées par le développement des études sur la céramique, les années 2010 sont clairement celles des études sur la métallurgie. D’un côté, l’étude de la métallurgie du fer, notamment dans le cadre du projet IRANGKOR qui inclut les sites de transformation du minerai, les réseaux d’acheminement, ou encore les sites de consommation, a l’intérêt d’offrir une vision économique inédite de l’expansion khmère. De l’autre côté, nous nous sommes engagés avec plusieurs collègues dans l’étude de la métallurgie du cuivre et de ses alliages, avec plus ou moins les mêmes questionnements. Nous avons en outre été aidés par la découverte en 2012, immédiatement au nord du palais royal d’Angkor Thom, d’un site de fonderie. Il fait l’objet d’une étude archéométallurgique approfondie depuis 2016, dans le cadre du projet LANGAU. Le grand nombre de données archéométriques nouvelles apportées par ces programmes de recherche constituent un réel tournant dans les études angkoriennes.
Radiographie à rayons X du buste d’un Vishnu. Provenance exacte inconnue. Fin du XIᵉ siècle. Bronze, H. 87 cm. Paris, musée national des arts asiatiques – Guimet (MA 1339). © C2RMF
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Angkor, au-delà des dieux et des rois
2/6. L’École française d’Extrême-Orient : un siècle d’histoire et de recherches archéologiques