Angkor, au-delà des dieux et des rois (3/6). Le travail du fer : production, circulation et utilisation

Scories de fer abandonnées près des sites de production. Exemple observé dans la région sud du Phnom Dek. © S. Leroy
Jamais oublié des Khmers et seulement « découvert » au XIXe siècle par les Européens, le site d’Angkor n’a cessé de fasciner scientifiques et grand public. Nourrissant d’abord un imaginaire romantique, les ruines, enserrées dans une forêt tentaculaire où transparaissaient de gigantesques temples animés de visages, ont laissé place, après des décennies de recherches, à une vision plus scientifique de l’histoire angkorienne.
Reconstitution expérimentale d’un modèle réduit de bas-fourneau angkorien. Centre EFEO, Siem Reap. © J. Sanchez-Monge Escardó
Dans les sociétés anciennes, les modes de production et de diffusion des objets en fer, que leur fonction soit à valeur symbolique ou pratique, sont souvent tributaires des contextes religieux, socioéconomique, voire politique. Les éclairer permet d’appréhender l’environnement social et l’organisation de la civilisation khmère. Qui produisait le fer ? Quelles étaient les techniques de production mises en œuvre ? L’origine du fer est-elle locale ou extra-locale ? Lorsque les témoignages sont manquants, les recherches en sciences archéométriques contribuent largement à éclairer ces questions.
Le travail du fer dans le royaume angkorien
Le fer est un métal couramment employé dans les sociétés anciennes. Son usage est donc un bon marqueur de l’évolution d’une civilisation. En Asie du Sud-Est, et plus précisément dans le nord de la péninsule indochinoise, la métallurgie du fer semble apparaître pendant la seconde moitié du premier millénaire avant notre ère, mais les études approfondies font grandement défaut dans toute la zone. Dans le royaume angkorien, ce métal se prête à la fabrication des outils agricoles ou artisanaux et des armes. Enfin, le fer est un élément indispensable pour bâtir : comme outil pour sculpter le grès ou comme ancrage pour assembler les éléments de pierre. Nous disposons donc d’un ensemble d’objets manufacturés, associés à différents contextes culturels, dont l’étude offre une opportunité unique de comprendre les fonctionnements sociaux des modes de production, de circulation et d’utilisation des produits. On connaît depuis longtemps l’existence et l’emplacement de gisements de fer au Cambodge, dont le plus connu est celui du Phnom Dek, la « Montagne de Fer », dans la province de Preah Vihear.
« Le travail du fer est depuis longtemps attesté »
De précédents travaux se sont intéressés à la production de ce métal dans le Cambodge ancien. En effet, les différents stades de la chaîne opératoire, et en particulier le procédé de réduction, généraient des déchets spécifiques, des scories surtout, produites en quantité abondante puis abandonnées près des sites de production sous forme d’amas parfaitement visibles au sol. Ainsi, vers la fin du XIXe siècle, les premiers explorateurs européens de la région de Kompong Svay ont signalé l’existence de mines de fer. De même, des ingénieurs des Mines et des Ponts et Chaussées relevaient les dépôts de scories et les gisements de fer dans la région de Kompong Svay et du Phnom Dek. Enfin, les témoignages ethnologiques collectés en 1970 ont apporté de nouvelles connaissances à la métallurgie du fer au Cambodge. Plus récemment, les prospections menées par l’université de l’Illinois à Chicago ont permis de cartographier et documenter plus précisément une partie des zones de production angkorienne autour du Phnom Dek. Si le travail du fer est depuis longtemps attesté, les critères technologiques et socio-économiques des activités métallurgiques n’ont en revanche jamais été caractérisés.
Une nouvelle datation pour le Bouddha couché du Baphuon
Souvent perçus comme ingrats, les éléments en métal apportent pourtant des informations essentielles pour dater un monument – ce que ne permet pas la pierre. Ainsi le fameux Bouddha couché du Baphuon ne date pas du XVIe siècle mais du XVe siècle. Quant au monument lui-même, sa construction a été remontée de 50 ans plus tôt au XIe siècle. Les statues en bronze sont en cours de datation selon les mêmes procédés. Ces nouvelles études, offertes par des technologies inédites, constituent des premières mondiales.
L’archéométallurgie du fer et les sciences archéométriques
Depuis plus de 30 ans, les études en sciences archéométriques visent à reconstituer la chaîne opératoire du fer, c’est-à-dire le « cycle de vie » d’un objet métallique : du traitement du minerai à sa production et enfin à son usage. C’est ainsi que les recherches développées par le Laboratoire Archéomatériaux et Prévision de l’Altération (LAPA, IRAMAT, NIMBE, CNRS, CEA) et le LMC de l’Institut de Recherche sur les Archéomatériaux (IRAMAT du CNRS) s’intéressent au geste technique, à la façon dont les métaux ferreux étaient produits, dont ils étaient échangés et utilisés. Les avancées méthodologiques ont été significatives. Elles concernent la possibilité de pouvoir relier les métaux ferreux à des procédés techniques, de tester des hypothèses de provenance et, enfin, de déterminer les dates de production des métaux par datation radiocarbone du métal, chose hasardeuse, voire impossible jusqu’à présent. Ces perspectives offertes par les sciences archéologiques ont favorisé la mise place du projet pluridisciplinaire IRANGKOR (Production, circulation et consommation du fer dans l’Empire Khmer, Cambodge, IXe-XVe siècle) qui s’attache à comprendre les procédés de fabrication des métaux ferreux mis en œuvre à l’époque angkorienne mais aussi l’organisation des réseaux de distribution entre le IXe et le XIVe siècle. Ces analyses sont d’autant plus fondamentales que pour l’époque angkorienne on ne trouve pas traces d’échanges qui permettraient de reconnaître une association entre la royauté et les producteurs de fer. Depuis 2014, cette recherche s’appuie sur le matériel à disposition retrouvé sur sites ou conservé dans les musées, mais aussi sur la documentation primaire archéologique et patrimoniale rassemblée par les collaborateurs du projet.
Des relations producteurs-consommateurs identifiées
Jusqu’à présent, le travail a porté essentiellement sur l’examen des agrafes en fer retrouvés dans certains édifices architecturaux à Angkor : le palais royal (fin IXe-XIe siècle), le Baphuon (début XIe siècle), Angkor Vat (début XIIe siècle), Preah Khan et Ta Som (fin XIIe siècle). La comparaison de la structure de ce corpus d’objets, avec un nombre significatif d’échantillons étudiés (plus de 300), a permis d’éclairer les paramètres techniques liés aux gestes propres à la fabrication de cet objet et de mieux cerner l’usage qui en est fait dans l’architecture khmère aux différentes époques. Grâce aux études de provenance, les chaussées royales, qui étaient empruntées pour le transport du fer des sites de production vers la capitale, ont été en partie identifiées. Ces résultats témoignent directement du rôle privilégié joué par le temple du Preah Khan de Kompong Svay au XIIe siècle à une période où les besoins en métal semblent importants. Un des résultats inattendus fut également de constater la diversité des qualités du métal et des origines à des périodes plus spécifiques. Il existe donc différentes techniques utilisées et différents réseaux d’approvisionnement mis en place, avec possibilité d’échanges plus lointains, sur une période comprise entre le Xe et le XIVe siècle.
Agrafe en fer employée dans la structure monumentale du palais royal d’Angkor. © S. Leroy
L’apport de la datation du fer
Enfin, la datation directe du métal est un nouvel outil qui apporte des données supplémentaires pour « revisiter » la datation de ces temples et leur attribution aux différents rois bâtisseurs. Cette approche a permis de proposer la date du début du XIe siècle au lieu du milieu du XIe (règne de Udayadityavarman II, 1050-1065) pour la construction du temple du Baphuon, ce qui permet de reposer la question du commanditaire de cette œuvre cruciale dans l’histoire de l’empire khmer. Les constats tirés de ces travaux sont actuellement complétés par l’étude approfondie d’autres types d’objets (outils, armes, armatures en fer…) et de déchets retrouvés au sein d’un nombre plus vaste d’ateliers et de sites de consommation. Par-delà ce niveau d’investigation, la compréhension des conditions de réduction du minerai à l’époque angkorienne nécessite le recours à un programme de reconstitutions expérimentales sur des bases archéologiques étayées. Cette approche, débutée en 2018 au centre de l’EFEO de Siem Reap pour le cas des bas-fourneaux angkoriens, permet de tester un ensemble de paramètres jouant sur la conduite du processus de réduction, de reproduire les gestes techniques et de restituer des savoir-faire de l’époque. Seule la confrontation des interprétations de ces différentes approches permettra de traduire le contexte des situations passées.
Pour aller plus loin
LEROY S. et al., 2017, « The ties that bind : archaeometallurgical typology of architectural crampons as a method for reconstructing the iron economy of Angkor, Cambodia (10th to 13th c.) », Archaeol Anthropol Sci. DOI 10.1007/s12520-017-0524-3
HENDRICKSON M. et al., 2017, « Smelting in the Shadow of the Iron Mountain: Preliminary field investigation of the industrial landscape around Phnom Dek, Cambodia (9th to 20th centuries CE) », Asian Perspectives, 56 (1), 55-91. DOI 10.1353/asi.2017.0002
LEROY S. et al., 2015, « Construction and Modification of the Baphuon Temple Mountain in Angkor, Cambodia », PLOS ONE 10(11) : e0141052. DOI10.1371/journal.pone.0141052 www.onfirearchaeology.com
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