Le média en ligne des Éditions Faton

Angkor, au-delà des dieux et des rois (4/6). Le cuivre et ses alliages : fondre pour le roi

Buste de Vishnu couché (détail). Mébon occidental, Angkor. Seconde moitié du XIᵉ siècle. Bronze, H. 1,20 m, L. 2,20 m. Musée national du Cambodge (inv. ga 5387).

Buste de Vishnu couché (détail). Mébon occidental, Angkor. Seconde moitié du XIᵉ siècle. Bronze, H. 1,20 m, L. 2,20 m. Musée national du Cambodge (inv. ga 5387). © Pierre Baptiste

Jamais oublié des Khmers et seulement « découvert » au XIXe siècle par les Européens, le site d’Angkor n’a cessé de fasciner scientifiques et grand public. Nourrissant d’abord un imaginaire romantique, les ruines, enserrées dans une forêt tentaculaire où transparaissaient de gigantesques temples animés de visages, ont laissé place, après des décennies de recherches, à une vision plus scientifique de l’histoire angkorienne. 

Vue d'Angkor Vat.

Vue d'Angkor Vat. © Wikimedia Commons – CC BY-SA 4.0

La découverte récente d’une fonderie royale à Angkor a ouvert une nouvelle page du passé artisanal de l’ancien royaume khmer. En cours de déchiffrement, elle laisse entrevoir non seulement les gestes techniques mais aussi l’organisation du travail des fondeurs, forgerons et autres artisans qui étaient, il y a près de dix siècles, au service du roi et du palais. Ce site de production d’objets en cuivre et alliages est ainsi d’un intérêt exceptionnel pour l’étude de l’artisanat du métal préindustriel, d’autant plus qu’il ne connaît aucun autre équivalent, au Cambodge comme en Asie du Sud-Est.

Le site de la fonderie royale a été découvert en 2012 au sein du vaste espace urbain dit d’Angkor Thom, quadrilatère fortifié d’environ 900 hectares qui domine encore aujourd’hui l’agglomération angkorienne et dont le dernier état date de la fin du XIIe siècle. L’atelier métallurgique s’inscrit toutefois à l’intérieur d’une trame urbaine plus ancienne qui se développe dès le début du XIe siècle, avec le palais royal et le temple-montagne du Baphuon pour centre politico-religieux. Les fondeurs sont en effet installés par le souverain angkorien sur un terrain directement attenant au palais, à une cinquantaine de mètres au nord de son mur d’enceinte. Actifs entre au moins le milieu du XIe et le début du XIIe siècle, ces artisans royaux ont pour principale charge de produire de nouveaux instruments de légitimation du pouvoir, en particulier des images et des objets de culte, destinés tant au palais qu’aux sanctuaires de la capitale.

LANGAU ou l’étude du travail du cuivre et de ses alliages

L’étude pluridisciplinaire qui est menée sur le site depuis 2016 se fait dans le cadre d’un projet de recherche nommé LANGAU, ou « cuivre » en vieux khmer, résultat d’une collaboration nouvelle entre l’APSARA et l’École française d’Extrême-Orient. Il réunit une équipe internationale où collaborent et dialoguent des archéologues, des archéométallurgistes, des géoarchéologues, des géologues, des céramologues, des physiciens ainsi que des restaurateurs de métaux. Un premier volet du projet LANGAU vise à reconstituer les chaînes opératoires du travail du cuivre et de ses alliages, et notamment de la fonte à la cire perdue, depuis la mise en œuvre des matières premières jusqu’aux opérations de finition. L’objectif est d’inventorier et de caractériser les divers savoirs et savoir-faire métallurgiques maîtrisés par les fondeurs royaux. Un second volet s’emploie à définir en termes socio-économiques les modalités d’organisation de cet artisanat spécialisé au service du pouvoir royal, ce qui implique de traiter du problème spécifique des termes et des mécanismes de la commande, mais aussi des questions de réseaux d’approvisionnement en matières premières, de nature et de volume des productions, ou encore de réseaux de distribution des produits finis. L’une des spécificités du projet LANGAU, bien inséré au sein d’un réseau de laboratoires de réputation internationale (Centre de recherche et de restauration des musées de France, Smithsonian Institution, Metropolitan Museum of Art, University of Sydney), est de recourir à une large gamme de moyens analytiques, afin de répondre aux particularités offertes tant par le site de la fonderie royale que par le très riche mobilier, en particulier métallurgique, qui lui est associé.

Buste de Vishnu couché. Mébon occidental, Angkor. Seconde moitié du XIᵉ siècle. Bronze, H. 1,20 m, L. 2,20 m. Musée national du Cambodge (inv. ga 5387).

Buste de Vishnu couché. Mébon occidental, Angkor. Seconde moitié du XIᵉ siècle. Bronze, H. 1,20 m, L. 2,20 m. Musée national du Cambodge (inv. ga 5387). © Pierre Baptiste

Études de pollution : inscrire la fonderie royale dans son environnement

Cette démarche scientifique, qui combine données archéologiques et données archéométriques, a d’abord été privilégiée pour appréhender l’extension spatiale de l’atelier métallurgique et, au-delà, son impact sur son proche environnement. D’un côté, une étude de la pollution des sols en métaux lourds a été initiée, à travers une prospection géochimique conduite sur une zone test de près de 7 500 m2. Plusieurs centaines d’échantillons de sédiments ont été prélevés par carottage, avant de faire l’objet d’une analyse des éléments traces. De l’autre, une étude complémentaire de la pollution de l’air et de l’eau s’est focalisée sur des aménagements hydrauliques voisins de la fonderie royale, dont les dépôts sédimentaires remarquablement intacts ont aussi été prélevés par carottage pour analyse. Sur le plan méthodologique, ce type d’études s’est imposé comme l’un des moyens les plus efficaces pour identifier des traces d’activités métallurgiques sur le site, en même temps que des indices de pollution générée dans ses environs immédiats, qu’ils soient d’ailleurs en lien avec la fonderie royale ou avec d’autres ateliers, contemporains ou non. Les premiers résultats obtenus, en particulier pour le cuivre, suggèrent une concentration d’une partie des activités autour d’un même secteur, peut-être l’aire de travail principale de la fonderie, où plusieurs campagnes de fouille ont déjà mis au jour une succession de structures métallurgiques, dont des fours de fonderie.

Pollution au cuivre sur le site de la fonderie royale, pour une profondeur de 50 à 100 cm. En rouge et blanc, la tranchée avec les structures métallurgiques. Quadrant nord-ouest d’Angkor Thom, XIᵉ -XIIᵉ siècle.

Pollution au cuivre sur le site de la fonderie royale, pour une profondeur de 50 à 100 cm. En rouge et blanc, la tranchée avec les structures métallurgiques. Quadrant nord-ouest d’Angkor Thom, XIᵉ -XIIᵉ siècle. Carte : Chea Socheat, image Lidar : CALI

Caractérisation des matériaux : reconstituer les gestes techniques des fondeurs

L’assemblage mobilier trouvé avec ces fours, forges et autres sols aménagés consiste en des milliers de déchets métallurgiques qui, après inventaire, ont pu être répartis entre différentes catégories : céramiques techniques (creusets, moules, parois de fours), mobilier cuivreux et ferreux, scories, outils en pierre, ou encore résines. Chaque artéfact ainsi identifié a ensuite fait l’objet d’une étude technologique plus approfondie. En premier lieu, l’analyse chimique élémentaire d’une série d’objets en alliage à base de cuivre (chutes de fonderie et de martelage, fragments d’objets) a permis la caractérisation, non seulement des pratiques d’alliage propres à la fonderie royale, mais aussi des techniques de dorure (au mercure ou à la feuille sur adhésif). Parallèlement, l’analyse minéralogique et pétrographique des céramiques techniques a contribué à documenter les préparations à base d’argile (argile riche en kaolinite et balle de riz), alors que l’étude du mobilier ferreux a confirmé la pluriactivité de cette unité de production, où le travail du fer est étroitement associé à celui du cuivre. Autant de données analytiques nouvelles qui, combinées aux résultats d’autres études technologiques portant sur des collections muséales et en particulier sur de la statuaire en bronze, invitent à redécouvrir au plus près la diversité des gestes techniques pratiqués par les fondeurs royaux, tout en aidant à la compréhension plus globale de l’organisation d’un atelier métallurgique au cœur du système étatique angkorien.

Fragment de creuset réparé et incrusté de métal. Coupe et lame mince sous lumière polarisée et analysée. Ép. 1,3-1,5 cm.

Fragment de creuset réparé et incrusté de métal. Coupe et lame mince sous lumière polarisée et analysée. Ép. 1,3-1,5 cm. © Federico Carò

Pour aller plus loin 
POLKINGHORNE M., VINCENT B., THOMAS N. et BOURGARIT D., 2014, « Casting for the King : the Royal Palace bronze workshop of Angkor Thom », Bulletin de l’École française d’Extrême-Orient, 100, pp. 327-358.
Interview de Brice Vincent sur le projet de recherche LANGAU, décembre 2018 (chaîne Youtube de l’EFEO)