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Angkor, au-delà des dieux et des rois (5/6). La statuaire en pierre : matériaux, production et conservation

Installation de la tête de la statue du roi Jayavarman VII du Preah Khan Kompong Svay sur son buste découvert en l’an 2000. On notera l’aspect moucheté caractéristique du grès.

Installation de la tête de la statue du roi Jayavarman VII du Preah Khan Kompong Svay sur son buste découvert en l’an 2000. On notera l’aspect moucheté caractéristique du grès. © EFEO / MNC

Jamais oublié des Khmers et seulement « découvert » au XIXe siècle par les Européens, le site d’Angkor n’a cessé de fasciner scientifiques et grand public. Nourrissant d’abord un imaginaire romantique, les ruines, enserrées dans une forêt tentaculaire où transparaissaient de gigantesques temples animés de visages, ont laissé place, après des décennies de recherches, à une vision plus scientifique de l’histoire angkorienne. 

Intérieur du Prasat Kraham (Koh Ker) en 1923. La main gauche de la statue de Kali Chamunda au sol dans le coin inférieur droit de l’image est entourée par des mains colossales du Siva dansant.

Intérieur du Prasat Kraham (Koh Ker) en 1923. La main gauche de la statue de Kali Chamunda au sol dans le coin inférieur droit de l’image est entourée par des mains colossales du Siva dansant. © EFEO. Fonds H. Parmentier

Dans l’ancien Cambodge, du VIe au XIVe siècle, le grès a été le matériau de prédilection des sculpteurs. Pratiquement toujours exécutées en ronde bosse, ces œuvres d’inspiration bouddhique ou brahmanique témoignent, selon les règnes et les régions, d’une grande diversité stylistique et iconographique. Grâce aux observations de terrain, couplées à des méthodes empruntées aux sciences géologiques, une caractérisation détaillée des grès a été réalisée, souvent en lien avec les restaurations de sculptures effectuées au musée national du Cambodge. Bien des points restent néanmoins à éclaircir pour compléter ce puzzle complexe dont les pièces ont été façonnées à la fois par la nature et par les hommes.

Typologie des grès de la statuaire

Les sculpteurs ont employé trois familles de grès qui se distinguent à la fois par leur lithologie, leurs propriétés et leur âge géologique, et qui montrent des spécificités propres rendant leur identification plus aisée. Omniprésents dans le paysage cambodgien, les plus largement utilisés sont des grès du Trias qui présentent une typologie de grauwacke. Compacts, souvent très durs et donc plus difficiles à travailler, ils permettaient néanmoins d’obtenir un poli et une finition remarquable. Matériau par excellence de la sculpture préangkorienne.

Provenance et production

Si les inscriptions lapidaires mentionnent très souvent les images installées dans les temples, nous avons en revanche peu de données sur l’économie de la sculpture. Ainsi au Phnom Da, un site préangkorien majeur au sud du Cambodge, a été retrouvé un ensemble unique de sculptures du panthéon visnouite de facture très similaire réalisées vraisemblablement par le même atelier. La localisation des zones d’extraction de ces pierres n’est à ce jour pas connue, en revanche des carrières de grès triasique ont été identifiées le long du Mékong au nord de Kratié. Sous le règne de Jayavarman VII (vers 1182-1220), un grès triasique avec un aspect moucheté caractéristique est largement employé pour la statuaire et certaines stèles de fondation et piédroits inscrits. Les fameuses statues-portraits du roi et la stèle du Phimeanakas en sont des exemples notoires, et si la zone d’affleurement de ce grès a pu être localisée au sud-est du Preah Khan de Kompong Svay, les carrières « royales » n’ont pas encore été repérées. Des ateliers utilisant ce grès ont cependant été mis au jour près de Ta Phrom et du Bakong, indiquant que les blocs étaient transportés et le travail de taille effectué à proximité des « capitales ». De nombreuses sculptures taillées dans ce grès moucheté furent placées dans les temples de province allant jusqu’aux confins de l’empire, un programme planifié qui a permis à Jayavarman VII d’affirmer son pouvoir souverain et d’assurer la diffusion du bouddhisme comme religion d’État. Plus tard, au XVe siècle, lors de l’occupation d’Angkor par les monarques d’Ayutthaya, on observe un mouvement contraire, avec la venue à Angkor de sculpteurs qui utilisèrent le grès local du « Terrain rouge » pour créer, dans le style d’Ayutthaya, des images de Bouddha assis dont certains sont encore visibles dans les galeries d’Angor Vat.

Les sculptures de Koh Ker

Le plus bel exemple d’œuvres sculptées avec le grès du « Terrain rouge » reste certainement la statuaire monumentale découverte à Koh Ker. Cette ancienne capitale a été établie par Jayavarman IV (règne de 921 à 941) à 80 km au nord-est d’Angkor dans une région où l’abondance de ce grès a sans aucun doute facilité l’exécution des programmes architecturaux et sculpturaux. Toutefois, le grès de la statuaire a été pris dans un niveau stratigraphique très particulier révélé par une signature minéralogique spécifique que l’on retrouve dans toutes les sculptures de ce corpus. Des prospections de terrain suivies d’analyses scientifiques indiquent que ce niveau affleure plutôt à l’est et au sud du site ; malgré la présence de nombreux indices d’exploitation, les carrières restent encore à découvrir.

Sculpture d'un éléphant, Koh Ker, Cambogde.

Sculpture d'un éléphant, Koh Ker, Cambogde. © Wikimedia Commons – CC BY-SA 2.0

Restauration et conservation de la statue de Kali Chamunda de Koh Ker

Au-delà des aspects liés à leur création, les images qui nous sont parvenues ont subi à divers degrés, selon leur histoire, l’environnement et la nature du grès, les outrages du temps, mais surtout ceux des hommes. La plupart d’entre elles ont été retrouvées souvent mutilées, fragmentées, détachées de leur piédestal, parfois hors de leur contexte d’origine, voire transformées et réemployées quand elles n’ont pas été victimes du pillage, nécessitant un travail de restauration et conservation alliant rigueur et patience, avant de pouvoir les (ré)intégrer dans les collections. L’histoire de la statue de Kali Chamunda du Prasat Kraham récemment restaurée par l’atelier de conservation-restauration de la sculpture du musée national du Cambodge (MNC) est à ce titre exemplaire. En 1923, Georges Groslier ramassa le buste de la déesse Kali ainsi que le creux d’une main tenant une petite tête humaine à l’intérieur de la tour en brique du Prasat Kraham, dans le vaste chaos des restes d’un groupe sculpté totalement ruiné centré autour d’un Siva dansant. À l’occasion de fouilles archéologiques menées dans la tour en 2012, furent récupérés les deux parties brisées du piédestal auquel sont attachés les membres inférieurs. En 2015, la redécouverte du bassin de la sculpture plus au nord dans des sous-bois permit alors d’envisager la restauration de la déesse. Cette opération, échelonnée sur près de deux ans (2015-2017), a commencé par des campagnes de désalinisation et de nettoyage minutieux des parties encrassées. Cette étape a été suivie de consolidations qui ont permis au grès de retrouver une certaine cohésion. Les éléments « disloqués » ont ensuite été réassemblés. La paume présentant la tête décapitée a retrouvé son accroche originelle sur le genou gauche de la déesse. Du fait des pertes de matière, il a fallu ajuster subtilement l’inclinaison du buste pour que la déesse retrouve son séant. Figurée assise, portée par quatre chouettes atlantes déployant leurs ailes sur les pans de son piédestal, la chevelure retombant sur les épaules, le regard droit, « démone, ogresse ou furie » comme s’exclamait G. Groslier, cette représentation de Kali est exceptionnelle.

La statue de Kali Chamunda après restauration en 2018.

La statue de Kali Chamunda après restauration en 2018. © EFEO-MNC

Pour aller plus loin
BOURDONNEAU É., 2011, « Nouvelles recherches sur Koh Ker (Chok Gargyar). Jayavarman IV et la maîtrise des mondes », Monuments et mémoires de la Fondation Eugène Piot, 90 (1), pp. 95-141.
POLKINGHORNE M., DOUGLAS J. G., CARÒ F., 2015, « Carving at the Capital : A stone workshop at Hariharālaya, Angkor », Bulletin de l’École française d’Extrême-Orient, 101, pp. 55-90.
POLKINGHORNE M., POTTIER C. et FISCHER C., 2013, « One Buddha can hide another », Journal Asiatique, 301(2), pp. 575-624.
PORTE B., 2016, « Sculptures transformées, du Phnom Da au Núi Ba Thê », Arts Asiatiques, 71, pp. 141-158.