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Angkor, au-delà des dieux et des rois (6/6). La céramique en grès khmère : une science récente

Poteries en train de sécher dans un village du district de Kompong Speu, au Cambodge. Ce village est le dernier à utiliser la technique du battoir et de l’enclume, déjà pratiquée pour la fabrication des terres cuites khmères.

Poteries en train de sécher dans un village du district de Kompong Speu, au Cambodge. Ce village est le dernier à utiliser la technique du battoir et de l’enclume, déjà pratiquée pour la fabrication des terres cuites khmères. © MAFKATA-CERANGKOR

Jamais oublié des Khmers et seulement « découvert » au XIXe siècle par les Européens, le site d’Angkor n’a cessé de fasciner scientifiques et grand public. Nourrissant d’abord un imaginaire romantique, les ruines, enserrées dans une forêt tentaculaire où transparaissaient de gigantesques temples animés de visages, ont laissé place, après des décennies de recherches, à une vision plus scientifique de l’histoire angkorienne. 

Prospection sur le site de four de grès de Ban Tapang Noy dans le district de Ban Kruat Kruat, en Thaïlande. Le four a été détruit et arasé pour l’implantation d’un champ de manioc, mais de nombreux tessons sont encore visibles en surface, permettant de caractériser la production du four.

Prospection sur le site de four de grès de Ban Tapang Noy dans le district de Ban Kruat Kruat, en Thaïlande. Le four a été détruit et arasé pour l’implantation d’un champ de manioc, mais de nombreux tessons sont encore visibles en surface, permettant de caractériser la production du four. © MAFKATA-CERANGKOR

Lors de fouilles menées à Angkor, la céramique constitue de loin la plus grosse part du mobilier exhumé, voire parfois la totalité ! Ces céramiques correspondent, en majorité variable de 60 à 80 % suivant les périodes et le statut des sites étudiés, à des terres cuites souvent domestiques, à des vaisselles d’importation, principalement de Chine, et à des céramiques grésées, glaçurées ou non.

Les grès khmers constituent une production céramique originale, caractéristique de la période angkorienne (IXe-XIVe siècles). Ces céramiques ont attiré depuis longtemps l’attention des archéologues et, dès 1883, Étienne Aymonier signalait l’existence d’un atelier de céramiques anciennes sur le Phnom Kulen. Depuis le début du XXe siècle, elles ont donné lieu à diverses études et à une synthèse publiée en 1981 par B.-Ph. Groslier, qui sert encore de base à toutes les recherches actuelles. Pour autant, la connaissance des sites de fours est relativement récente, la plupart étant découverts entre 1998 et 2000. Par ailleurs, il s’est avéré qu’une partie des grès angkoriens est issue de sites de production implantés dans la province du Buriram, aujourd’hui en Thaïlande.

Le programme CERANGKOR

Initié en 2008, le projet CERANGKOR porte sur les ateliers de potiers angkoriens, avec deux objectifs principaux : d’une part définir, pour chaque atelier connu, les caractéristiques de la production (répertoire des formes et aspects techniques) et d’autre part, caractériser les différents ateliers du point de vue de leurs compositions géochimiques et pétrographiques. Il s’est d’abord intéressé à l’étude des productions des ateliers de la région d’Angkor, et s’est, depuis 2014, étendu à d’autres provinces et en particulier aux ateliers actuellement en Thaïlande, autour de Ban Kruat. La réalisation de ce programme repose sur deux types d’intervention : des prospections et des analyses en laboratoire. Les premières sont menées sur les sites déjà repérés afin de mieux cerner l’organisation spatiale et collecter des échantillons afin de compléter notre connaissance de la typologie et constituer des groupes de références pour analyser les productions. Les secondes consistent en analyses en fluorescence X et analyses pétrographiques sur lames minces pour les pâtes et les argiles, et en analyses à la microsonde électronique pour les glaçures.

« Tous les sites de fours ont été documentés et le répertoire de formes de chaque site établi. »

Ces recherches pilotées par le laboratoire de céramologie de la Maison de l’Orient et de la Méditerranée à Lyon, sont menées en collaboration avec l’EFEO, l’APSARA au Cambodge, le Fine Arts Department thaïlandais, ainsi qu’avec l’université de Géologie de Fribourg en Suisse. Elles ont permis de constituer une base de données sur les sites situés autour d’Angkor et en Thaïlande. Tous les sites de fours ont été documentés et le répertoire de formes de chaque site établi ; tous ont fait l’objets d’analyses chimiques et, pour certains, pétrographiques. Il existe maintenant une banque de données qui regroupe plus de sept cents analyses de céramiques et d’argiles. Cette base de données offre donc la possibilité d’envisager une recherche sur l’origine des céramiques retrouvées sur les sites de consommation. Le projet a conduit à l’établissement de typologies pour chaque atelier et posé les bases d’une typo-chronologie des céramiques angkoriennes, qui faisait défaut jusqu’ici, en croisant les résultats avec les données fournies par les fouilles réalisées dans le cadre de nombreuses missions archéologiques collaborant au projet. L’étude des céramiques issues de ces différents programmes, qui totalisent actuellement vingt-cinq sites, a mené à la constitution d’un corpus important (plus de deux cents mille tessons) pourvoyant de précieuses références chronologiques et typologiques qui enrichissent les données obtenues à partir de l’étude des ateliers. Ces données permettent de proposer aujourd’hui une nouvelle classification des céramiques khmères, avec une typologie des différents groupes.

 Cuisson expérimentale dans un four khmer reconstitué sur la base des données archéologiques. Choi Myongduk, doctorante, lors de l’opération On Fire en décembre 2018 au centre de l’EFEO à Siem Reap.

Cuisson expérimentale dans un four khmer reconstitué sur la base des données archéologiques. Choi Myongduk, doctorante, lors de l’opération On Fire en décembre 2018 au centre de l’EFEO à Siem Reap. © MAFKATA-CERANGKOR

La collection de référence

Les nombreux échantillons collectés constituent aussi une collection de référence des diverses productions céramiques de la région d’Angkor. Ce tessonnier, installé depuis 2014 dans les locaux de l’EFEO à Siem Reap, constitue un outil de travail et de formation extrêmement utile pour les chercheurs de toutes les équipes, khmères ou internationales, œuvrant à Angkor. Parallèlement, un programme d’archéologie expérimentale a été lancé depuis 2014 avec la reconstitution d’un four khmer. Après une première expérimentation en 2014, trois autres cuissons ont été réalisées en décembre 2018. Celles-ci étaient destinées à mieux comprendre le fonctionnement des fours et à tester les hypothèses de reconstitutions archéologiques. Elles s’inscrivaient dans le cadre du projet On fire qui a associé cuissons céramiques et réduction de minerai de fer dans une reconstitution de bas fourneau.

 Préparation des échantillons pour analyses XRF, par Hong Ranet, céramologue cambodgienne en stage au laboratoire de céramologie de la Maison de l’Orient et de la Méditerranée à Lyon.

Préparation des échantillons pour analyses XRF, par Hong Ranet, céramologue cambodgienne en stage au laboratoire de céramologie de la Maison de l’Orient et de la Méditerranée à Lyon. © MAFKATA-CERANGKOR

Pour aller plus loin
DESBAT A., 2011, « Pour une révision de la chronologie des grès Khmers », Aséanie, n. 27, pp. 11-34.
DESBAT A., 2017, « Les jarres de stockage khmères (IXe-XIVe siècle) », B.E.F.E.O, 103.
THIRION-MERLE V., THIERRIN-MICHAEL G., DESBAT A., 2019, « Archaeometrical Study of Khmer Stoneware from the Angkor Period : Resulsts of the Cerangor Project », Archaeometry, 2019.