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Au cœur des entrepôts secrets de Rome

Vue des Horrea Piperataria à Rome.

Vue des Horrea Piperataria à Rome. © Simona Murrone, Parc archéologique du Colisée

Le Parc archéologique du Colisée vient d’ouvrir au public l’une des zones les plus fascinantes et les moins étudiées de la Rome antique. En effet, après plusieurs années de fouilles et de recherches menées par une équipe de l’université de La Sapienza sous la direction de Domenico Palombi, les Horrea Piperataria, ces mythiques « entrepôts d’épices égyptiennes et arabes », sont désormais accessibles à la visite. Mis au jour sous le sol de la basilique de Maxence, ils promettent un voyage au cœur de la pharmacopée méditerranéenne.

En 2005, dans un monastère de Thessalonique, un manuscrit de la Renaissance est découvert : dans cet ouvrage jusqu’alors inconnu, le célèbre médecin Galien de Pergame (129-201/216) déplore que l’incendie qui, en 193 de notre ère, avait détruit Rome, du forum de la Paix au Palatin, ait consumé au passage son légendaire laboratoire scientifique situé sur la Voie sacrée, tout près de l’Horrea Piperataria et du temple de la Paix. C’est alors une véritable révélation ! Également mentionnés par Pline et Dion Cassius, ces entrepôts, construits sous l’empereur Domitien (51-96) sur le versant occidental de la Velia, la colline située entre l’Esquilin et le Palatin, vont faire l’objet d’intenses fouilles au cœur du Forum romain.

Galien et Hippocrate. Fresque, 1231-1255, dans la crypte de l’église d’Anagni, Latium.

Galien et Hippocrate. Fresque, 1231-1255, dans la crypte de l’église d’Anagni, Latium. © akg-images

Un monument oublié

Pourtant décrits dans un passage du Chronographe de 354 comme une œuvre publique grandiose voulue par l’empereur le long du tronçon le plus oriental de la Voie sacrée, et pourtant dessinés sur le fragment d’une dalle de la Forma Urbis de Septime Sévère (voir Archéologia n630), ces fameux entrepôts n’étaient plus localisés. Lorsqu’en 1819, l’historien italien Antonio Nibby identifie les vestiges colossaux, appelés génériquement Templum Urbis, comme étant ceux de la basilique de Maxence (construite au début du IVe siècle), il fait mention de petites pièces situées en dessous. Ces informations sont d’ailleurs prises en compte par la peintre Maria Barosso qui, en 1915, chargée de documenter le plan des structures restées visibles, réalise de splendides et très exacts dessins. « Mais ensuite, dans les années 1930, raconte Alfonsina Russo, directrice du Parc archéologique du Colisée, la zone a été recouverte pour remettre en place le sol de la basilique et les résultats des travaux n’ont pas été publiés. Les fouilles conduites par Domenico Palombi ont permis d’éclairer l’histoire de l’entrepôt d’épices où Galien a ouvert sa boutique au milieu du IIe siècle. Des structures, qui ont été oblitérées mais non détruites par la construction postérieure, ont révélé plusieurs phases d’édification successives qui remontent jusqu’à Septime Sévère (146-211), et encore avant à Hadrien (76-138), à Néron et même à l’époque julio-claudienne (27-68). »

« Les Horrea Piperataria étaient des entrepôts de haute sécurité destinés à stocker les précieuses épices. »

Vue des Horrea Piperataria à Rome.

Vue des Horrea Piperataria à Rome. © Simona Murrone, Parc archéologique du Colisée

Au cœur d’un secteur sécurisé

Nous sommes le long du Vicus ad Carinas, entre la Voie sacrée et le forum de la Paix, là où se trouvait une série d’infrastructures liées à l’administration impériale, très sécurisées : gardées par une garnison militaire, elles étaient aussi protégées contre d’éventuels incendies puisque, à l’exception des portes, rien n’était en bois. Les Horrea Piperataria étaient donc des entrepôts de haute sécurité destinés à stocker les précieuses épices dont les procurateurs impériaux permettaient le transport jusqu’à Rome. Certaines provinces de l’Empire payaient en effet leurs impôts en biens prestigieux, comme les épices, ou, dans le cas de l’Égypte, en papyrus. Ce site constitue donc pour les archéologues un véritable livre d’histoire romaine et, pour les visiteurs, une entrée inédite et exaltante au cœur des affaires politiques, économiques et quotidiennes de la ville. Après avoir franchi les puissants murs de la basilique, on y pénètre aujourd’hui en marchant sur une passerelle en verre. Sous nos pas, des lumières s’allument au fur et à mesure de la progression éclairant les anciens niveaux de sol. Les Horrea se sont développés sur plusieurs niveaux, suivant les pentes de la Velia ; on accédait aux petites salles de stockage des épices par des cours à portiques dotées de bassins centraux – tel celui tapissé de blocs de travertin. Sous le pavement, des structures plus remarquables encore apparaissent, comme un gigantesque socle en « béton romain » d’époque néronienne. « Il s’agit d’une partie de la Domus Aurea, commente Domenico Palombi. Ici, Néron prévoyait quelque chose d’impressionnant qu’il n’a pas eu le temps de terminer. Nous ne savons pas ce qu’il avait en tête, mais il est certain, que cet empereur a changé le visage du centre de Rome, qu’il l’a “théâtralisé” en traçant de grands axes que nous imaginons d’une monumentalité extraordinaire. » Et sous les vestiges néroniens a été mise au jour une magnifique structure composée d’absides et de niches en brique qui couvrait cette partie de la pente de la Velia vers le Forum.

Lexique

Sous l’Empire, un procurateur est un fonctionnaire chargé de l’administration d’une province impériale ou d’un grand service.

Papyrus Edwin Smith. Ce document est considéré comme le plus ancien texte chirurgical conservé au monde ; rédigé en hiératique égyptien vers 1500 avant notre ère, il se base probablement sur des documents antérieurs.

Papyrus Edwin Smith. Ce document est considéré comme le plus ancien texte chirurgical conservé au monde ; rédigé en hiératique égyptien vers 1500 avant notre ère, il se base probablement sur des documents antérieurs. © akg-images, Science Source

La carte des épices

Parmi les projections qui apparaissent sur les murs au fil de la visite, une carte des routes empruntées par les épices pour arriver à Rome depuis l’Orient donne une idée de la valeur accordée à ces marchandises qui mettaient des mois, parfois des années pour atteindre leur destination. « La carte a été dessinée à partir de l’un des documents les plus étonnants de l’Antiquité, explique Domenico Palombi, à savoir le Périple de la mer Érythrée, daté du Ier siècle, qui décrit en détail les routes maritimes et terrestres empruntées par les marchands de l’époque, ainsi que les distances entre un lieu et un autre, et le temps nécessaire pour les parcourir. » Les épices et les substances très rares utilisées dans la préparation des médicaments et des onguents débarquaient enfin dans le quartier le plus sûr de la capitale, celui-là même où Galien louait à prix d’or son apothèque et où il conservait ses livres et son matériel médical. Nous savons que le célèbre chirurgien fréquentait ces entrepôts : il y achetait des produits pharmaceutiques, des préparations médicinales et du matériel chirurgical, comme des lacets hémostatiques et des fils de suture.

Matériel d’ophtalmologie avec morceau d’onguent (solide) pour guérir les maladies touchant les yeux et sceau de l’oculiste Q(uintus) Valerius Sextus. Ier‑IIIe siècle. Metz, musée d’Art et d’Histoire.

Matériel d’ophtalmologie avec morceau d’onguent (solide) pour guérir les maladies touchant les yeux et sceau de l’oculiste Q(uintus) Valerius Sextus. Ier‑IIIe siècle. Metz, musée d’Art et d’Histoire. © akg-images, Erich Lessing

Un quartier médical

Dans le temple de la Paix voisin, qui abritait une importante bibliothèque médicale et des auditoriums pour les communications scientifiques, le même Galien témoigne de la tenue de démonstrations anatomiques – dissection animale et vivisection –, spectacles un peu rudes mais très appréciés du public cultivé. « Ce quartier a toujours eu une vocation médicale, explique Domenico Palombi, depuis qu’Archagatos, le premier médecin public de la ville, est arrivé du Péloponnèse au début de la deuxième guerre punique (218 avant notre ère). » Ce chirurgien, qui introduit à Rome les thérapies hippocratiques de l’incision et de la cautérisation, reçoit la citoyenneté et une taberna de médecine, véritable laboratoire aux frais de l’État. Pline l’Ancien rapporte ce qu’en disait Cassius Hemina au milieu du IIe siècle avant notre ère : « La venue d’Archagatos à Rome fut d’abord merveilleusement agréable mais, ensuite, sa cruauté à couper (amputer) et à brûler (cautériser) lui fit donner le nom de bourreau, et dégoûta de l’art et de tous les médecins » (Histoire naturelle, XIX, VI). Caton était également très critique, se méfiant des Grecs qui, selon lui, utilisaient la médecine pour exterminer les Romains !

« Dès le IIIe siècle avant notre ère, ce quartier a eu une vocation médicale. »

Vue des Horrea Piperataria à Rome.

Vue des Horrea Piperataria à Rome. © Simona Murrone, Parc archéologique du Colisée

Le rôle du célèbre Mithridate

Puis vers le milieu du Ier siècle avant notre ère parvint à Rome la première bibliothèque médicale spécialisée, issue de celle de Mithridate VI dont Pompée, passionné de médecine, s’était emparé comme butin de guerre, et dont il avait confié la garde et la traduction à son affranchi Lenaeus, auteur du premier traité de pharmacologie écrit en latin. Le roi du Pont, qui tint tête à l’État romain pendant 25 ans (de 89 à 63 avant notre ère), était en effet obsédé par les poisons. Pline en parle avec admiration et le salue comme un homme de grande culture et intelligence, versé dans les langues – il en parlait 22 ! L’auteur évoque aussi le profond intérêt du souverain pour la médecine et les expériences qu’il fit sur lui-même : hanté par la peur d’être empoisonné, il inventa la « mithridatisation », qui consiste à prendre quotidiennement de très petites doses de poison pour s’en immuniser, et le « mithridatium », un contrepoison fameux retrouvé dans ses coffres par Pompée. À sa cour, il créa un véritable centre de recherche comprenant une bibliothèque d’ethnobotanique et de toxicologie, des jardins dédiés à la culture des plantes toxiques et des antidotes, des pépinières et des laboratoires. Il constitua une équipe internationale de chercheurs dirigée par le grec Cratevas, rejointe par des chamans scythes et des magiciens perses, des médecins ayurvédiques indiens et des druides celtes. Il correspondait avec des scientifiques de tout le monde antique. Mithridate n’hésita d’ailleurs pas à utiliser sa science sur les poisons comme arme de guerre : pendant la campagne de Pompée, il plaça sur le chemin des Romains des jarres remplies de miel empoisonné, fabriqué à partir de pollen de rhododendron pontique, qui provoquèrent nausées et hallucinations chez les soldats, affaiblissant les troupes qu’il devait affronter.

Mithridate VI du Pont, avec la peau du lion. Marbre. Paris, musée du Louvre.

Mithridate VI du Pont, avec la peau du lion. Marbre. Paris, musée du Louvre. © akg-images

Prodigieux médicaments

« L’initiative de Pompée a eu des répercussions majeures sur le développement de la médecine et de la pharmacopée romaines, explique Domenico Palombi. Cette bibliothèque a dû être consultée par les plus illustres médecins de Rome, en premier lieu par Antoine Musa, ancien affranchi de Marc Antoine qui deviendra le célèbre médecin personnel d’Auguste. » L’antidote mis au point par Mithridate a ensuite été diversement élaboré à Rome : des prescriptions nous sont parvenues de Celse, médecin de Tibère, de Galien, médecin de Marc Aurèle, et d’Andromaque, médecin de Néron, qui aurait mis au point la thériaque, préparation opiacée en usage jusqu’au XIXe siècle. Par la suite, tous les empereurs ont conservé précieusement dans les coffres de leurs palais ces prodigieux médicaments venus d’ailleurs. Asclépiade de Pruse, autre grand médecin grec du début du Ier siècle, vivait également le long de la Voie sacrée : « Il était le médecin personnel de Crassus, explique Domenico Palombi, et habitait probablement chez lui. Il modifia radicalement les habitudes de vie des Romains en matière d’alimentation ou d’habillement, introduisit la pratique du bain de mer, l’usage thérapeutique du vin ou promut les bienfaits de la marche et l’écoute de la musique. »
Ce n’est donc pas un hasard si, en 562, dans l’une des salles du temple de la Paix concédée par Théodoric et sa fille Amalasonte, s’éleva la basilique dédiée aux saints médecins Cosme et Damien. Autre rappel de la tradition médicale du quartier : en 1429, le pape Martin V donna à l’Universitas Aromatoriorum Urbis (le collège des chimistes et des herboristes) l’église San Lorenzo in Miranda, érigée à l’intérieur du temple d’Antonin et de Faustine. Chargée de fonctions académiques et culturelles dans le domaine de l’histoire de la pharmacie, l’institution, qui reçut en même temps le titre de Nobile Collegio, Noble Collège, y siège toujours aujourd’hui. 

Vue à droite de la basilique de Maxence, à gauche de l’église des Saints-Côme-et-Damien (avec à l’arrière, le forum de la Paix). L’église et la basilique sont séparées par le vicolo delle Carinae qui donne accès à la visite des Horrea Piperataria.

Vue à droite de la basilique de Maxence, à gauche de l’église des Saints-Côme-et-Damien (avec à l’arrière, le forum de la Paix). L’église et la basilique sont séparées par le vicolo delle Carinae qui donne accès à la visite des Horrea Piperataria. DR

Horrea Piperataria, Parc archéologique du Colisée, Piazza Santa Maria Nova 53, 00186 Rome, Italie. Tél. +39 06 69984443. https://colosseo.it/en/guided-tours/horrea-piperataria/