Comment identifier une sépulture ? Controverses autour de tombes polémiques

Vue zénithale de la fouille de la croisée du transept de Notre-Dame de Paris. À gauche, le sarcophage en plomb de l’« inconnu », peut-être Joachim Du Bellay.

Vue zénithale de la fouille de la croisée du transept de Notre-Dame de Paris. À gauche, le sarcophage en plomb de l’« inconnu », peut-être Joachim Du Bellay. © Denis Gliksman, Inrap

La polémique provoquée en septembre dernier par l’annonce de l’identification de la sépulture de Joachim Du Bellay dans la cathédrale Notre-Dame de Paris a créé un véritable emballement médiatique qui a mis en lumière l’importance et la complexité de la recherche scientifique autour des découvertes de tombes. À partir des questions que soulève cette découverte, Philippe Charlier expose pour Archéologia la méthodologie et la déontologie de la recherche en anthropologie et en archéologie funéraire.

Propos recueillis par Mathilde Dillmann

Cette « révélation » a entraîné une polémique qui a remis au centre du débat la méthodologie de la recherche en archéologie funéraire. Mais en quoi les sépultures récemment mises au jour à Notre-Dame sont-elles si importantes ?

La campagne menée par l’Inrap est particulièrement intéressante, parce qu’il s’agit de sépultures découvertes in situ, à l’intérieur même de Notre-Dame de Paris, en plein centre de la capitale. Elle éclaire d’un jour nouveau l’étude des tombes de l’élite sur une longue période, plusieurs siècles, dans un endroit aussi privilégié que le cœur de cet édifice saint. Pour nos recherches en anthropologie et en archéologie funéraire, c’est vraiment une opportunité sensationnelle.

Découverte du corps de Richard III (1452-1485) en 2012, sous un parking à Londres. De nombreuses blessures sont apparues au niveau du crâne dont deux mortelles.

Découverte du corps de Richard III (1452-1485) en 2012, sous un parking à Londres. De nombreuses blessures sont apparues au niveau du crâne dont deux mortelles. © University of Leicester

Approches médiatiques et scientifiques

Quel est votre avis sur l’annonce de l’identification de Joachim Du Bellay ?

Je suis plus dubitatif, et surtout en attente de publication scientifique. Les arguments donnés lors de la conférence de presse en septembre dernier demeurent insuffisants et demandent des compléments. La tombe n’est pas à l’endroit attendu, ce qui pourrait s’expliquer de différentes manières, mais il faudrait avancer des raisons, notamment archivistiques, architecturales ou historiques. Une tuberculose, même méningée, n’est pas une maladie rare pour les périodes anciennes. Le syndrome du cavalier, c’est-à-dire le fait d’avoir des signes physiques compatibles avec la pratique de la cavalerie, n’est pas non plus un facteur discriminant particulier, surtout pour un individu privilégié, enterré dans la partie la plus élitiste de la cathédrale Notre-Dame de Paris. Les isotopes (les marqueurs de certains éléments utilisés pour déterminer la nutrition d’un individu et sa zone géographique d’origine) ne sont pas du tout en faveur d’une attribution à Joachim Du Bellay car ils ne correspondent pas avec les données biographiques du poète. Cela pose un véritable problème. Je ne suis d’ailleurs pas le seul à partager ces doutes. Et dans une attitude de précaution scientifique, je pense que cela doit pour l’instant rester une hypothèse de travail qui demande à être approfondie.

Maxillaire attribué au roi Louis IX, conservé à Notre-Dame de Paris.

Maxillaire attribué au roi Louis IX, conservé à Notre-Dame de Paris. © Philippe Charlier

Pourquoi la reconnaissance d’un personnage historique suscite-t-elle un tel emballement médiatique ?

Parce qu’elle rend l’histoire palpable. Nous avons tous appris les merveilleux vers « Heureux qui comme Ulysse a fait un long voyage… » L’identification de ce poète lui donne une réalité physique. C’est littéralement un voyage dans le temps ; mais il faut faire attention à ne pas s’enthousiasmer trop vite. Les réactions passionnées suscitées par cette annonce montrent l’importance dans notre société de l’immédiateté de l’information, même si elle n’est pas validée scientifiquement ; mais aussi, de manière plus optimiste, une émotion partagée pour le patrimoine et l’histoire de France, une fascination pour les grandes figures historiques. C’est cette même fascination qui explique le succès des Journées européennes de l’archéologie, des Journées européennes du patrimoine, de la Nuit des musées…

Fragment de la mâchoire d’Adolph Hitler, conservé dans une boîte à cigarillos aux archives du FSB.

Fragment de la mâchoire d’Adolph Hitler, conservé dans une boîte à cigarillos aux archives du FSB. © Philippe Charlier

Peut-on comparer cette situation avec d’autres découvertes scientifiques récentes à l’étranger ?

Selon les pays, l’approche vis-à-vis des défunts et de l’exhumation de dépouilles de personnages historiques est très différente. Aux États-Unis par exemple, il serait impensable d’exhumer George Washington ou Thomas Jefferson, tout comme on n’imaginerait pas fouiller le tombeau recouvrant les cendres de Confucius en Chine. C’est principalement en Europe que sont conduites ces recherches. Au Royaume-Uni, la mise au jour du corps de Richard III sous un parking a fait sensation. Cette histoire absolument rocambolesque est particulièrement intéressante. En Espagne, l’annonce dans un documentaire récent que Christophe Colomb serait d’origine marrane (juif espagnol converti au catholicisme), d’après des analyses menées à partir de l’exhumation du corps enseveli dans le tombeau de Séville, a créé un phénomène médiatique. Ce dernier cas est comparable à celui de Du Bellay. Les deux « révélations » se sont faites de manière tonitruante, mais n’ont pas encore été suivies de publications scientifiques.

Moulage du crâne de Raphaël (?), XIXe siècle. Rouen, musée Flaubert et d’Histoire de la médecine.

Moulage du crâne de Raphaël (?), XIXe siècle. Rouen, musée Flaubert et d’Histoire de la médecine. Rouen, musée Flaubert et d’Histoire de la médecine.

Le squelette de Notre-Dame de Paris est-il celui de Joachim Du Bellay ?

La nouvelle a fait sensation le 17 septembre dernier. Lors d’une conférence de presse organisée par l’Inrap pour présenter les premiers résultats de la campagne de fouilles menée à Notre-Dame de Paris, Éric Crubézy, professeur d’anthropobiologie à l’université Paul Sabatier de Toulouse, a annoncé avoir identifié le squelette de Joachim Du Bellay. Les sources attestent que le poète, décédé à Paris en 1560, a été inhumé en la cathédrale, mais l’emplacement de sa tombe demeurait inconnu. L’un des deux sarcophages anthropomorphes en plomb découverts en 2022 au niveau de la croisée du transept renfermerait-il sa dépouille ? Si le premier a été reconnu comme celui du chanoine Antoine de La Porte, le second, jusqu’alors anonyme, contient les ossements d’un homme atteint de tuberculose osseuse, mort d’une méningite à l’âge d’environ trente-cinq ans, ce qui pourrait correspondre à Joachim Du Bellay. Néanmoins, de nombreuses analyses complémentaires restent à mener, comme l’a rappelé Christophe Besnier, responsable scientifique d’opérations à l’Inrap qui incite à la prudence alors que les études scientifiques sont toujours en cours. M. D.

L’apport des analyses scientifiques

Quels sont justement les procédés méthodologiques employés pour identifier des restes humains découverts lors de campagnes archéologiques ?

Ils co-impliquent de plus en plus les techniques de la médecine légale, de l’anthropologie et de l’archéologie, afin de reconnaître les personnages pour lesquels on dispose des données biographiques. Les critères principaux sont le sexe de l’individu, l’âge, la cause du décès, les pathologies, la latéralité (droitier ou gaucher), les signes d’activité, les particularités physiques (couleur de cheveux, cicatrices, asymétrie, paralysie…). Les isotopes apportent des données sur l’alimentation. En travaillant sur la mâchoire d’Hitler, nous avons constaté, dans le tartre dentaire, l’absence de fibres carnées et la présence de fibres végétales et de fragments d’argile ; cela correspond à son régime alimentaire et à des données biographiques : il était devenu végétarien après la Première Guerre mondiale et il prenait des médicaments à base d’argile pour soigner ses brûlures d’estomac. La conservation des vêtements ou des os longs aide à reconstituer la taille et la stature. Si les rapports d’autopsie ou d’embaumement se trouvent dans des archives, ils sont comparés avec l’état réel du corps. De même, s’il est possible de faire une restitution du visage et s’il existe des portraits réalisés du vivant de l’individu, nous établissons des comparaisons. Il faut donc mettre en place toute une concordance de preuves, reposant sur de nombreux arguments pour pouvoir être entièrement sûr d’une identification. Quelques correspondances ne peuvent pas suffire. Et même si le sarcophage ou le cercueil est intact et scellé avec une inscription portant un nom, on procède de la même manière pour établir la certitude qu’il s’agit bien de ce défunt-là.

Momie d’homme. Lyon, musée des Confluences, inv. 90001265.

Momie d’homme. Lyon, musée des Confluences, inv. 90001265. © Olivier Garcin

Y a-t-il de récentes avancées scientifiques dans ce domaine ?

Oui, et elles sont majeures. La protéomique, c’est-à-dire la reconnaissance précise des protéines composant un échantillon, permet des examens complémentaires à ceux de l’ADN, surtout quand ce dernier est très fragmenté et inutilisable. Les protéines présentent l’avantage de se conserver beaucoup mieux et plus longtemps. En distinguant celles émises par un agent bactérien, nous pouvons déterminer la cause du décès de certains individus. La protéomique indique par ailleurs si le défunt ou la défunte suivait un traitement médical, souffrait d’une maladie génétique, d’un diabète, ou même si elle était enceinte – ce qui oriente son sexe (si cette information n’a pas pu être apportée par l’ADN)… En partenariat avec le CEA (Commissariat à l’énergie atomique) de Marcoule, le LAAB est pionnier dans le domaine de la paléoprotéomique, qui révolutionne la recherche de la même manière que la paléogénomique (les études génétiques de l’ADN) l’a révolutionnée par le passé.

Qu’apporte l’identification d’un défunt en matière de recherche historique ?

Elle confirme d’abord l’authenticité des dépouilles, ou pas, et donc si les sources historiques disent la vérité. Nous avons mis en évidence que Saint Louis n’est pas mort de la peste, mais d’un scorbut surinfecté par une bactérie bucco-dentaire (qui n’est donc pas la peste), et donné dès lors la version réelle de la cause du décès. En ce moment, le travail mené sur les ossements de Raphaël inhumé au Panthéon à Rome aidera à déterminer l’origine de sa mort qui était jusqu’alors inconnue. Nous étudions aussi le cœur de Voltaire, conservé à Paris à la Bibliothèque nationale de France. On sait que le philosophe a succombé à une maladie urologique, mais on ignorait encore laquelle. Les résultats de ces deux études seront publiés prochainement. L’identification conduit enfin à corriger les erreurs et à réparer les cicatrices du passé, ce qui est très important à mes yeux. Ainsi de Diane de Poitiers, dont la tombe dans la chapelle funéraire d’Anet avait été profanée en 1795 et la dépouille jetée dans une fosse commune ; notre démarche a abouti au ré-ensevelissement de ses restes dans leur lieu de sépulture d’origine.

Coffret doré renfermant lecœur de Voltaire (1694-1778). Il est conservé dans le socle de sa statue, dans le salon d’honneur du site Richelieu de la Bibliothèque nationale de France.

Coffret doré renfermant lecœur de Voltaire (1694-1778). Il est conservé dans le socle de sa statue, dans le salon d’honneur du site Richelieu de la Bibliothèque nationale de France. DR

Corps et âmes

Par ailleurs, qu’apporte la recherche sur des défunts dont l’identité n’est pas connue ?

C’est en effet la très grande majorité des cas étudiés en paléopathologie. Ces squelettes « anonymes » sont importants car ce sont eux qui font l’histoire (à la différence des personnes passées à la postérité qui ont fait l’Histoire). Ils apportent de précieuses informations sur la démographie, l’état de santé ou encore l’alimentation d’une population à un moment donné, mais aussi sur l’amélioration des pratiques médicales et chirurgicales au fil du temps, les périodes de crises (famines, guerres, épidémies, catastrophes naturelles…), les vagues migratoires, l’équilibre extrêmement instable entre l’homme et son environnement… Le travail réalisé actuellement dans les catacombes de Paris, dans le cadre d’une convention passée entre le LAAB et Paris Musées, vise à améliorer et à préciser le dénombrement des défunts, estimés à six millions d’individus sur près de mille ans, de la fin du IXe siècle au tout début du XIXe siècle, à mieux connaître la démographie parisienne et à mener des études de paléopathologie.

Aujourd’hui, la paléoprotéomique révolutionne la recherche de la même manière que la paléogénomique l’a révolutionnée par le passé.

Les recherches conduites sur ces défunts peuvent poser des problèmes éthiques. Existe-t-il une déontologie spécifique ?

C’est un sujet qui me tient à cœur car j’ai justement écrit une thèse de science en spécialité éthique sur le statut du corps mort. Il ne faut pas transgresser la frontière, dangereuse, entre l’archéologie funéraire et la profanation de tombes. La distinction repose avant tout sur les intentions qui animent le chercheur : il est primordial de ne pas ouvrir les sépultures uniquement par curiosité. Il faut profiter d’une occasion, comme des travaux de restauration, ou une reprise de sépulture. Par ailleurs, la recherche doit se faire de manière respectueuse du corps, que je considère avant tout comme un patient. Il est important par exemple de faire des prélèvements parcimonieux d’échantillons sur la dépouille et de ne pas détruire ou de fragmenter sans raison. L’intégrité scientifique s’applique de manière aussi sérieuse à des patients morts que vivants. Enfin, la dernière limite intervient au moment de la publication des résultats et des photos. La reproduction d’ossements ne soulève aucun problème. Mais quand il s’agit véritablement de corps, comme les momies, il y a une question de pudeur à respecter. Dans un article intitulé « La science peut-elle être impudique ? », co-signé avec le sénateur Claude Huriet, qui est à l’origine des lois de bioéthique, nous avons mis en évidence la nécessité de respecter la pudeur des patients, quelle que soit leur ancienneté. Nous critiquions par exemple la publication de photos de momies entièrement nues. Est-ce vraiment nécessaire ? À notre sens, non. Dans l’exposition « Momies : les chemins de l’éternité », dont j’étais commissaire à l’Hôtel départemental des expositions de Draguignan, j’ai veillé à ce que les corps ne soient pas exposés sans leurs bandelettes, que les organes génitaux ne soient pas visibles. La pudeur de nos patients, même morts, doit être absolument respectée. 

Vue générale de la hague 121 effondrée dans les catacombes de Paris, aujourd’hui en cours de restauration.

Vue générale de la hague 121 effondrée dans les catacombes de Paris, aujourd’hui en cours de restauration. © Philippe Charlier