Commerce de l’ivoire de morse : les dents du Nord

© Éric Le Brun

Au Moyen Âge, les canines supérieures du morse, formant d’incroyables défenses, furent une denrée précieuse. Les peuples nordiques, dont les fameux vikings, en faisaient commerce. Mais où et comment s’en procuraient-ils ? De nouvelles études génétiques lèvent un coin du voile…

Les Inuits sont réputés être d’habiles sculpteurs et graveurs. L’ivoire de morse fut, à ce titre, un support de choix. Mais ce n’est pas pour ces talents artistiques que les Nordiques, venus d’Europe et installés en Islande et au Groenland, allaient les rencontrer.

« La route de la dent »

Une « route de la dent » (de morse), mise en place entre le Xe et le milieu du XIVe siècle, leur servait à acheminer cette matière vers l’Europe médiévale – qui l’utilisait, entre autres, pour l’orfèvrerie, la décoration des églises ou la fabrication de pièces de jeux d’échecs. Ce succès entraîna une augmentation exponentielle de la demande, faisant le bonheur des populations groenlandaises. Jusqu’à présent, les circuits de production de cette ressource demeuraient obscurs. Où étaient prélevées ces défenses ? Qui chassait le morse : les autochtones ou les Scandinaves ? Nous savons par les textes que ceux-ci s’adonnaient à cette pratique dans le Norðrsetur, une zone côtière à l’ouest du Groenland. Cela suffisait-il pour répondre à la demande ? Une étude génétique s’avérait nécessaire, mais où trouver de l’ADN ?

Commerce circumpolaire

Fort heureusement, les défenses de morse étaient souvent exportées avec la partie avant du crâne du morse (le rostre) : c’est donc à partir de ces vestiges que les généticiens ont travaillé, analysant et datant une trentaine d’entre eux retrouvés en Europe du Nord. De là, il a été possible d’identifier l’origine géographique des morses sacrifiés à la cupidité des humains. Initialement, le stock d’ivoire provenait principalement d’Islande et du Groenland et ce sont les Scandinaves qui s’en chargeaient. Les réserves s’épuisant, ils poussèrent jusqu’en Extrême-Arctique, vers la polynie des eaux du Nord (une grande étendue d’eau libre entourée par la banquise), un « point chaud » marin et écologique appelé Pikialasorsuaq en groenlandais, ainsi qu’au bassin de Foxe (Canada). Deux solutions s’offraient à eux : soit organiser de lointaines et périlleuses expéditions de chasse de plusieurs semaines, soit, plus probablement, s’arranger avec les populations locales du Nunavut ou de Thulé, avec qui ils ont pu commercer ; en effet, contrairement aux Nordiques, qui ne pouvaient que tuer à la lance des morses affalés sur les berges, les Inuits et Tuniit étaient capables de les prélever en pleine mer, grâce à leurs harpons à bascule, où une corde permettait de récupérer l’animal. Cette association créa, selon les auteurs, les conditions d’une « mondialisation » circumpolaire, prélude à la construction de réseaux commerciaux d’exploitations intensives qui existent toujours, et qui ont contribué aux désordres climatiques actuels.

Pour aller plus loin :
MALBOS L., 2024, Les peuples du Nord. De Fróði à Harald l’Impitoyable (Ier-XIe siècle), Paris, éditions Belin.
RUIZ-PUERTA E. J. et al., 2024, « Greenland Norse walrus exploitation deep into the Arctic », Sci. Adv., 10, eadq4127. DOI : 10.1126/sciadv.adq4127