Divins bronzes khmers au musée Guimet

Ganesha (détail). Époque angkorienne, fin XIIe-XIIIe siècle, Prasat Yeay Moa, Angkor, province de Siem Reap, Cambodge, bronze, H. 26 cm. Musée national du Cambodge à Phnom Penh. © Thierry Ollivier
Célèbre pour ses œuvres de pierre, la civilisation khmère a aussi produit de très nombreux bronzes qui ornaient jadis les temples. Ce matériau précieux aux tons dorés, parfois recouvert d’or, est au cœur de la nouvelle exposition du musée Guimet, organisée en collaboration avec l’École française d’Extrême-Orient (EFEO), le Centre de recherche et de restauration des musées de France (C2RMF) et le musée national du Cambodge. Elle suit le bronze depuis l’extraction du minerai de cuivre qui est au cœur de l’alliage, jusqu’au produit fini, au fil de 200 œuvres, dont 126 prêtées par le Cambodge. Les quatre commissaires, Pierre Baptiste et Thierry Zéphir du musée Guimet, Brice Vincent de l’EFEO et David Bourgarit du C2RMF ont répondu à nos questions.
Propos recueillis par Alice Tillier-Chevallier
Quel est le parti pris de cette exposition uniquement dédiée au bronze ?
Pierre Baptiste : Nous proposons de faire un pas de côté pour donner à voir une autre facette de l’art khmer. Le bronze est largement méconnu du grand public ; et pour cause : il est absent du site d’Angkor, vaste ensemble de monuments en pierre et en brique aujourd’hui vide de tout son mobilier ; et il est aussi peu représenté dans les musées avant tout centrés sur les collections lapidaires, qui attirent sans doute davantage le regard. Or les recherches récentes, notamment avec la découverte de deux sites majeurs, la mine de cuivre de Chhaep et la fonderie royale d’Angkor, dévoilent de nouvelles perspectives. L’exposition s’intéresse donc aux dimensions technique, économique, politique, religieuse de ce matériau – pour aller au-delà de la seule histoire de l’art. Ce qui ne nous empêche pas d’aborder bien sûr les questions de style : les bronzes s’inscrivent dans le système stylistique khmer et ses différentes périodes.
Brice Vincent : Si le cœur de l’exposition est consacré à l’époque angkorienne, entre le IXe et le XIVe/XVe siècle, le parcours commence à la Protohistoire et suit le travail du cuivre et de ses alliages jusqu’à nos jours. D’après les données disponibles pour la Thaïlande voisine, sa métallurgie commence dans la région vers 1100-1000 avant notre ère. Elle a d’abord servi à la fabrication d’armes, d’outils et de parures. Associé à l’étain pour former le bronze, ce métal a rapidement été utilisé à des fins rituelles. C’est notamment le cas au temps d’Angkor, comme en témoignent les objets découverts, marqués pour certains d’une inscription mentionnant le commanditaire, et les listes de donations retrouvées sur des stèles.
Pièce d’about en forme de Garuda. Époque angkorienne, fin XIIe-XIIIe siècle, pagode nord d’Angkor Vat, province de Siem Reap, Cambodge, bronze, H. 29,5 cm. Musée national du Cambodge à Phnom Penh. © Thierry Ollivier
Le mythe de Vishnou Anantashayin (sur le serpent Ananta)
Le Vishnou du Mébon occidental renvoie au mythe fondateur, dans l’hindouisme, de la destruction et recréation du monde, fondé sur la triade composée de Shiva, Vishnou et Brahma. Une fois l’univers détruit par Shiva, Vishnou peut, alors qu’il ne reste plus que l’océan primordial, se livrer sur son naga à une méditation cosmique… Un lotus finit par émerger et, de cette fleur, surgit alors le dieu Brahma, principe créateur ; celui-ci prononce alors les quatre védas et crée un monde nouveau. Ce mythe est surtout représenté au Cambodge sur des bas-reliefs, souvent placés aux linteaux des portes. Le Vishnou du Mébon occidental est l’une des rares représentations en ronde bosse connues à ce jour.
Vishnou. Époque angkorienne, seconde moitié du XIe siècle, Mébon occidental, Angkor, province de Siem Reap, Cambodge, bronze, H. 123 cm. Musée national du Cambodge à Phnom Penh. © Thierry Ollivier
Matériau des rois
Quelles sont les pièces alors réalisées en bronze ?
B. V. : Elles appartiennent à trois grandes catégories : les images, les objets et les décors. Dans le premier ensemble, on peut distinguer les statues fixes, destinées à rester au sein du temple, et les images portatives. Celles-ci sont déplacées pour les besoins quotidiens du culte ou à l’occasion de festivités : à l’époque angkorienne, des centaines de dieux convergent ainsi vers la capitale lors de certaines fêtes – les statues d’un gabarit de 50-60 cm semblent correspondre à cet usage. Au nombre des objets se trouvent des bassins, vases, aiguières et autres récipients et ustensiles de culte qui servent à laver, nourrir et parer la divinité, mais aussi des armes votives ou des éléments de véhicule liés au prestige, comme des pièces ornementales de palanquins. Enfin, les décors architecturaux en bronze concernent surtout la période de l’apogée d’Angkor, aux XIIe et XIIIe siècles : les maçonneries de plusieurs grandes fondations royales étaient alors recouvertes de plaques en bronze, de même que les encadrements de portes, niches et menuiseries… Ces décors ont malheureusement été très largement pillés. On dispose néanmoins d’un lot exceptionnel de fragments, mis au jour dans les années 2000 et aujourd’hui au musée-monastère du Vat Reach Bo à Siem Reap. Son contexte archéologique est incertain, mais il proviendrait d’un temple du nord-est du Cambodge, sans doute le Preah Khan de Kompong Svay.
David Bourgarit : L’une des avancées récentes de la recherche consiste précisément à réussir à restituer la place du bronze au sein des temples. À partir des vestiges de décors architecturaux identifiés et des sources épigraphiques mentionnant le poids des métaux qui ont fait l’objet de donations, notre collègue Sébastien Clouet a estimé que le temple de Ta Prohm, à Angkor, aurait été orné de pas moins de 4,5 tonnes de bronze !
Thierry Zéphir : Au-delà de leur typologie, les quelque 200 pièces en bronze que nous présentons viennent illustrer toute la richesse du répertoire iconographique. Celui-ci relève à la fois du bouddhisme et de l’hindouisme (shivaïsme ou vishnouisme), dans un pays qui pratiquait ces différents cultes sans exclusive ou confrontation. Certes, suivant les périodes, l’un ou l’autre semble parfois avoir été privilégié, mais il n’est pas exclu que cette vision soit biaisée et tienne surtout au hasard des découvertes. Le panthéon mentionné par les sources écrites est impressionnant. Malheureusement toutes les déités représentées ne sont pas toujours identifiables.
Bouddha faisant le geste de l’absence de crainte. Époque angkorienne, seconde moitié du XIIe siècle, Angkor Vat, province de Siem Reap, Cambodge, bronze, H. 79,5 cm. Musée national du Cambodge à Phnom Penh. © Thierry Ollivier
« L’une des avancées récentes de la recherche consiste à réussir à restituer la place du bronze dans les temples khmers. »
La fonderie oubliée
Le parcours évoque le site minier de Chhaep d’où pourrait provenir le cuivre utilisé dans le bronze angkorien. Comment a-t-il été identifié en 2021 ?
B. V. : La découverte de la fonderie royale d’Angkor, puis son étude, nous ont conduits à nous interroger sur la question de la provenance du cuivre… Des recherches ont été lancées dans le cadre du programme LANGAU dédié à l’étude de la métallurgie de ce matériau dans le Cambodge angkorien, en collaboration avec le ministère de la Culture et des Beaux-Arts. Au cœur du travail de doctorat conduit par Sébastien Clouet à Sorbonne Université, elles ont d’abord consisté à dépouiller aussi bien la littérature géologique remontant à l’époque coloniale que les rapports des compagnies minières, pour l’ensemble du territoire du Cambodge ancien – qui dépassait largement les frontières actuelles du pays. Plusieurs sites ont été identifiés et ont commencé à être explorés.
D. B. : C’est notamment grâce à un relevé LiDAR que le site minier de Chhaep a été découvert, à 180 km au nord-est d’Angkor, dans une région longtemps isolée. Un collègue géologue minier, Pierre Rostan, a repéré cet emplacement qui ressemblait bien à une exploitation minière à ciel ouvert ; les prospections menées sur place l’ont ensuite confirmé.
Maitreya. Époque angkorienne, première moitié du Xe siècle, Vat Ampil Teuk, province de Kompong Chhnang, Cambodge, bronze, H. 75,5 cm. Musée national du Cambodge à Phnom Penh. © Thierry Ollivier
La fonderie royale d’Angkor
À proximité immédiate de l’ancien palais royal d’Angkor Thom, un atelier de sculpture du XIIe siècle était fouillé par une équipe australienne. En 2012, la découverte de déchets métallurgiques met sur la piste d’un atelier de bronziers antérieur. Étudié dans le cadre du programme de recherche LANGAU à partir de 2016, en collaboration avec l’Autorité nationale APSARA, le site a fait depuis l’objet de plusieurs campagnes de fouilles, jusqu’à la dernière au printemps 2024. De très nombreux fragments de creusets, de fours, de blocs utilisés pour protéger les soufflets et tuyères (sans doute en bois ou en bambou et permettant de monter en température), de chutes de fonderie, ou encore de fragments de moules (dont l’épaisseur atteste d’une utilisation pour une statuaire de grande taille) ont ainsi été mis au jour… D’après les premières datations, l’atelier a été en activité pendant une centaine d’années et a arrêté de produire à la fin du XIe siècle. C’est là le seul site de fonderie connu pour toute l’Asie du Sud-Est à cette période.
Fouille d’ateliers de réduction de minerai de cuivre dans la région de Chhaep, province de Preah Vihear, Cambodge. Avril-mai 2023. © B. Vincent
Quelle est l’importance de ce site ? Et comment le lien avec Angkor a-t-il été établi ?
B. V. : C’est un complexe à la fois minier et métallurgique, d’une étendue de 500 km2, exploité depuis la Protohistoire et encore actif au temps d’Angkor : il permet donc d’étudier le travail du cuivre sur près de 2 500 ans. Toute la chaîne de production a laissé des vestiges : depuis le minerai encore présent au fond de la mine jusqu’aux fours et aux creusets utilisés pour la réduction. Un fragment de lingotière, moule en terre cuite qui servait à fabriquer des lingots de cuivre, connus en particulier à travers une centaine d’exemplaires retrouvés à Angkor, a également été mis au jour. Des échantillons de cuivre prélevés à Chhaep ont été envoyés au C2RMF pour analyse et ont été comparés au bronze du grand Vishnou du Mébon occidental, étudié et restauré dans le cadre de l’exposition (et qui en constitue la pièce maîtresse). Les fortes concordances révélées font de cette mine de cuivre un très bon candidat pour le bronze angkorien.
D. B. : Des estimations de l’importance de la production ont été réalisées sur la base de l’étude chimique et pétrographique des scories (déchets de production), avec l’aide des calculs thermodynamiques de notre collègue de l’université de Padoue, Filippo Disconzi. D’après les conclusions de Sébastien Clouet, plus de 15 000 tonnes de cuivre auraient été produites durant un millénaire sur la seule zone étudiée à ce jour, au sein de l’immense site de Chhaep.
Ganesha. Époque angkorienne, fin XIIe-XIIIe siècle, Prasat Yeay Moa, Angkor, province de Siem Reap, Cambodge, bronze, H. 26 cm. Musée national du Cambodge à Phnom Penh. © Thierry Ollivier
Secrets de Vishnou
Le Vishnou du Mébon occidental a-t-il livré d’autres secrets ?
P. B. : Nous ne conservons que le buste et des fragments du dos et des jambes d’un Vishnou qui était à l’origine, si l’on se réfère aux autres représentations connues, allongé sur un naga, serpent d’éternité, et accompagné de son épouse Lakshmi, qui lui massait les jambes, et du dieu Brahma, placé sur une fleur de lotus émanant de son nombril. Ces différents éléments ont été mis au jour en 1936 dans le puits central du temple du Mébon occidental. Pendant longtemps, on n’a rien su ni du naga, ni du socle sur lequel il reposait. Des découvertes récentes ont été réalisées dans le cadre du chantier de restauration du temple mené par l’Autorité nationale APSARA : en étudiant les blocs en grès et en latérite éparpillés dans l’enceinte du monument et autour de l’îlot central et en les numérisant en 3D, l’architecte Olivier Cunin a reconstitué une forme ovale, très éloignée des habituels piédestaux à base carrée ou rectangulaire. Elle pourrait avoir été la structure portante du décor soutenant le naga, dont les anneaux devaient tournoyer autour de Vishnou. Le serpent à sept têtes, comme il est généralement figuré, devait sans doute surgir à l’arrière de la tête de Vishnou. Cette partie était-elle en métal ? Tenue par des madriers en bois ? Rien n’en a été retrouvé.
B. V. : En plus du Vishnou, le puits central du temple a livré ce qui a longtemps été désigné comme un « artefact tubulaire », composé de plusieurs segments en grès, pour un ensemble de plus de 10 m de haut. L’hypothèse est qu’il s’agirait d’un linga, symbole du dieu Shiva, et qu’il aurait constitué la pièce centrale du monument, Vishnou étant placé immédiatement à l’est, sur le même îlot central.
T. Z. : Cette configuration associant un linga shivaïte et Vishnou étendu sur le cobra polycéphale Ananta n’a jamais été rencontrée ailleurs au Cambodge, du moins sous la forme qu’elle semble avoir prise ici. Elle viendrait remettre en cause une tendance très occidentale – ou influencée par la connaissance des pratiques indiennes – à séparer fortement les croyances, alors même que dans le Cambodge ancien, on trouve par exemple des bas-reliefs hindouistes dans des temples bouddhistes. L’exposition est l’occasion de commencer à approfondir cette dimension méconnue.
Divinité féminine agenouillée, support de miroir (?). Époque angkorienne, première moitié du XIIe siècle, Prasat Bayon, Angkor Thom, province de Siem Reap, Cambodge, bronze, H. 34 cm. Musée national du Cambodge à Phnom Penh. © Thierry Ollivier
Le temple-îlot du Mébon occidental
Unique en son genre, le temple qui était orné du Vishnou était un sanctuaire atypique, de forme carrée, formant une petite île artificielle au centre du baray (réservoir) occidental d’Angkor, entouré d’une enceinte et comprenant lui-même un bassin et un îlot central. Les vestiges actuels correspondent à un second état. Les recherches menées par Olivier Cunin ont en effet montré qu’un premier temple avait été construit au début du XIe siècle sous Suryavarman Ier ; ses pierres ont été ensuite réemployées sous le règne de son fils Udayadityavarman et peut-être aussi sous celui de son autre fils et successeur, Harshavarman III. Restauré depuis 2012, il pourrait encore receler, dans son bassin qui n’a jamais fait l’objet de fouilles exhaustives, des fragments complémentaires du Vishnou.
Vue du Mébon occidental à Angkor, province de Siem Reap, Cambodge. © P. Royère
« Bronzes royaux d’Angkor, un art du divin », jusqu’au 8 septembre 2025 au musée national des arts asiatiques – Guimet, 6 place d’Iéna, 75116 Paris. Tél. 01 56 52 54 33. wwwguimet.fr
Catalogue co-édition musée Guimet, In Fine éditions d’art, 304 p., 39 €