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Exposition « Par tous les dieux ! » au château de Caen : rendre sensibles les liens entre les hommes et les dieux

Statue d’Aphrodite et d’Éros (détail). Bronze, Syrie romaine, Ier-IIe siècles de notre ère. FGA-ARCH-RA-0158.

Statue d’Aphrodite et d’Éros (détail). Bronze, Syrie romaine, Ier-IIe siècles de notre ère. FGA-ARCH-RA-0158. © Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photographe : André Longchamp

2025 marque les mille ans de la première mention de la ville de Caen dans les archives écrites. À cette occasion, la ville propose une série de festivités, dont une magnifique exposition dans le château de Caen organisée en étroite collaboration avec la Fondation Gandur pour l’Art (FGA) à Genève. Isabelle Tassignon, archéologue et conservatrice à la FGA et Jean‑Marie Levesque, directeur du musée de Normandie, nous révèlent les secrets de cette manifestation.

Propos recueillis par Éléonore Fournié

Pourquoi avoir organisé cette exposition ? 

Isabelle Tassignon : En 2017, la FGA avait prêté au musée de Caen plusieurs pièces de la collection d’archéologie égyptienne pour l’exposition Voyages en Égypte. Des Normands au pays des pharaons au XIXe siècle. Cette nouvelle manifestation permet, elle, de dévoiler une partie des plus belles pièces d’archéologie classique (monde gréco-romain) venues de tout le Bassin méditerranéen. Mais pour la Fondation, cet événement est aussi l’occasion de donner un aperçu en avant-­première de son fonds avant l’ouverture du musée de la Fondation Gandur pour l’Art à Caen.

Jean-Marie Levesque : Cette exposition s’inscrit également dans le programme du Millénaire de Caen, qui célèbre cette année les mille ans de la première mention de la ville Cadomus dans un document historique. 2025 marque aussi une étape majeure dans l’histoire du château de Caen, où siège le musée de Normandie, et la conclusion d’une vaste opération de rénovation des espaces intérieurs de la forteresse, ainsi qu’un considérable chantier d’archéologie tant programmée que préventive. L’exposition fait partie des événements marquants de cet anniversaire.

L’Apollon de Lillebonne. Bronze doré, IIe siècle de notre ère. Paris, musée du Louvre.

L’Apollon de Lillebonne. Bronze doré, IIe siècle de notre ère. Paris, musée du Louvre. © Musée du Louvre, Dist. Grand-Palais RMN, Anne Chauvet

« Longtemps, la Normandie a été qualifiée de Far West de la civilisation classique méditerranéenne ; or, cette idée s’avère être de plus en plus fausse. »

Croiser les collections et les dieux

Quels sont les fonds présentés dans l’exposition ? 

I. T. : Elle rassemble 200 œuvres, dont une moitié est issue des collections de la FGA et l’autre moitié du fonds du musée de Normandie et de prêts de différentes institutions muséales et collections privées françaises, toutes mettant en valeur des découvertes aussi bien anciennes que récentes. Les objets de la FGA proviennent de diverses régions de l’Empire romain ; ils ont été choisis par un collectionneur pour leurs qualités esthétiques, leur intérêt historique et leur pedigree. Ces modèles classiques ont été diffusés dans tout l’Empire, et notamment en Gaule, servant d’inspiration aux artisans gallo-romains.

J.-M. L. : Les collections du musée, fondé en 1946, reposent sur des pièces de l’ancien musée de la Société des antiquaires de Normandie et sur des découvertes récentes. Pendant longtemps, la Normandie a été qualifiée de Far West, de territoire en marge de la culture gréco-romaine de Méditerranée ; or cette idée s’avère être de plus en plus fausse à mesure que les travaux de recherche archéologique progressent. On sait que depuis l’Âge du bronze, voire avant, cette région est marquée par de grands courants de circulation, notamment la fameuse « route de l’étain », qui met en contact les régions riveraines de la Manche avec le bassin méridional. Si les sources textuelles sont peu loquaces pour l’Âge du fer, l’archéologie montre que ce territoire est toujours sillonné de routes jusqu’à la fin de la période de l’indépendance gauloise. Croiser les collections de la FGA et du musée permet de faire dialoguer deux fonds à l’histoire et à la composition très différentes.

Statue d’Aphrodite et d’Éros. Bronze, Syrie romaine, Ier-IIe siècles de notre ère. FGA-ARCH-RA-0158.

Statue d’Aphrodite et d’Éros. Bronze, Syrie romaine, Ier-IIe siècles de notre ère. FGA-ARCH-RA-0158. © Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photographe : André Longchamp

« Croiser ces deux collections permet de faire dialoguer deux fonds à l’histoire et à la composition très différentes. »

Quels dieux président à cette célébration ? 

I. T. : Il y a d’abord les douze dieux olympiens (Zeus/Jupiter, Héra/Junon, Hadès/Pluton, Poséidon/Neptune, Déméter/Cérès, Dionysos/Bacchus, Apollon, Athéna/Minerve, Artémis/Diane, Hermès/Mercure, Héphaïstos/Vulcain, Arès/Mars), qui font consensus chez les Grecs et les Romains (malgré de petites variantes d’un panthéon à l’autre), puis les dieux celtiques (qui parfois résistent à l’arrivée de ces nouvelles divinités) et gallo-romains. Nous nous intéressons aussi à la figure de la « grande déesse », personnalité héritée des cultures néolithiques et attestée sous diverses formes dans le Bassin méditerranéen ou en Gaule. Enfin, nous évoquons les dieux orientaux (dont Mithra, Mên et Sabazios), d’autres aux allures et aux rites exotiques, qui ont séduit la Grèce et l’Italie, souvent dès l’époque républicaine, et qui vont continuer leur chemin vers les Gaules et les Germanies.

La déesse-mère de Saint-Aubin

Cette œuvre, en pierre calcaire, montre une femme assise sur un fauteuil, chaussée de sandales et vêtue à la romaine d’une stola (toge) plissée recouverte d’un manteau. Coiffée d’un diadème, elle porte deux fibules (agrafes) sur son manteau, ainsi qu’un torque de tradition gauloise autour du cou. Contre ses genoux, deux enfants aux têtes brisées. Exceptionnelle à de multiples égards, elle demeure la seule sculpture en ronde-bosse de grande taille d’époque romaine conservée au musée de Normandie. Cette œuvre témoigne d’un syncrétisme religieux propre à la région et à l’époque, illustrant parfaitement la question des transferts culturels. Elle souligne aussi la vivacité, en pleine époque romaine, du culte de la Mère. L’histoire de sa découverte est assez rocambolesque : elle a été mise au jour lors de travaux de terrassement liés à la construction d’éléments du mur de l’Atlantique en 1943, au fond du puits d’un temple gallo-romain à Saint-Aubin-sur-Mer (Calvados). Elle y avait probablement été précipitée par un évangélisateur zélé voulant détruire cette idole… Au sein de l’exposition, elle est mise en parallèle avec deux figurations de la déesse Cybèle tenant des fauves, qui proviennent de la FGA. Ce sont là deux manières d’interpréter une même image féminine, très puissante : l’une plus syncrétique, liée à la fécondité, l’autre plus orientale, liée à la chasse et à la maîtrise des animaux. À elle seule, cette œuvre incarne le point de rencontre entre les œuvres de la FGA et celles du musée. I. T. et J.‑M. L.

Déesse-mère. Calcaire, Saint Aubin-sur-Mer (Calvados), fin du Ier siècle de notre ère. Caen, musée de Normandie, D.83.1.1.

Déesse-mère. Calcaire, Saint Aubin-sur-Mer (Calvados), fin du Ier siècle de notre ère. Caen, musée de Normandie, D.83.1.1. © Musée de Normandie, ville de Caen

Voyage en polythéisme

L’exposition met en lumière la dimension fondamentalement polythéiste des religions antiques. Pourquoi ? 

I. T. : Nous souhaitons attirer l’attention du public sur cet aspect, qui est très différent des religions monothéistes actuelles, notamment des religions du Livre, où une Loi révélée à un prophète fait référence. Les polythéismes égyptien, grec, romain ou celtique sont tout autres : leurs nombreux mythes, qui par moment se recoupent, font l’objet d’une grande variété d’interprétations. Grâce aux œuvres exposées, nous voulons faire comprendre cette approche du monde religieux des Anciens, ces liens entre les dieux (entités capricieuses et exigeantes) et les hommes dans un monde où, plus encore qu’aujourd’hui, ceux-ci sont à la merci des éléments naturels. Par ailleurs, nous aborderons la question des mots et des gestes – prières et offrandes – qui permettent d’attirer l’attention de la divinité. Ainsi, nous avons des représentations de fidèles tenant l’objet qu’ils leur offrent (une fleur, un gâteau, etc.) : c’est une façon de se rendre éternel dans l’acte de donner. On pourrait aussi citer les inscriptions votives, souvent associées à un objet, tel ce poisson en bronze muni d’une dédicace en grec, mentionnant qu’un chef d’équipage a dédié cet animal en remerciement à Apollon (sans doute pour une bonne pêche ou une heureuse traversée). Dans le monde gréco-romain, l’offrande repose sur le principe contractuel du do ut des (« je donne pour que tu donnes »). Le fidèle donne un cadeau à la divinité pour recevoir en échange sa protection ou un bienfait. Pensons aux ex voto que l’on retrouve dans certains cultes catholiques ou orthodoxes : on attire l’attention du saint en lui demandant qu’il guérisse ou protège l’être ou le membre anatomique représenté, ou on le remercie de l’avoir guéri en lui offrant une image. Et bien sûr, nous nous intéresserons à la question des syncrétismes : ces rapprochements, fusions ou assimilations entre deux entités proches par l’aspect ou les compétences, l’une locale, l’autre venue d’ailleurs. Enfin, l’idée est de réveiller des souvenirs : nous avons croisé tous ces dieux au cours de notre enfance, et nous les rencontrons encore régulièrement au détour d’une bande dessinée, d’une série ou d’un dessin animé.

Médaillon de Séléné/Luna. Or, Grèce ou Égypte, IIe siècle avant notre ère. FGA-ARCH-RA-0094.

Médaillon de Séléné/Luna. Or, Grèce ou Égypte, IIe siècle avant notre ère. FGA-ARCH-RA-0094. © Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photographe : Grégory Maillot

Comment le parcours s’articule-t-il ? 

I. T. : Il est thématique et privilégie une progression chronologique. La première section définit donc la notion de polythéisme et la manière dont ces religions antiques se distinguent de celles actuelles. Nous évoquons aussi la question du foisonnement des mythes, et plus particulièrement la manière dont ils ont été perçus en Gaule. Puis vient une partie sur la « grande déesse », cette déesse-mère qui apparaît au Néolithique et dont les formes opulentes renvoient à une dame très puissante en lien avec la fertilité et la fécondité, et qui s’incarne en Gaule dans les Matres. Le panthéon classique est scindé en deux avec d’abord les divinités de première génération, c’est-à-dire les patriarches et les matriarches (Zeus/Jupiter, Héra/Junon, Déméter/Cérès, Aphrodite/Vénus qui est héritière de cette déesse-mère, ou encore Poséidon/Neptune) qui ont des traits distinctifs particuliers, puis celles de la seconde, ces « enfants » aux traits physiques communs (comme les cheveux non coupés, signe de jeunesse). On s’intéresse ensuite à la question de la Normandie et à la manière dont ces entités y apparaissent et y sont honorées. Transparaît la pré­éminence des divinités dites « de troisième fonction », en lien avec la fertilité, le commerce, la fécondité, la richesse et la santé. La fin du parcours s’attache aux « séductions orientales » – et je pense notamment à deux magnifiques représentations du dieu Attis de la FGA ou à un fragment de relief illustrant le sacrifice fait à Mithra trouvé à Jort (Calvados). Elles témoignent de l’importance des mouvements de population sur de grandes distances – esclaves, commerçants, soldats, etc. – dans ces transmissions. Nous concluons enfin avec la persistance de certains cultes, tels ceux rendus au tricéphale (dieu celtique très populaire en Gaule) ou à la déesse-mère, encore pratiqués jusqu’à la fin de l’Antiquité.

J.-M. L. : L’exposition se déploie dans un lieu particulier, la salle des remparts du château, qui est installée dans le volume d’une ancienne terrasse d’artillerie. De fait, l’architecture médiévale y est très présente. Nous proposons des modules avec une figure centrale pour chaque section et ses déclinaisons. Le parcours est maillé d’éléments pédagogiques qui clarifient des notions de mythologie (parfois) oubliées, ou qui amènent les visiteurs à se poser des questions : comment exposer le fait religieux dans un musée ?, comment conçoit-on les civilisations antiques ? 

Masque de divinité. Bronze, Bailleul (Orne), fin du IIe-début du IIIe siècle de notre ère. Caen, musée de Normandie, inv. 2001.27.1.

Masque de divinité. Bronze, Bailleul (Orne), fin du IIe-début du IIIe siècle de notre ère. Caen, musée de Normandie, inv. 2001.27.1. © Musée de Normandie, ville de Caen, Lucie Voracek

Des collections complémentaires

Depuis au moins deux siècles, les historiens ont l’habitude de croiser toutes les sources disponibles (même anonymes ou indirectes). Les archéologues modernes ont eu, eux, tendance à minorer, voire ignorer, les découvertes anciennes dénuées de contexte stratigraphique. Cependant, on admet aujourd’hui que tout vestige, monnaie même sans provenance précise ou objets « orphelins », peut apporter des informations importantes et éclairer un passé souvent lacunaire. C’est le choix retenu pour cette exposition, où les modestes fragments trouvés en fouilles porteurs d’informations chronologiques sont mieux identifiables au regard d’œuvres plus complètes, mais à la datation incertaine. Les connaissances sur ces productions cultuelles, parfois énigmatiques, s’en trouvent enrichies. J.-Y. M.

Par tous les dieux ! jusqu’au 28 septembre 2025 au musée de Normandie, château, 14000 Caen. Tél. 02 31 30 47 60. https://musee-de-normandie.caen.fr