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Grandes questions de l’archéologie : « Homo sapiens est-il un primate agressif ? »

Tombe double de Djebel Sahaba. Les crayons indiquent la position d’objets en pierre associés.

Tombe double de Djebel Sahaba. Les crayons indiquent la position d’objets en pierre associés. © Fond d’Archives Wendorf du British Museum

L’actualité internationale récente pourrait nous conforter dans l’idée que l’espèce Homo sapiens est fondamentalement agressive et belliqueuse, que ce soit au niveau des individus ou à celui des groupes humains, et des États en particulier.

De fait, une fois terminées les horreurs de la Seconde Guerre mondiale et ses soixante millions de morts, ont été recensés dans le monde plus de cinq cents conflits armés, inter-États ou intra-États, lesquels ont causé environ trente-cinq millions de morts, principalement des civils. S’agit-il donc d’une incontournable caractéristique de l’espèce humaine, ou bien d’un phénomène historique plus récent ?

La guerre du feu ou le pouvoir des fleurs ?

Au début du XXe siècle, les sociétés préhistoriques étaient considérées comme foncièrement violentes, ce qu’illustra le célèbre roman La guerre du feu (1909) de l’écrivain belge J.-H. Rosny aîné, vision que le cinéaste Jean-Jacques Annaud reprit avec un succès certain dans son film de 1981 qui porte le même titre, bien que très librement inspiré du livre. En revanche, la découverte par la botaniste Arlette Leroi-Gourhan d’un lit de fleurs sous le corps d’un Néandertalien dans la grotte de Shanidar en Iraq avait inspiré au fouilleur étatsunien Ralph Solecki, dans l’atmosphère des années 1970, la qualification de First Flower People pour lesdits Néandertaliens.

Faucons ou colombes ?

Depuis trois ou quatre décennies, les livres sur les origines de la guerre n’ont, significativement, cessé de fleurir. Parmi les premiers parus, on citera le War Before Civilization: the Myth of the Peaceful Savage (1996) du préhistorien étatsunien Lawrence Keeley, traduit ensuite en français sous un titre plus sobre. C’est en partie de lui que l’on tient l’incontournable rappel historique des deux conceptions philosophiques opposées quant à la nature humaine. Celle de Jean-Jacques Rousseau d’une part dans le Contrat social (1762), pour qui les humains sont fondamentalement bons à l’état de nature, mais peuvent être pervertis par les systèmes sociaux. Celle de l’Anglais Thomas Hobbes dans le Leviathan (1651) d’autre part, pour qui à l’état de nature l’homme est au contraire fondamentalement violent ; et s’il n’y avait pas un souverain en arbitre, régnerait en permanence « la guerre de tous contre tous ». Par référence à la guerre du Vietnam où les décideurs étatsuniens, politiques comme militaires, s’opposaient en deux camps, les « faucons » partisans d’une guerre à outrance et les « colombes » qui réclamaient au contraire un processus de paix (et l’emportèrent), on a souvent rangé les préhistoriens selon ces deux mêmes termes, suivant qu’ils étaient effectivement « hobbesiens » ou « rousseauistes ».

« Deux conceptions philosophiques s’opposent quant à la nature humaine : celle de Jean-Jacques Rousseau d’une part, pour qui les humains sont fondamentalement bons à l’état de nature et celle de Thomas Hobbes d’autre part, pour qui à l’état de nature l’homme est au contraire fondamentalement violent. »

Chimpanzés ou bonobos ?

Les débats ont été en partie renouvelés ces dernières années par les progrès de l’éthologie animale, et singulièrement des primates. La lignée humaine s’est en effet séparée de celle des chimpanzés (pan troglodytes) et des bonobos (pan paniscus) il y a entre huit et dix millions d’années, date du dernier ancêtre commun aux trois espèces, chimpanzés et bonobos s’étant à leur tour séparés un peu plus tard. Malgré leur proximité, ces deux dernières espèces diffèrent totalement, du moins tant que l’on peut encore les observer, puisque les uns comme les autres sont en grand danger à l’état libre, face à la réduction drastique des massifs forestiers africains. Les chimpanzés sont agressifs, vivent en bandes structurées de manière hiérarchique entre mâles dominants, patrouillent aux limites de leur territoire et n’hésitent pas à attaquer en groupe les intrus, y compris de manière léthale. Leurs sociétés sont patrilocales, les jeunes femelles quittant le groupe à l’âge adulte pour rejoindre une autre bande. Au contraire, les bonobos sont de nature pacifique, il y a peu de conflits parmi eux et ceux-ci se résolvent en général par des accouplements – cette espèce étant la seule, avec les humains, à pratiquer également l’accouplement de face. Ce sont plutôt les femelles qui sont dominantes, et elles peuvent se liguer avec succès contre un mâle jugé trop intrusif.

Bonobos.

Bonobos. © DR

Une énigme de l’évolution

La question est donc : pourquoi sommes-nous plus proches des agressifs chimpanzés que des pacifiques bonobos ? Question posée en particulier par le sociologue Bernard Lahire dans un livre ambitieux, Les structures fondamentales des sociétés humaines (2023), qui entend retracer la trajectoire longue de nos sociétés d’un point de vue aussi bien, et de manière indissociable, biologique que culturel. Néanmoins, s’il présente bien le problème, il reconnaît qu’il n’existe actuellement pas de réponse définitive à cette énigme de l’évolution.

De quand date la guerre ?

Si l’on descend le fil du temps, peut-on dater les débuts de la guerre ? On l’attribue souvent au Néolithique, avec la sédentarisation et l’augmentation indéfinie de la population. En réalité, s’il est parfois difficile, sur les ossements d’un individu isolé, de distinguer un accident de la vie quotidienne d’une blessure de guerre, voire d’une scène de ménage, la guerre est bien attestée chez les chasseurs-cueilleurs du Paléolithique. Sur le site de Djebel Sahaba au Soudan, ont été découvertes plusieurs dizaines de corps criblés de flèches mais néanmoins soigneusement inhumés il y a 14 000 ans – certains avec des blessures anciennes cicatrisées –, tout comme à Nataruk au Kenya, avec également plusieurs dizaines de corps, certains ligotés, tous abandonnés cette fois à l’air libre. Beaucoup de chasseurs- cueilleurs observés par des ethnologues pratiquaient bien la guerre, sous diverses formes et sous divers prétextes – souvent l’enlèvement de femmes –, comme l’a rappelé récemment Christophe Darmangeat pour le cas australien. L’ethnologie montre aussi que les chasseurs-cueilleurs qui optent pour la chasse aux grands animaux sont aussi très belliqueux, tandis que ceux qui se nourrissent surtout de végétaux sont beaucoup plus pacifiques.

Prolifération d’armes et de fortifications

Avec le Néolithique et le boom démographique qui s’ensuivit, les constats ne feront que s’étendre, et les armes se perfectionner : haches à couper le bois et flèches pour la chasse au début, mais bientôt poignards spécifiques en silex (comme celui d’Ötzi, l’homme du glacier) puis, grâce au métal, épées mais aussi cuirasses, casques et jambières, et bientôt arbalètes, armes à feu, canons, missiles, drones et feu nucléaire. En même temps, les fortifications se multiplient autour des villages puis des villes.

Épée courte à poignées à antennes découverte dans la nécropole celtique des Ancises à Creuzier-le-Neuf (Allier).

Épée courte à poignées à antennes découverte dans la nécropole celtique des Ancises à Creuzier-le-Neuf (Allier). © Flore Giraud, Inrap

Une espèce empathique ?

Cependant, face à ces constats, il faut bien reconnaître que les humains sont des primates sociaux et qu’ils ne cessent de faire société, malgré leur violence interne et externe. D’ailleurs, l’éthologue Frans de Waal a montré combien la réconciliation était tout aussi nécessaire aux chimpanzés que leur agressivité naturelle. Les humains sont donc aussi une espèce empathique, ce qui a suggéré l’hypothèse d’une « autodomestication » des humains par eux-mêmes au cours du Paléolithique, afin de les rendre sociables et d’expliquer leur extraordinaire succès invasif. Cette « reproduction coopérative » a renforcé chaque groupe et permis son essor démographique. Cette empathie peut être étendue à leurs rapports avec les animaux. Charles Stépanoff a récemment considéré, face aux récits qui évoquent, avec le Néolithique, une domestication brutale de l’homme sur la nature, que les relations avec les animaux dans les sociétés traditionnelles reposaient tout autant sur l’empathie. Nous serions donc à la fois chimpanzés et bonobos. Empathie qui peut avoir une face plus obscure : c’est parce qu’ils sont jugés charismatiques que certains individus ont pu s’imposer comme « chefs » auprès des leurs et que les inégalités sociales n’ont cessé depuis de se creuser.

Pour aller plus loin
DARMANGEAT Chr., 2025, Casus Belli. La guerre avant l’État, Paris, La Découverte.
DEMOULE J.-P., 2019, Les dix millénaires qui ont fait l’histoire. Quand on inventa l’agriculture, la guerre et les chefs, Paris, Fayard, Pluriel.
HRDY S. B., 2016, Comment nous sommes devenus humains, Paris, L’Instant présent.
KEELEY L., 2009, Les guerres préhistoriques, Paris, Tempus Perrin.
LAHIRE B., 2023, Les structures fondamentales des sociétés humaines, Paris, La Découverte.
Le corps de mon ennemi : colloque tenu à l’université de Toulouse Jean Jaurès, 22-24 avril 2024, en ligne : https://www.lahuttedesclasses.net/2024/07/le-corps-de-mon-ennemi-les-videos-sont.html
MEIJER H., 2026 (à par.), Janus faced: The Origines of War and Peace in the Human Species, Cambridge, Cambridge University press.
STEPANOFF Ch., 2024, Attachement. Enquête sur nos liens au-delà de l’humain, Paris, La Découverte.