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Jacques de Morgan, le plus éclectique des archéologues français

Jacques de Morgan en 1897.

Jacques de Morgan en 1897. © Historic Collection, Alamy banque d’images

Qualifié à la fin de sa vie de « conquistador de l’archéologie » par Salomon Reinach, alors directeur du musée des Antiquités nationales, Jacques de Morgan (1857-1924) fut à la fois un explorateur, un scientifique et un homme d’action. Forte personnalité emblématique de l’archéologie française à l’étranger au tournant du XXe siècle, il demeure aussi l’un des derniers savants de formation encyclopédique, associant connaissances naturalistes et humanités classiques, tout en n’ayant jamais exercé de fonction académique. 

Une formation éclectique

Issu d’une famille aristocratique désargentée cultivant l’humanisme et la curiosité scientifique, le jeune Jacques est initié par son père aux sciences naturelles, à la préhistoire et à la numismatique. En sa compagnie et celle de son frère aîné Henri, il fouille le site de Campigny-sur-Bresle (Seine-Maritime), dégageant ce qui fut plus tard interprété comme des fonds de cabane d’époque néolithique. Par l’intermédiaire de son père, Morgan fait la connaissance de Gabriel de Mortillet (1821-1898), attaché au musée des Antiquités nationales de Saint-Germain-en-Laye, et de l’abbé Cochet (1812-1875), inspecteur des Monuments historiques en Normandie puis conservateur du musée des Antiquités de Rouen, qui lui apprennent les rudiments de l’archéologie de terrain. En 1879, il est admis à l’École des mines dont il sort diplômé en 1882. 

Carquois et flèches donnés par Jacques de Morgan au musée d’Archéologie nationale. Saint-Germain-en-Laye, musée d’Archéologie nationale – Domaine national de Saint-Germain-en-Laye.

Carquois et flèches donnés par Jacques de Morgan au musée d’Archéologie nationale. Saint-Germain-en-Laye, musée d’Archéologie nationale – Domaine national de Saint-Germain-en-Laye. © Grand-Palais RMN (musée d’Archéologie nationale), Jean-Gilles Berizzi

L’apprentissage scientifique et la confrontation au terrain (1884)

Espérant renflouer sa situation financière, Morgan devient actionnaire, en 1884, d’une société de prospection minière dans l’État de Perak, en Malaisie occidentale. En dépit de nombreuses péripéties, son exploration montre déjà son souci de suivre une démarche scientifique globale. Ainsi, il apprend le malais, est le premier à identifier certains gisements de cassitérite et dresse la carte des zones exploitables. Il négocie surtout avec le Résident anglais l’octroi d’une concession prometteuse contre la réalisation de la carte topographique de la région du fleuve Perak. Il établit le contact avec des groupes humains orang asli et collecte méthodiquement quantité d’informations sur leurs modes de vie et leur culture matérielle, étudie leurs particularités linguistiques et établit un vocabulaire négrito-malais-français. À son retour en France, il partage un important lot de spécimens naturels et d’objets entre le Muséum national d’Histoire naturelle, le musée d’Ethnographie du Trocadéro et le musée des Antiquités nationales de Saint-Germain-en-Laye, et publie une dizaine d’articles. Si cette expérience est professionnellement sans suite, elle lui aura été très profitable scientifiquement.

Lexique

En 1874, à la suite du traité de Pangkor, Perak passe sous administration britannique, qui y nomme un Résident.

Le basculement vers l’archéologie (1888)

Cherchant toujours une meilleure situation professionnelle, Morgan est chargé en 1886 d’une mission de prospection par la Compagnie des mines de cuivre d’Akhtala (province de Lori, Arménie). Après de nouveaux déboires professionnels, il démissionne en 1888, abandonnant définitivement l’habit d’ingénieur des mines pour celui d’archéologue. Obtenant une mission gratuite du ministère de l’Instruction publique en août 1888, il explore les villes antiques des côtes de la mer Noire et parcourt la Transcaucasie, glanant, notamment dans les bazars, les pièces et médailles qui lui serviront bien plus tard à rédiger son manuel de numismatique orientale. Il découvre fortuitement une nécropole dans les environs d’Akhtala qui lui confirme l’intérêt d’entreprendre des investigations dans le massif du Lelwar, alors très mal connu ; sa curiosité et son intrépidité le poussent à fouiller de nombreuses sépultures au nez et à la barbe des Russes. Il constate que la plupart des tombes sont formées de caissons de pierres plates et que le mobilier funéraire est abondant en « vases de toutes formes, armes de fer, bijoux de bronze, plus rarement d’argent, restes d’étoffes grossières de laine » sans contenir d’objet d’art, ni d’inscription. Ses trouvailles sont partagées entre le musée de Tiflis (actuelle Tbilissi) et le musée des Antiquités nationales de Saint-Germain-en-Laye, et serviront à sa première publication d’envergure. 

Dessin issu du journal The Illustrated London News du 7 mars 1896 qui représente Jacques de Morgan brandissant le diadème de la princesse Khnoumit lors de sa découverte à Dahchour en 1894.

Dessin issu du journal The Illustrated London News du 7 mars 1896 qui représente Jacques de Morgan brandissant le diadème de la princesse Khnoumit lors de sa découverte à Dahchour en 1894. © Granger, Bridgeman Images

Le voyage en Perse (1889-1891)

Le succès de ses recherches en Transcaucasie et le soutien de Xavier Charmes, haut fonctionnaire responsable des missions scientifiques du ministère de l’Instruction publique, valent à Morgan, en 1889, une mission de vingt-sept mois en Asie, afin de reconnaître les territoires frontaliers de la Perse, de la Russie et de la Turquie, avec une indemnité de 66 000 francs. Parti de Bakou en compagnie de son épouse Noémie de Saint-Martin, l’archéologue rejoint Recht puis arpente les régions méridionales de la mer Caspienne jusqu’à Astérabad en passant par Téhéran. Depuis les rives du Mazanderân, il remonte ensuite vers le Nord afin de pousser ses investigations – voire de les mener clandestinement – jusqu’à la frontière russe du Lenkorân, puisque après la mission Dieulafoy, le châh de Perse est devenu hostile à toute fouille sur son territoire. Malgré des difficultés diplomatiques, il poursuit son chemin à travers le Kurdistan où il repère des gisements de pétrole que les Anglais sauront, plus tard, exploiter. Il parvient à explorer des régions telles que le Poucht é-Kouh, encore inaccessible aux Européens. De ce long et périlleux voyage, Morgan rapporte non seulement du matériel archéologique, mais aussi des relevés et des photographies, des observations géologiques, géographiques et linguistiques qui nourrissent les cinq volumes de la publication finale qui paraissent entre 1894 et 1906 – que Salomon Reinach saluera comme une « grande œuvre peu connue [qui] suffirait à la réputation d’un savant ». Il est probable que ces premiers succès l’inciteront à conduire en 1901 de nouvelles recherches dans le Talyche persan, alors qu’il est délégué général de la Mission française en Perse.

Céramiques de Suse données par Jacques de Morgan au musée d’Archéologie nationale. IVe millénaire avant notre ère. Saint-Germain-en-Laye, musée d’Archéologie nationale – Domaine nationalde Saint‑Germain-en-Laye.

Céramiques de Suse données par Jacques de Morgan au musée d’Archéologie nationale. IVe millénaire avant notre ère. Saint-Germain-en-Laye, musée d’Archéologie nationale – Domaine nationalde Saint‑Germain-en-Laye. © Grand-Palais RMN (musée d’Archéologie nationale), Jean‑Gilles Berizzi

Directeur des Antiquités de l’Égypte (1892-1897)

Les résultats de ces premières expéditions exposés pendant six mois au musée Guimet à Paris, ainsi que ses rapports montrent aux autorités toute la ténacité, l’aptitude à conduire des négociations difficiles ainsi que l’insatiable curiosité de l’explorateur. Au terme d’une véritable « combinaison diplomatique », il est choisi pour remplacer Eugène Grébaut à la tête du Service des Antiquités de l’Égypte, alors qu’il n’est pas égyptologue. Dès son arrivée, il met toute son énergie à la réorganisation complète du Service et au maintien de ses prérogatives administratives et scientifiques, face à des positions britanniques très offensives. Dans une lettre de remerciement de mars 1892 à Alexandre Bertrand, alors directeur du musée des Antiquités nationales, il reconnaît que bien qu’arrivé en Égypte en février, il n’est encore qu’intérimaire et déjà considéré comme un diplomate plutôt que comme un scientifique par les autorités britanniques. Avec l’aide de son adjoint l’égyptologue Philippe Virey, il commence par remettre le musée de Gizeh en état : à l’automne, quarante-six nouvelles salles sont ouvertes. Cependant, le choix du palais de Gizeh présentant de sérieux risques en matière d’incendie, il n’a de cesse d’obtenir des autorités égyptiennes la construction d’un bâtiment spécial dans la ville du Caire. Le financement n’en sera obtenu que peu avant qu’il ne quitte ses responsabilités et la première pierre posée seulement en avril 1897. Parallèlement, avec Giuseppe Botti, Morgan crée le musée d’Alexandrie, dédié aux périodes hellénistique et romaine et lui en confie la direction. L’archéologue s’efforce avant tout d’organiser un véritable service des fouilles, apte à lutter contre le pillage des sites archéologiques par le recrutement d’un personnel mieux qualifié, la fréquentation régulière du terrain et l’inspection des chantiers dont il autorise l’ouverture et surveille le déroulement. Disposant d’environ quatre cents gardiens dans tout le pays, il s’appuie à cette époque sur douze inspecteurs égyptiens, un conservateur-adjoint égyptien et deux autres adjoints européens. Cependant, à partir de 1896, une certaine hostilité du gouvernement égyptien à l’égard de la France, ajoutée à diverses vexations administratives et une brouille avec Gaston Maspero aboutissent à la décision de remplacer le directeur du Service des Antiquités.

Des travaux d’ampleur et des découvertes retentissantes

En collaboration avec l’École française du Caire dirigée par Urbain Bouriant (1849-1903), Morgan entreprend un Catalogue des monuments et inscriptions de l’Égypte ancienne qu’il souhaite placer dans la continuité des travaux de l’expédition d’Égypte de Bonaparte. Dans cette perspective, sont dégagés et consolidés le temple de Kom Ombo ainsi que les colonnes de la grande salle hypostyle du temple de Karnak, dont il confie la restauration à Georges Legrain (1865-1917). Morgan emploie ses talents d’ingénieur au déblaiement de secteurs de la nécropole de Memphis en vue d’en établir un relevé topographique. C’est dans ce contexte qu’il est amené à faire de spectaculaires découvertes : le scribe accroupi du Musée égyptien du Caire (Ve dynastie), les mastabas de Kagemni et de Mererouka (VIe dynastie), ou encore les tombes du roi Hor et des princesses Méryt et Khnoumit (XIIe dynastie), mises au jour à proximité de la pyramide du roi Amenemhat III (Dahchour). 

Scribe accroupi de la Ve dynastie. Le Caire, Musée égyptien.

Scribe accroupi de la Ve dynastie. Le Caire, Musée égyptien. © Art Directors & TRIP, Alamy banque d’images

La question de la Préhistoire égyptienne

Parallèlement à ses obligations administratives, Morgan poursuit sa quête des origines de la civilisation égyptienne et parvient à mettre en relation les découvertes de W. M. F. Petrie (1853-1942) dans les nécropoles de Nagada et Ballas et celles d’Émile Amélineau (1850-1915) à Abydos avec ses propres observations, effectuées le long de la vallée du Nil et lors de la fouille du tombeau royal de Nagada. En préhistorien, Morgan s’oppose à la majorité des égyptologues contemporains qui attribuent aux époques historiques du matériel (terre cuite, silex) pourtant recueilli en contexte stratigraphique. Petrie, lui-même, doute et attribue ses découvertes à une population d’origine étrangère alors que Morgan tranche définitivement en faveur d’une datation préhistorique dans son volume de 1896 Recherches sur les origines de l’Égypte. L’âge de la pierre et des métaux. La controverse est si vive à l’époque que les spécialistes ne se rallieront à son point de vue que lorsque Petrie change d’avis en 1920.

L’Égypte prédynastique aux musées 

L’intérêt de Morgan pour les séries d’objets significatifs et le souci permanent qu’il a de mettre à la disposition du public et de ses pairs les résultats de ses recherches trouvent leur aboutissement dans le don, en plusieurs occasions successives, de sa collection à l’État français. Les circonstances d’entrée du matériel prédynastique égyptien – qui constitue le cœur de sa principale donation de 1910 – sont tout à fait révélatrices de la considération portée, à l’époque de ces découvertes, par une partie de la communauté scientifique occidentale ainsi que par les représentants de la société civile égyptienne. En effet, le ministre des Travaux publics égyptien, dont relève alors le Service des Antiquités, a refusé à Morgan le financement de ses recherches préhistoriques sur le budget du Service, dans la mesure où « elles sont du domaine de la géologie et non de l’archéologie ». Le savant les a donc personnellement financées et a considéré que les objets lui appartenaient. Il les rapporte en France et contribue ainsi à considérablement enrichir le fonds du musée des Antiquités nationales avec un ensemble exceptionnel. Comme il le soulignera plus tard, il s’agit des « types d’après lesquels le préhistorique égyptien a pris place dans l’archéologie ». Ces pièces furent parmi les premières publiées dans ses deux volumes des Recherches sur les origines de l’Égypte en 1896 et 1897. En revanche, à quelques exceptions près conservées au MAN, le matériel du tombeau royal de Nagada a été intégré au Musée égyptien de Gizeh, au même titre que toutes les trouvailles spectaculaires d’époque pharaonique.

Ensemble de vases de la période prédynastique égyptienne (Nagada I C – Nagada II C). Saint-Germain-en-Laye, musée d’Archéologie nationale –Domaine national de Saint-Germain-en-Laye.

Ensemble de vases de la période prédynastique égyptienne (Nagada I C – Nagada II C). Saint-Germain-en-Laye, musée d’Archéologie nationale –Domaine national de Saint-Germain-en-Laye. © Grand-Palais RMN (musée d’Archéologie nationale), Gérard Blot

Délégué général des fouilles françaises en Perse

Lors de sa mission en Perse de 1889-1891, Morgan visite le site de Suse et voit les travaux archéologiques de Marcel et Jane Dieulafoy qui, quelques années auparavant, ont fait resurgir l’antique palais de Darius et son spectaculaire décor de défilés d’archers en briques émaillées. Remarquant des « fragments de vases couverts de peintures étranges et des silex taillés » dans les niveaux inférieurs du tell de l’Acropole, l’archéologue est convaincu que subsistent là des niveaux d’occupation préhistorique. En 1895, à l’issue d’une dizaine d’années de négociations diplomatiques, la France obtient le monopole des fouilles dans toute la Perse et le ministère de l’Instruction publique nomme Morgan délégué général des fouilles en Perse. Il fonde la Délégation à Suse et dispose d’un crédit de 100 000 francs pour l’installation ainsi que d’une allocation annuelle de 130 000 francs pour tous les frais liés à la fouille, au personnel et aux publications. En outre, l’avenant de 1900 à la convention originelle stipule que désormais l’intégralité des objets découverts en Susiane revient à la France. Morgan met en œuvre sa « méthode d’exploitation industrielle » et cherche à atteindre le plus rapidement possible les couches inférieures du tell de l’Acropole en employant par moments jusqu’à 1 200 ouvriers et le système de wagonnets Decauville pour évacuer les déblais. Cette fouille par tranchées et niveaux arbitrairement déterminés a malheureusement entraîné la destruction systématique des vestiges d’architecture en terre crue alors que d’autres découvertes spectaculaires sont à porter au crédit du fouilleur et de son équipe comme le fameux code de Hammurabi, la stèle de Naram-Sîn ou la statue de bronze de la reine Napir-Asu (tous conservés au musée du Louvre). En dépit du succès de ces recherches, les équipes ministérielles ayant changé, la Cour des comptes conteste le mode de financement de la Délégation. L’affaire s’envenime lorsque la presse la rend publique et qu’apparaissent au grand jour des conflits personnels entre Morgan et d’anciens collaborateurs. Malgré un vote favorable de la Chambre qui le lave de tout soupçon, l’archéologue ne parvient pas à réorganiser la Délégation selon ses vœux et donne finalement sa démission le 12 octobre 1912.

Statue de la reine Napir-Asu, épouse d’Untash-Napirisha. Vers 1340-1300 avant notre ère. Paris, musée du Louvre.

Statue de la reine Napir-Asu, épouse d’Untash-Napirisha. Vers 1340-1300 avant notre ère. Paris, musée du Louvre. © Grand-Palais RMN (musée du Louvre), Benoît Touchard

Une fin de vie dans l’ombre

Aigri par l’opposition qu’il a suscitée au cours de sa carrière, Morgan vit en reclus en divers lieux méridionaux de villégiature pour tenter de soigner sa santé ébranlée par des années de terrain et se consacrer à la rédaction d’ouvrages spécialisés, de romans historiques et de scénarios en cherchant à transmettre le fruit de ses travaux à un plus large public. À sa mort, le 12 juin 1924, des savants tels que Salomon Reinach soulignent combien son souvenir subsistera « éternellement dans la mémoire des hommes […] par les richesses archéologiques dont il a doté nos Musées nationaux et la Science universelle ». En l’occurrence, sa collection personnelle, donnée au musée d’Archéologie nationale en 1910, représente environ un tiers de la collection d’archéologie comparée et comprend du mobilier archéologique caucasien, égyptien, iranien et tunisien à côté de la belle collection ethnographique de la péninsule malaise. 

Pour aller plus loin
Site web dédié à Morgan dans la collection Grands Sites : archeologie.culture.gouv.fr/proche-orient/fr/jacques-de-morgan
DJINDJIAN F., LORRE C. et TOURET L. (dir.), 2008, « Caucase, Égypte et Perse : Jacques de Morgan (1857-1924) pionnier de l’aventure archéologique », dans Cahiers du musée d’Archéologie nationale, 1, Saint‑Germain-en‑Laye.