La mort de Cléopâtre : comment démêler le vrai du faux ?

Jean André Rixens, La mort de Cléopâtre, 1874. Huile sur toile. Toulouse, musée des Augustins. © Bridgeman Images / Leemage
Qui ne connaît pas le suicide tragique de la célèbre Cléopâtre ? Son destin brutalement achevé en 30 avant notre ère, après sa défaite navale devant les armées d’Octave, le futur empereur Auguste, est digne d’une tragédie antique. Mais que s’est-il vraiment passé ?
À ce jour, moins d’une dizaine d’auteurs grecs et romains ont commenté les derniers moments de la reine, avant que celle-ci ne choisisse le suicide. C’était en effet sa seule option pour échapper au sort infâmant qui l’attendait si Octave l’avait ramenée à Rome : elle y aurait été humiliée en public et exécutée comme sa demi-sœur Arsinoé IV l’avait été avant elle par Jules César. Si l’on peut considérer comme acquis le fait que la reine ait choisi le suicide et qu’elle n’ait pas été assassinée par Octave – qui n’avait aucun intérêt à la faire mourir avant de l’avoir triomphalement exhibée à Rome –, en revanche, les circonstances de sa mort demeurent confuses.
Strabon et Velleius Paterculus, premiers commentateurs
De tous les auteurs qui ont commenté sa fin, seul le géographe grec Strabon a été son contemporain. Voici ce qu’il rapporte dans sa Géographie (Livre XVII, chapitre I, 10) : « Victoire qui, en […] livrant d’emblée la ville [à Octave], réduisit Antoine à se donner la mort et Cléopâtre à se remettre vivante entre ses mains ; mais on sait comment peu de temps après, Cléopâtre, dans la tour où on la gardait, attenta elle aussi secrètement à ses jours, soit en se faisant piquer par un aspic, soit en usant d’un de ces poisons subtils qui tuent par le seul contact, car l’une et l’autre tradition ont cours. » Strabon débute la rédaction de son œuvre vers 40 ans, aux alentours de 20 avant notre ère et l’achève peu avant son décès, survenu en 23 de notre ère. Par ailleurs, il n’était ni à Actium ni à Alexandrie au moment des faits. Il rapporte donc des événements qui se sont produits vingt, trente et peut-être même quarante ans auparavant. Le doute planait déjà sur les circonstances du décès de la reine, « par un aspic » ou par « un poison ». L’historien Velleius Paterculus, un autre commentateur, né vers 19 avant notre ère, coucha son témoignage a minima 30 ans après la mort de la reine, dans son Histoire romaine (Livre II, LXXXVII) : « Insensible aux craintes de son sexe, Cléopâtre trompant ses gardes se fit apporter un aspic dont la morsure et le venin la firent périr. » Alors que le doute planait encore à l’époque de Strabon, Velleius Paterculus tranche et préfère la première théorie exposée par le géographe, à savoir la morsure d’un reptile.
Tête de Cléopâtre VII, 51-30 avant notre ère. Sculpture de marbre. Berlin, Pergamonmuseum Antikensammlung. © DeAgostini / Leemage
Dates clefs et avérées de la vie de Cléopâtre
– Vers 69 avant notre ère : Naissance de Cléopâtre VII Thea Philopator. Elle appartient à la dynastie égyptienne des Ptolémée (ou dynastie lagide), qui gouverne l’Égypte depuis 323 avant notre ère.
– 51 avant notre ère : Mariage avec son demi-frère Ptolémée XIII ; elle devient reine d’Égypte à 17 ans.
– 48 avant notre ère : Elle est évincée du trône par son demi-frère.
– 47 avant notre ère : Elle retrouve son trône, aidée par Jules César. Ptolémée XIII est assassiné et Cléopâtre épouse son autre demi-frère, Ptolémée XIV. Elle devient la maîtresse de César qui meurt en 44 avant notre ère.
– 42 avant notre ère : Cléopâtre rencontre Marc Antoine.
– 32-30 avant notre ère : Octave (le futur Auguste) déclare la guerre à l’Égypte. Antoine et Cléopâtre sont vaincus à la bataille d’Actium (2 septembre 31). Cléopâtre se suicide en août 30, à 39 ans, après que Marc Antoine s’est donné la mort. Avec elle s’éteint la dynastie des Lagides et l’Égypte devient une province romaine.
Le témoignage de Plutarque
Le plus célèbre de tous les commentateurs de la fin de Cléopâtre demeure l’historien Plutarque. Né vers l’an 46, il écrivit son récit au moins cent ans après le décès de la souveraine. Dans la Vie des Hommes illustres, il consacre un volume à La Vie d’Antoine (Marc Antoine, le mari de Cléopâtre) dans lequel il met en scène les derniers instants des époux. Vaincue, la reine est placée en détention par Octave qui ordonne à l’un de ses serviteurs de ne pas la quitter un instant, de crainte qu’elle n’attente à ses jours. Malheureusement la reine y parvient (Chap. XCIII et XCIV). Tout comme pour le récit du décès de Marc Antoine, l’historien grec ne se départit pas du mode théâtral avec lequel il relate des faits supposés historiques, fourmillant de détails, souvent signes d’affabulation. Plutarque évoque trois possibilités : Cléopâtre aurait été mordue au bras par un serpent en prenant une figue ; elle aurait été mordue au bras par un serpent qu’elle cachait dans un vase et qu’elle irrita à dessein ; elle aurait été empoisonnée en se piquant avec une épingle à cheveux préalablement infectée.
Sculpture de Cléopâtre VII Philopator ou d’Arsinoé II, vers 51–30 avant notre ère. Basalte noir, 104,7 × 30 × 52 cm. Saint-Pétersbourg, musée de l’Ermitage. © Akg-images
« Mais on ne sait pas avec certitude le genre de sa mort […] Cependant il ne parut sur son corps aucune marque de piqûre, ni aucun signe de poison. »
Le doute persiste
Cependant aucune de ces théories n’est crédible. En effet, outre le fait que la morsure d’un aspic soit rarement mortelle, il n’a pas assez de venin pour tuer trois personnes, en l’occurrence Cléopâtre et ses deux servantes. En outre, un aspic adulte mesure entre 50 et 70 cm, parfois 90 cm, et les gardes auraient aussi immanquablement remarqué sa présence. Quant à la théorie de l’épingle empoisonnée, elle ne peut expliquer la mort rapide et quasi simultanée des trois femmes. Retenons donc les seuls faits plausibles du récit de Plutarque : « Mais on ne sait pas avec certitude le genre de sa mort […] Cependant il ne parut sur son corps aucune marque de piqûre, ni aucun signe de poison », même si l’historien, prompt à enjoliver son récit, ajoute : « selon d’autres, on vit sur le bras de Cléopâtre deux légères marques de piqûre, à peine sensibles ». À sa suite, l’historien Dion Cassius relate dans son Histoire romaine (Tome VII, Livre LI, 14) : « Personne ne sait au juste comment elle périt. » Il aurait pu s’arrêter là mais lui aussi ne peut s’empêcher de relayer les rumeurs lancées par Plutarque un siècle avant lui. Il fait donc suivre son commentaire par : « on ne trouva que de légères piqûres à son bras »… Quelle que soit l’époque, Cléopâtre est toujours représentée en train de se suicider avec un serpent plutôt que de se tuer avec une épingle à cheveux.
Guido Reni, Le suicide de Cléopâtre, 1635-1640. Huile sur toile. Florence, Palazzo Pitti. © Luisa Ricciarini / Leemage
Les commentaires tardifs de Florus et Suétone
Environ cent vingt ans après le décès de Cléopâtre, l’historien Florus rapporte dans son Abrégé de l’histoire romaine (Chap. XI) : « Puis elle se fit piquer les veines par des serpents et succomba à une mort semblable au sommeil. » Quant à son contemporain, l’écrivain Suétone, il relate dans sa Vie des douze Césars (Auguste, chap. XVII) : « Comme on croyait qu’elle avait été mordue par un aspic, [Octave] fit venir des psylles pour sucer le venin de la plaie. » Pour Florus, Cléopâtre est donc victime de plusieurs serpents sans que l’on sache comment elle se les serait procurés (cette version a le mérite d’être plus crédible puisque plusieurs morsures de serpents sont souvent mortelles), tandis que pour Suétone, Octave, prévenu de la tentative de suicide de Cléopâtre, aurait fait chercher des charmeurs de serpents, immunisés contre le venin, pour sucer le poison de sa plaie.
D’un traité pharmacologique grec à un manuscrit arabe
Le traité Sur la thériaque à Pison, écrit par un médecin anonyme au début du IIIe siècle, (selon Véronique Boudon-Millot qui a consacré un article sur le sujet), constitue un dernier témoignage, différent des précédents, apportant deux nouveaux éléments : « [Cléopâtre] fit appeler, dit-on, ses deux plus fidèles servantes […] Puis, ayant donné l’ordre qu’on apportât la bête [un cobra] dissimulée au milieu de raisins et de figues […] après l’avoir préalablement essayée sur ces femmes pour voir si la bête pouvait tuer promptement, et après que celles-ci furent emportées par une mort rapide, pour finir elle aussi en fit usage […] D’autres cependant […] disent qu’elle se fit elle-même une très grande et très profonde morsure au bras, qu’elle se fit apporter le venin de la bête dans un ustensile et se le versa sur sa blessure. Et se l’étant ainsi administré, elle mourut peu après paisiblement à l’insu de ses gardes. » (Extrait de Sur la thériaque à Pison, 11-13). Enfin un manuscrit arabe, l’Aya Sofya 3590 (ff. 103b-130a), datant du IXe siècle, traduit le traité grec en comblant les lacunes de son récit. On y apprend ainsi que « [Cléopâtre] prit le serpent et l’appliqua sur son sein gauche, car elle savait que le cœur est du côté du sein gauche. Le serpent la mordit et elle mourut aussitôt. » Pour la première fois ici, on lit que la reine s’est inoculé le poison non pas au bras, mais au sein. Pour intéressante qu’elle soit, cette version ne peut être tenue comme un fait assuré.
La mort de Cléopâtre, IVᵉ siècle. Fresque. Rome, catacombes de la via Latina. © Luisa Ricciarini / Leemage
Que sait-on réellement de la fin de Cléopâtre ?
S’il y a tant de mystères autour de la mort de Cléopâtre et tant de versions divergentes, c’est parce que les sources contemporaines manquent. Octave a dû enrager d’être privé de son triomphe à Rome et on peut comprendre qu’il ne fit aucun commentaire. Quant au personnel du palais, il resta discret car les auteurs contemporains proches d’Octave demeurent silencieux sur le sujet. La prudence est donc de mise pour les témoignages tardifs d’autant plus que certains historiens antiques étaient payés pour écrire et qu’ils ne recherchaient pas tant la vérité que la satisfaction de leur commanditaire.
À femme exceptionnelle, destin exceptionnel
Pourquoi Cléopâtre fascine-t-elle depuis l’Antiquité ? D’autres reines célèbres ont émaillé l’histoire depuis vingt siècles mais aucune d’elles ne rivalise avec la descendante de Ptolémée Lagos, général d’Alexandre le Grand. Reine égyptienne, Cléopâtre traîne dans son sillage un parfum hérité d’une civilisation déjà exotique et mystérieuse dans l’Antiquité. Les descriptions physiques de la reine sont rares et les œuvres livrent peu d’informations sur sa beauté supposée. Son charme, sa maîtrise des langues et sa grande intelligence lui ont permis de s’imposer en politique. De plus, c’est une séductrice, qui va corrompre, aux yeux des Romains, deux de ses plus vaillants généraux : Jules César puis Marc Antoine. Ils n’en font pas seulement leur maîtresse : le premier vit quelque temps avec elle, en a un fils, Césarion, et la ramène à Rome ; quant au second, il l’épouse et ils deviennent parents de jumeaux, Cléopâtre Séléné et Alexandre Hélios. Le fait que les historiens romains se soient employés à noircir son portrait est également nourri par la propagande contre Antoine et Cléopâtre. Enfin, Cléopâtre est une femme dangereuse pour les Romains : débarrassée de ses deux demi-frères, elle règne, à une époque où ses consœurs bénéficient de beaucoup moins de liberté, avec une main de fer sur l’Égypte que convoite l’Empire romain depuis des années. Ce destin romanesque et sa mort tragique font d’elle la reine la plus célèbre de l’Antiquité. Et comme tout décès obscur de personnalités célèbres, celui de Cléopâtre engendra des fantasmes qui continuent de susciter intérêt et curiosité.
Pièce de monnaie d’argent à l’effigie de Cléopâtre. Milan, musée archéologique. © Aisa / Leemage
Pour aller plus loin
BOUDON-MILLOT V., « Du nouveau sur la mort de Cléopâtre », 2015, Revue des Études Grecques, 128.2, p. 331-353.