La porte Saint-Hilaire à Rouen : renaissance d’une fortification disparue

Proposition de restitution de l’état de la porte pendant la guerre de Cent Ans. © Erik Follain
Une surveillance archéologique mise en œuvre à l’été 2021, à la faveur de travaux de voierie à la jonction des boulevards de Verdun et Gambetta, place Saint-Hilaire à Rouen, a laissé apparaître de nombreux vestiges d’une porte médiévale fortifiée aujourd’hui disparue. Témoin d’épisodes historiques majeurs dans la cité normande, elle livre d’importants éléments qui, combinés avec une recherche iconographique aux résultats inespérés, permettent d’offrir deux propositions de restitutions, l’une de l’état du XIVe siècle et l’autre du XVIe siècle.
L’histoire urbaine de Rouen voit se succéder trois systèmes de fortifications dont les emprises vont grandissantes. Héritée de l’Antiquité tardive, l’enceinte gallo-romaine est un quadrilatère dont on connaît les côtés ouest, nord et est et dont on estime la surface entre 15 et 25 ha. Elle perdure jusqu’à la période ducale durant laquelle un palais, la Tour de Rouen ou Vieille Tour, renforce l’angle sud-est. Une deuxième enceinte est construite au XIIe siècle par les Plantagenêts et porte la surface intra-muros à 80 ha. Après la conquête de la Normandie, le roi de France Philippe Auguste assure son contrôle sur la ville en faisant bâtir le château Bouvreuil au nord. À partir de 1346, soit au début de la guerre de Cent Ans, une ultime campagne de fortification, due à Philippe VI de Valois, permet la restauration des ouvrages existants et une extension vers l’est, incluant les quartiers des drapiers et la rivière du Robec. Lors de cette même guerre, une nouvelle forteresse est érigée par les Anglais dans l’angle sud-ouest, le Vieux Palais. C’est à ce dernier état du XIVe siècle qu’appartient la porte Saint-Hilaire, alors l’une des princi-pales entrées de la ville, localisée entre les portes Martainville et Beauvoisine. Dans ce secteur, seules subsistent de cette époque la grosse tour dite du Colombier et la base d’une courtine localisées dans le centre hospitalier universitaire Charles-Nicolle.
Le siège de 1418-1419. Enluminure extraite de Martial d’Auvergne, Les Vigiles de la mort de Charles VII, vers 1484. Paris, Bibliothèque nationale de France, ms Français 5054, fol. 19v. © akg-images / De Agostini Picture Library / M. Seemuller
« La Porte Saint-Hilaire occupe un rôle militaire important aussi bien pendant la guerre de Cent Ans que pendant les guerres de Religion. »
La guerre de Cent Ans
L’histoire de la porte Saint-Hilaire est particulièrement riche. En 1358, lors de la Grande Jacquerie, la révolte est matée à Rouen par ses bourgeois et l’un des épisodes victorieux se déroule devant la porte. Avant le siège de 1418-1419, la ville voit, à l’initiative de son capitaine, Guy Le Bouteiller, ses murs réparés et le déploiement de nombreuses pièces d’artillerie. Puis le roi d’Angleterre Henri V établit son camp à la chartreuse de Notre-Dame de la Rose dans la vallée de Darnetal, à une distance de 1 500 m de la porte. Une tentative pour briser le siège, avec une sortie des assiégés par la porte Saint-Hilaire, se termine par un massacre, le pont ayant cédé après son sabotage. C’est encore devant la porte qu’a lieu la reddition en janvier 1419 (rappelons aussi un épisode peu glorieux de l’histoire rouennaise : c’est près de la porte que des centaines de Rouennais, considérés comme bouches inutiles pendant ce siège, ont agonisé dans les fossés entre la ville assiégée et les troupes anglaises de Henri V). L’occupation anglaise dure ensuite 27 ans, avant que le roi de France Charles VII ne reprenne Rouen en 1449. À cette occasion, l’un de ses capitaines, Jean de Dunois, avec la complicité des bourgeois astreints à la garde de la porte, tentera, en vain, de pénétrer dans la ville.
Emprise de la dernière enceinte de Rouen et localisation de la porte Saint-Hilaire. © Erik Follain
Pour se repérer
– Vers 1346 Construction de la porte Saint-Hilaire dans le contexte de la guerre de Cent Ans.
– 1358 Grande Jacquerie.
– 1418-1419 Siège d’Henri V d’Angleterre devant Rouen.
– 1449 Tentative ratée de reprise de Rouen par Jean de Dunois, puis succès et entrée de Charles VII dans la ville.
– 1562-1563 Première guerre de Religion : la porte est murée, de nombreux assauts donnés.
– 1570 Campagnes de réfection.
– 1585-1598 Huitième guerre de Religion : renforcement de la porte avec le fort de la Croix et échec de Henri IV à prendre Rouen.
– 1777-1778 La porte est abattue.
Pendant les guerres de Religion
De nouveau la porte Saint-Hilaire occupe un rôle militaire important pendant les guerres de Religion. Lors de la première (1562-1563), les protestants s’emparent de Rouen et la porte est alors murée. Le duc de Guise, chef du parti catholique, tente de reprendre la ville. C’est autour de la porte qu’a lieu la majorité des assauts appuyés par une grande concentration de canons. On fera même exploser trois mines à sa proximité immédiate. La ville tombe le 26 octobre 1562. La porte, qui a particulièrement souffert de ces événements, est réparée après 1570. Au début de la huitième guerre (1585-1598), Rouen est aux mains des Ligueurs, quand Henri IV tente de soumettre la Normandie. C’est ainsi qu’il paraît sous les murs de la ville en août 1589. Les Ligueurs ont alors renforcé la porte avec un fort, dit de la Croix, garni de canons venus du Havre. On se bat beaucoup autour de l’édifice durant l’hiver 1591-1592 et les combats culminent avec une sortie victorieuse des Ligueurs le 26 février 1592. Henri IV lève le siège en avril sans avoir pris la ville. Après l’abjuration du souverain, Rouen se soumet, marquant alors la fin du rôle militaire de la porte Saint-Hilaire.
Dessin de la porte Saint-Hilaire peu avant sa destruction à la fin du XVIIIe siècle. P. Lemarchand dans la collection Louis Deglatigny. Bibliothèque municipale de Rouen. Est. T. Degl. 317. © DR
La destruction au XVIIIe siècle
Dès le milieu du XVIIIe siècle, comme partout en France, les vieilles enceintes, devenues inefficientes, sont arasées et leurs fossés comblés. Ainsi, en 1773, une requête est soumise à l’autorité royale pour abattre la porte Saint-Hilaire qui menace de s’effondrer et dont l’étroitesse gêne l’entrée dans la ville. C’est chose faite entre 1777 et 1778 ; les gravats sont employés pour combler les fossés du Vieux Palais à l’opposé de la ville.
L’aqueduc de Carville
La porte Saint-Hilaire est aussi intimement liée à la fontaine de Carville. Sous ce terme on désigne l’aqueduc amenant les eaux de la source homonyme depuis la commune de Saint-Léger-du-Bourg-Denis jusqu’à Rouen.
Cet ouvrage fut construit à l’initiative du cardinal George Ier d’Amboise entre 1501 et 1525. Il est bien connu grâce à son descriptif paru dans le Livre des Fontaines, manuscrit de 1526 du maire Jacques Le Lieur. Y sont présentées les trois principales alimentations en eau de la ville, accompagnées de plans et d’élévations de leur parcours. L’un des dessins montre l’imbrication des canalisations et de la porte, le conduit étant parfaitement intégré aux architectures de cette dernière, quelle que soit la période considérée. Passablement détruit par le passage de nombreux conduits contemporains, l’aqueduc a été vu à de multiples occasions autour du rond-point actuel, même s’il est difficile de déterminer l’époque des différents vestiges. S’élargissant depuis son passage dans la tour sud pour atteindre 1 m de large sous le terre-plein, le conduit est couvert de dalles monolithes et de blocs allongés. Au sommet de la casemate nord, un caniveau nord-sud est peut-être en rapport avec cet aqueduc, d’une manière qui nous échappe. Comme d’autres éléments, l’aqueduc a été construit en partie avec des réemplois de constructions antérieures, d’où des dimensions de blocs assez variables, et avec beaucoup moins de soin que la barbacane, le pont dormant et les casemates.
Opération 2021, section d’un conduit, probablement parmi les plus récents, de l’aqueduc de Carville. © Erik Follain
Les premières découvertes en 1964 puis 2007
C’est en 1964 que la porte Saint-Hilaire apparaît à l’occasion de travaux de voirie. Une surveillance des tranchées ouvertes permet à un érudit local, Guy Dubois, de l’observer. Il identifie deux tours de 7,20 m de diamètre, dont la base est en glacis (paroi en pente), et qui encadrent le corps de la porte de 4,04 m de long. Ce dernier comprend une porte piétonnière de 0,68 m de large et une porte charretière de 2,90 m d’ouverture. Sous les deux passages, à plus de 4 m de profondeur, il découvre une poterne (petite porte disposée discrètement au fond d’un fossé) de 0,69 m de large donnant accès à une salle de 2,35 m par 3,87 m couverte par une demi-voûte. Un couloir rampe depuis cette salle vers le rez-de-chaussée de la tour sud. Cette dernière est percée à la hauteur de son glacis pour permettre le passage de l’aqueduc de Carville, qui la traverse entièrement d’est en ouest. Enfin, Dubois décrit deux murs perpendiculaires à la porte et traversant le fossé, qui auraient masqué la poterne. Le mobilier céramique recueilli date du XVIIIe siècle, époque du comblement des fossés. Puis en 2007, toujours lors de travaux de voirie, Marie-Clothilde Lequoy, conservatrice du service régional de l’archéologie, fait de nouvelles observations : un couloir, large de 0,85 m de large, desservi par trois marches et condamné par un mur au bout de 4,45 m, donne accès au sous-sol de la barbacane (ouvrage avancé destiné à renforcer les défenses d’une porte ou d’un passage). Quant à l’aqueduc de Carville, il a pu être suivi sur une trentaine de mètres. La destruction d’un regard et l’enlèvement de dalles de couverture ont permis d’observer sa section de 1 m de large et de 2 m de haut.
Descente et couloir d’accès au sous-sol de la barbacane. Il a été muré à une date inconnue et, à son extrémité opposée, interrompu par le passage de l’aqueduc de Carville. Fouilles de 2007. Avec l’aimable autorisation de Patricia Moitrel, SRA Normandie.
Blocs architecturaux moulurés
Des blocs architecturaux recueillis dans les remblais pourraient appartenir à la porte. Il s’agit d’une part d’éléments moulurés de fenêtre, appui ou montant et meneau, et d’autre part de consoles de mâchicoulis. Les moulures des blocs de fenêtre sont attribuables à la fin du Moyen Âge ou à la Renaissance. Quant à la console, composée de deux blocs superposés dont les lits de mortier et les traitements de surface permettent le remontage, elle rappelle les dessins d’élévation antérieurs à la destruction de la porte qui en montrent de particulièrement saillantes et hautes. Le remontage de ces deux blocs, guidés par les traitements de surface et les lits de mortier, a permis la restitution d’une console de mâchicoulis ressemblant à ceux figurant sur les dessins immédiatement antérieurs à la démolition.
Bloc appartenant à la porte Saint-Hilaire. © Erik Follain
Les observations de 2021
Lors des importants travaux de réseaux menés place Saint-Hilaire en 2021, une simple surveillance a été organisée, contrainte par les profondeurs importantes des terrassements et leur blindage. Les dégagements ont été réalisés avec des moyens mécaniques, en s’adaptant au calendrier du chantier. Les structures ont fait l’objet de photogrammétries avec la prise de mesures et le relevé des points de calage remarquables par l’entreprise SOGEA. En accord avec la Métropole de Rouen Normandie, maître d’ouvrage, la destruction des vestiges a été minimisée et les blocs erratiques découverts ré-enfouis. Une section du glacis tronconique de la tour sud a permis de constater la mise en œuvre d’assises de blocs de calcaire à silex de grande taille, dépassant 1 m de long pour une hauteur moyenne de 0,40 m. Le corps de la porte présente également un glacis et l’on distingue nettement la présence d’une porte piétonnière et d’une porte charretière. Ces vestiges ne semblent pas avoir connu de modification. C’est à la jonction de ces deux éléments qu’apparaît un creusement voûté destiné au passage de l’aqueduc de Carville. On constate également que la destruction de la porte en 1777 a été un simple arasement de l’élévation. Deux casemates (salles fortifiées semi-enterrées utilisées comme stockage, cantonnement ou pour desservir une ou plusieurs pièces d’artillerie) ont été mises en évidence dans le fossé. Celle du nord est de plan rectangulaire, axée nord-sud, voûtée en plein cintre. Face à la porte et sur son axe, a été mise au jour une culée de pont dormant, soit un puissant massif de grand appareil. Les voussoirs à son sommet prouvent l’existence d’une arche retombant sur deux piles. Enfin, la mise en eau partielle ou totale des fossés est envisageable, aidée en cela par la présence du Robec.
Une abondante documentation iconographique
La porte Saint-Hilaire a été, à de nombreuses reprises et anciennement, l’objet de diverses représentations. La synthèse de cette documentation a facilité la compréhension des vestiges mis au jour à l’occasion de l’opération archéologique de 2021.
Les documents sont de trois types : des plans de la ville du XVIe au XVIIIe siècle, confondus souvent avec des vues cavalières, des dessins en perspective de la porte et des documents narratifs concernant les différents sièges. Toutes ces vues figurent une porte composée d’un corps épaulé par deux tours, précédé d’un pont et de vastes fossés. On voit systématiquement un ouvrage avancé, type barbacane, peutêtre de forme triangulaire, rectangulaire ou encore circulaire. On aurait espéré que le Livre des Fontaines donne à voir une vue ancienne précise de la porte. Malheureusement, le document est peu exploitable, livrant deux tours sans poivrière et crénelées. Une muraille, également crénelée, pourrait être un ouvrage avancé ou une cour fortifiée annexe. Des vues réalisées plus tard rendent compte de l’aspect extérieur de l’édifice avant sa démolition et après le comblement des fossés. Les témoignages graphiques des sièges de Rouen sont particulièrement intéressants comme le dessin de Jean Nagerel figurant celui de 1562 et montrant un pont à trois arches, qui renvoie à l’état de la guerre de Cent Ans.
Le plus ancien dessin connu
Mais un document exceptionnel, fort ancien, n’a jamais eu l’attention méritée. Il est pourtant un témoignage inestimable de la porte Saint-Hilaire dans son état originel, c’est-à-dire celui de la guerre de Cent Ans, car c’est la plus ancienne représentation connue. Elle figure le siège de 1419 avec, au premier plan, le campement de Henri V, et au second, les fortifications de la ville et une porte. Le quartier général du souverain anglais se trouvait en effet dans la chartreuse Notre-Dame de la Rose, face à la porte Saint-Hilaire ! On constate l’absence d’ouvrage avancé, la présence d’un pont dormant à trois arches et la fortification de la contre-escarpe comportant elle-même une avant-porte flanquée de deux tourelles. On note de fortes similitudes avec la représentation de la ville de Rouen en 1562, avec le même pont dormant à trois arches. Enfin, sur les vues figurant le siège de 1591, on observe une barbacane massive de plan rectangulaire. Cet ouvrage avancé pourrait ainsi être daté du troisième quart du XVIe siècle, après 1562 et avant le siège de Henri IV.
Siège de Rouen de 1418-1419 : le camp de Henri V au premier plan et la porte Saint-Hilaire au second. Enluminure extraite de The Pageants of Richard Beauchamp, Earl of Warwick, XVe siècle. Londres, British Library, ms Cotton Jul. E IV, fol. 19v. © akg-images / British Library
Proposition de restitutions
Deux périodes ont été choisies pour proposer des restitutions de la porte Saint-Hilaire. La première concerne la guerre de Cent Ans. Elle associe la porte proprement dite et un pont-dormant à trois arches tel que figuré sur le dessin du siège du début du XVe siècle et de celui de 1562. N’ayant pas constaté de reprises dans la tour sud et le corps de la porte, nous considérons que celle-ci ne connaît pas de réelle évolution entre 1418-1419 et sa destruction. Les enluminures des Vigiles de la mort de Charles VII de Martial d’Auvergne ou des Chroniques de Jean Froissard offrent de nombreuses représentations de portes à deux tours, précédées de ponts dormants à trois arches, eux-mêmes précédés d’avant-portes à tourelles, qui ont aidé à compléter nos hypothèses. La seconde période se situe vers la fin des guerres de Religion, quand Henri IV vient mettre le siège devant Rouen en 1591-1592 et lorsque, quelques années plus tard, la ville de Rouen se soumet. Pour véritablement s’adapter au développement de l’artillerie de siège et de fortification, la porte est alors précédée d’une barbacane dont on peine à identifier la forme, en raison de l’incohérence des diverses représentations. Les vestiges reconnus à l’est en 2007 rendent cependant le plan triangulaire assez vraisemblable. Aujourd’hui, les témoignages subsistant sous la place Saint-Hilaire sont encore très conséquents et appellent à la vigilance dans le futur : la porte y est partiellement conservée et les constructions souterraines de la barbacane toujours présentes. Des épisodes cruciaux se sont déroulés à ses pieds et ce fut également un témoin précieux de la progressive adaptation de la fortification à l’artillerie de la fin du Moyen Âge à la période moderne.