L’abbaye de Sorde dévoile ses trésors

Vue aérienne de l’abbaye de Sorde. © Marc Raven, PCR Sordus
Restaurée aux XVIIe et XVIIIe siècles, l’abbaye de Sorde se présente sous l’apparence d’un monastère moderne classique. Pourtant, elle a été fondée au Xe siècle sur les vestiges d’une villa gallo-romaine exceptionnelle. Une opération programmée menée de 2022 à 2025 vient de révéler de nouvelles mosaïques antiques et des sépultures médiévales et modernes, enrichissant l’histoire de cet impressionnant site de Nouvelle-Aquitaine.
Dans les Landes, au bord du gave d’Oloron, l’abbaye de Sorde domine le paysage. Classée au titre des Monuments historiques depuis 2008 et inscrite sur la Liste du patrimoine mondial de l’Unesco au titre des chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle, elle offre une homogénéité trompeuse.
Une histoire mille-feuilles
C’est sur les vestiges d’une villa romaine sans doute établie au Haut-Empire avant d’être agrandie et décorée entre les IVe et VIIe siècles, qu’une abbaye bénédictine est bâtie au Xe siècle. Le chevet de son église dédiée à saint Jean-Baptiste a conservé les témoignages les plus anciens de cette époque romane tandis que la façade nord préserve toujours son portail du XIIe siècle orné d’un impressionnant (quoique très mutilé) tympan figurant le retour du Christ. Dans l’abside, huit mosaïques et des chapiteaux historiés remontent également à la fin du XIe ou au début du XIIe siècle. Le logis abbatial est sans doute construit à partir du XIIIe siècle. À la suite des multiples agressions et guerres des XVe et XVIe siècles, le monastère connaît des vicissitudes et tombe progressivement en ruine. Les bénédictins de la congrégation de Saint-Maur le rachètent alors (comme d’autres en France) : ce sont essentiellement ces rénovations des XVIIe et XVIIIe siècles, très fonctionnelles, soucieuses d’unité symétrique et d’espace, avec de larges ouvertures sur le paysage et la lumière, que l’on peut admirer aujourd’hui lors de la visite des lieux – rénovation éclatante qui toucha aussi l’imposant maître-autel en marqueterie de marbre, attribué aux frères Mazzetti.
Modélisation 3D d’une partie du cryptoportique du XVIIIe siècle et de la fouille menée par Éveha en 2023. © Éveha, PCR « Sordus »
« C’est sur les ruines d’une riche villa romaine qu’une abbaye bénédictine est édifiée au Xe siècle. »
Restauration et fouilles d’un site exceptionnel
La convention tripartite unissant la commune de Sorde-l’Abbaye, la communauté de communes du Pays d’Orthe et Arrigans et le département des Landes a pour mission de restaurer, conserver et valoriser ce patrimoine. Les lieux se sont en effet dégradés au fil des siècles. En 2002, des travaux sont entrepris pour la restauration des bâtiments monastiques dont la dernière étape s’est achevée en 2023 avec la réfection de l’étonnant cryptoportique (galeries souterraines) et de son embarcadère. Des fouilles préventives ont d’ailleurs révélé toute l’ingéniosité de son système d’étanchéité. Dirigé par Laurent Callegarin, enseignant-chercheur à l’université de Pau et des pays de l’Adour, l’ambitieux projet collectif de recherches « Sordus » vise à mieux comprendre l’ensemble de l’abbaye dans ces multiples aspects et chronologies. Deux opérations ont été menées, la première sur la villa gallo-romaine, la seconde sur le cloître du monastère (achevée en octobre 2024).
Dégagement de sépultures médiévales et modernes découvertes sur une mosaïque antique dans le cloître de l’abbaye (sous la direction de Louis Lopeteguy, université de Bordeaux Montaigne/Hadès). © Laurent Callegarin
2022-2025 : le projet collectif de recherche « Sordus »
Souhaité par le conseil départemental des Landes, la communauté de communes et la municipalité et confié à l’Institut de recherche sur l’architecture antique (IRAA) de l’université de Pau et des pays de l’Adour, le projet collectif de recherche (PCR) « Sordus. De la villa romaine à l’abbatiale mauriste » dirigé par Laurent Callegarin porte sur l’ensemble des bâtiments constituant l’abbaye de Sorde. Outre sa dimension scientifique, il entend mettre en lumière les richesses patrimoniales du site afin de lui donner une attractivité plus forte et de développer l’offre touristique, parallèlement à un programme de restauration des édifices, qui bénéficie d’une aide du Loto du patrimoine. Fouilles archéologiques, recherche documentaire systématique de toutes les sources disponibles dans divers lieux de conservation, relevés sur le bâti existant, recours aux techniques géophysiques sont ainsi convoqués. L’objectif majeur est de comprendre l’évolution du site depuis l’Antiquité jusqu’à sa restauration par la congrégation mauriste au XVIIe siècle afin de nous offrir une lecture enrichie de ce passionnant patrimoine historique. A. R.
Nouvel éclairage sur le monastère médiéval
Comme le souligne Louis Lopeteguy, archéologue du bâti, les recherches ont offert « une meilleure compréhension de la structure de l’église romane. L’étude des parties hautes a mis en évidence plusieurs phases de couvrement du collatéral sud et du vaisseau central de la nef disposés sur des hauteurs différentes. En effet, ce dernier était à l’origine plus haut que les collatéraux et autrefois éclairé d’une clairevoie dont on perçoit encore les fenêtres en plein cintre aujourd’hui condamnées et bouchées. » Les larges ouvertures gothiques d’environ 2,50 m de largeur et remontant au XIIIe siècle ont aussi pu être observées. Côté monde funéraire, les opérations ont montré que les inhumations sont très bien organisées, voire s’appuyant contre un mur-bahut des galeries du cloître (aujourd’hui disparu). « Certains coffrages présentent une organisation “en file”, selon un dispositif, déjà remarqué à l’abbaye Saint-Claude dans le Jura. Cette véritable “chaîne funéraire” conférait un caractère sacré à la galerie du cloître, où le cheminement des vivants jouxte celui des morts ». Enfin, du côté du logis des abbés, le mur d’enceinte du XIIIe siècle, qui circonscrivait non seulement le monastère mais également le bourg de Sorde constitué en bastide, a été mis en évidence.
Fouille d’une tombe médiévale accueillant plusieurs défunts. C’est dans et autour de l’église Saint-Jean-Baptiste que les fouilles d’Hadès ont mis au jour une cinquantaine de sépultures. Si une douzaine de défunts reposait dans des coffres maçonnés, les très nombreux autres ont été inhumés en pleine terre, créant parfois un imbroglio de corps emmêlés. De rares chapelets, des fibules attachant le linceul et une dizaine de monnaies figurent parmi les vestiges identifiés et aideront à préciser les phases d’occupation et d’organisation des lieux. © Laurent Callegarin
D’impressionnantes mosaïques
C’est au cœur du cloître, à 60 m des mosaïques antiques de la villa exhumées lors des premières fouilles des années 1960, que de nouveaux pavements ont été mis en lumière. « La villa gallo-romaine a été récupérée par les bâtisseurs du Moyen Âge qui se sont appuyés sur les structures antérieures pour édifier la demeure de l’abbé et probablement une grande partie des bâtiments conventuels. Nous pensions initialement que la villa était circonscrite autour du logis des abbés ; la surprise a été de voir qu’elle s’étendait bien au-delà vers l’ouest, explique Laurent Callegarin. Il y a pratiquement 120 m de mosaïques d’un seul tenant et tout n’a pas été découvert ; c’est impressionnant et cela fait la richesse de cette maison. » Selon lui, la villa a été construite pour profiter de la rivière et de la chaîne des Pyrénées. « Les propriétaires ont monumentalisé et théâtralisé leur demeure en fonction de l’environnement ; les lieux étaient sans doute aussi agrémentés d’un très beau jardin… » Ainsi, le long du gave d’Oloron, cette résidence mesurait au moins 120 m de long sur environ 50 m de côté. « Elle couvrait environ 6 500 m2, ce qui est exceptionnel – même si ce n’est pas la plus grande villa gallo-romaine du Sud-Ouest. »
Une mosaïque inattendue de l’école d’Aquitaine
En octobre 2024, lors de la dernière semaine de fouilles du cloître, un niveau antique est apparu. La mise au jour d’une mosaïque des IVe et Ve siècles, conservée malgré les remaniements successifs et surtout les inhumations postérieures, a ravi les chercheurs. Cette œuvre comprend des motifs géométriques, typiques de l’école d’Aquitaine : entrelacs, tresses, volutes, nœuds de Salomon et autres ornements courants dans les villae gallo-romaines de la région. On note aussi la présence, relativement rare, d’emblemata, ces petits tableaux figurés représentant, ici un oiseau, là une grappe de raisin. A. R.
Apparition d’une mosaïque antique dans le cloître du monastère bénédictin. © Laurent Callegarin
Le palais campagnard d’un aristocrate
En Aquitaine, la plus grande concentration de villae, véritables domaines aristocratiques de l’Antiquité tardive, se situe dans le Gers et le Bordelais, les terres étant de meilleure qualité et les productions plus rentables. Si on en connaît aussi en Béarn, elles sont peu nombreuses dans les Landes et au Pays basque. Sans doute mises en place à la faveur de l’installation des vétérans des guerres romaines, ces villae ont souvent des allures de véritables palais campagnards. Loin d’être un simple lieu de villégiature, la villa avait un rôle économique important : cernée par une centaine d’hectares de terre, elle était exploitée par des fermiers qui venaient apporter une part de leur récolte au propriétaire. Stratégiquement placée, celle-ci se situe à environ une demi-journée en charrette du chef-lieu de cité Aquae Tarbellicae, actuelle Dax. « Cette immense demeure n’était probablement pas occupée à l’année par son propriétaire. Elle devait appartenir à un grand notable qui habitait dans une domus à Dax où il pouvait construire son cursus honorum, le fameux parcours des honneurs des notables romains », souligne Laurent Callegarin.
À partir du IVe siècle, ces grandes maisons rurales s’embellissent. Leurs résidents souhaitent bénéficier de toutes les commodités urbaines, incluant chauffage par le sol (hypocauste), avec des sols pavés ou mosaïqués ou encore des thermes. Et c’est ce que l’on retrouve ici. « En 2025, nous prévoyons une restitution 3D de l’ensemble du site depuis la villa gallo-romaine jusqu’à la restauration mauriste du XVIIe siècle », explique l’enseignant-chercheur. « Tous les murs de l’abbaye ont été numérisés afin de pouvoir distinguer, grâce à des couleurs, les différentes époques. » Une approche pédagogique qui complète à merveille la visite, enchanteresse, des lieux.
Modélisation 3D de l’ensemble abbatial. © Éveha, PCR « Sordus »
Un patrimoine en danger
L’abbaye a profondément souffert du départ des moines en 1791. Transformé en hôpital militaire pendant la guerre des Pyrénées entre 1793 et 1795, puis démantelé en 1814 par les troupes de Napoléon luttant contre la coalition anglo-espagnole, pillé par les habitants du village qui viennent se servir en pierre de taille, tuiles, solives et planches, le monastère est finalement vendu aux enchères en 1820 à la famille de Bédouich. Ces propriétaires privés le conservent jusqu’en 1980, date d’un legs aux moines bénédictins de Notre-Dame de Belloc à Urt (64). Ces derniers en font don à la commune de Sorde-l’Abbaye en 1996.
Pour aller plus loin
Abbaye de la Sorde, 232 place de l’église, 40300 Sorde-l’Abbaye. www.abbaye-sorde.fr