Le Japon. Des chasseurs-cueilleurs à Heian : Grand Prix du Livre d’archéologie aux Rencontres d’Archéologie de la Narbonnaise
En octobre dernier, les Rencontres d’Archéologie de la Narbonnaise (RAN) ont décerné le Grand Prix du Livre d’archéologie à cet ouvrage original, tant par son sujet que par son traitement : Le Japon. Des chasseurs-cueilleurs à Heian (- 36 000 à l’an mille), de la collection « Mondes anciens » des éditions Belin, réputée pour ses synthèses de longue haleine, ses illustrations originales et ses infographies exemplaires. Ses auteurs, Laurent Nespoulous, ancien chercheur de la maison franco-japonaise de Tokyo et maître de conférences à l’Inalco, et Pierre François Souyri, professeur émérite des universités, nous le présentent.
Propos recueillis par Romain Pigeaud
Est-il légitime, lorsqu’on n’est pas japonais, d’écrire un livre sur l’histoire et l’archéologie de ce pays ?
Bien sûr ! Tout sujet d’étude est légitime, sinon pourrait-on encore parler de science si on s’interdisait a priori de travailler sur certains terrains ou sujets ? Mais il convient toutefois de respecter quelques règles. Nous avons tous les deux longuement vécu au Japon ; nous parlons, lisons, écrivons le japonais, si bien que nous pouvons citer les travaux de nos collègues et œuvrer en bonne intelligence avec le monde universitaire japonais, dont nous faisons, à ce titre, partie [ndlr : Laurent Nespoulous est membre de la Nihon kōkogaku kyōkai, la Société japonaise d’archéologie depuis près de dix ans]. Rappelons aussi que le Japon n’a jamais été colonisé : la question de la légitimité du chercheur occidental, qui serait « néo-colonialiste », ne se pose donc pas. Par ailleurs, les Japonais ont développé leur propre archéologie, sans attendre les Occidentaux. Celle-ci a pris naissance à la fin du XVIIe siècle durant l’époque d’Edo quand de nouvelles générations de lettrés influencés par l’érudition néo-confucianiste ont cherché à comprendre qui étaient leurs ancêtres et à inscrire leur monarchie dans un passé immémorial. Elle a ensuite acquis ses bases scientifiques de manière totalement indépendante. L’archéologie japonaise, notamment préventive, est en plein essor depuis les années 1950, avec quatre fois le budget alloué en France !
Votre livre n’a pas vocation à couvrir tous les aspects de la période considérée mais aborde un angle particulier.
Effectivement, notre objectif n’était ni de tout raconter, ni de produire un livre d’histoire au sens classique. Nous nous sommes fixé pour but d’écrire une étude du fonctionnement des sociétés japonaises préhistoriques et antiques par le biais de l’archéologie. En ce sens, notre démarche relèverait donc autant de l’anthropologie que de l’histoire. Parmi les questions vertigineuses, nous avons voulu savoir quand et comment les sociétés se sont sédentarisées, et sous quelles formes ? Ou encore comment sont nées les inégalités sociales ? Des auteurs comme Alain Testart, qui ont réfléchi sur les lois générales d’évolution des sociétés, sont ainsi « testés » sur ce terrain éloigné. Le Japon nous sert, en plus de présenter une histoire ancienne de l’archipel, à interroger l’existence de lois universelles des sociétés humaines. Ce qui nous a aussi poussé à nous intéresser aux marges de l’archipel, qui sont en réalité toutes relatives puisque la notion de centre est très variable, et n’est de toute façon pas vraiment pertinente avant le IIIe siècle de notre ère. Auparavant, il s’agit davantage d’une mosaïque d’entités dispersées, saisissables politiquement seulement à partir du Ier siècle. Cette grande diversité d’économies et d’organisations sociales et culturelles du sud-ouest au nord-est a favorisé le développement de sociétés d’une nature différente aux extrémités de l’archipel (Ryūkyū et Hokkaido). Au nord notamment, les populations aïnoues ont longtemps été considérées comme des témoins des âges anciens (Jōmon) avant l’arrivée des proto-Japonais proprement dits apportant avec eux l’agriculture (Yayoi). Cette vision est désormais balayée : les populations de chasseurs-cueilleurs des régions septentrionales ont une histoire avec une succession de cultures diverses, épi-Jōmon, Satsumon, culture de la mer d’Okhotsk, toujours connectées avec le continent et le reste du Japon. La culture aïnoue, dont il subsiste quelques traces aujourd’hui encore, ne s’est formée que tardivement, guère avant le XVe siècle : ce ne sont pas des Aborigènes, comme certains les perçoivent encore en Occident !
Le lecteur est en effet totalement dépaysé par cette variété inattendue, qui pose aussi la question de l’insularité.
Les Japonais ne se vivent pas comme des insulaires ! Il faut se défaire de cette idée. Certes, le pays n’est large que de 200 km ; mais sa longueur correspond à la distance entre la Suède et l’Afrique du Nord. Le nord du Japon est à la même latitude que Bordeaux, le sud, celle de la Mauritanie. Nous passons d’un climat tropical à un climat sub-arctique. Il faut penser le Japon à l’échelle d’un continent, non d’une île. Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas, au sein de l’archipel, des espaces insulaires (par exemple aux îles Yaeyama, tout au sud-ouest de l’archipel des Ryūkyū, en mer de Chine orientale), mais la règle de fonctionnement générale a été celle de la formation d’aires culturelles, connectées et marquées par une grande circulation, du Paléolithique jusqu’au Moyen Âge.
Le Japon. Des chasseurs-cueilleurs à Heian (-36 000 à l’an mille), 2023, Laurent Nespoulous, Pierre François Souyri, Paris, Belin, 544 p., 49 €