Le marbre dans l’Antiquité grecque (1/7). Le commerce du marbre dans l’Antiquité, un réseau complexe de carrières

L’Acropole d’Athènes et le portique des Caryatides de l’Érechtheion. © Stéphane Bouilland
Que serait la Grèce sans son marbre ? Ce matériau éclatant semble avoir été de tous les monuments antiques. Or de nouvelles études et découvertes aident à appréhender sa diversité, sa provenance, ses usages, aussi bien dans la sculpture que dans l’architecture, ou encore son commerce et sa diffusion en pays hellène et autour de la Méditerranée. Un voyage au cœur de la matière qui nous transporte, de chef‑d’œuvre en chef‑d’œuvre, loin du mythe de la Grèce immaculée…
Les auteurs de ce dossier sont : Philippe Jockey, professeur d’histoire de l’art et d’archéologie du monde grec à l’université Paris Nanterre, UMR 7041 ArScAn – Archéologies et Sciences de l’Antiquité, et coordinateur du dossier ; Éléonore Favier, docteure en archéologie et histoire grecque, membre scientifique de l’École française d’Athènes et chercheuse associée au laboratoire HiSoMA (UMR 5189) ; Ludovic Laugier, conservateur en chef, département des Antiquités grecques, étrusques et romaines, musée du Louvre ; Jean-Luc Martinez, ancien membre de l’École française d’Athènes et président directeur honoraire du musée du Louvre ; Virginie Mathé, maîtresse de conférences en histoire grecque, université Paris Est Créteil, Centre de recherche en histoire européenne comparée ; Jean-Charles Moretti, directeur de la mission archéologique française de Délos, CNRS, IRAA, MOM ; Tommy Vettor, géologue, post-doctorant en archéométrie du marbre, École suisse d’archéologie en Grèce
Affleurement de marbre au sud-est de l’île de Kéa, présentant des plis et failles hérités de mouvements tectoniques. © T. Vettor
Tout au long de l’Antiquité, le marbre a été l’une des ressources les plus prisées, autant pour l’architecture que pour la sculpture. Certains marbres ont été préférés selon les périodes, pour des raisons financières, qualitatives ou esthétiques. Ainsi, son commerce dans le Bassin méditerranéen a connu une évolution et une diversification intenses de l’époque archaïque à l’époque impériale.
Origines et études des marbres
Largement adopté en archéologie par la communauté scientifique, le terme « marbre » regroupe en réalité non seulement des marbres, mais aussi des roches sédimentaires comme les calcaires ou les brèches. Dans sa définition géologique, ce sont des calcaires dont la calcite et/ou la dolomite a recristallisé lors d’un épisode métamorphique, c’est-à-dire une augmentation considérable de la pression et de la température lors de processus géologiques plus ou moins longs. On parle des conditions P-T-t (Pression, Température, temps), P pouvant dépasser 10 kbar, T atteignant plusieurs centaines de degrés et t pouvant durer plusieurs dizaines de millions d’années. Ces paramètres régissent la recristallisation et confèrent aux marbres l’essentiel de leurs propriétés mécaniques (taille des grains, homogénéité, impuretés, etc.). Ils peuvent aussi porter les stigmates (fractures, foliation) de mouvements tectoniques qu’ils ont connus tout au long de leur histoire géologique.
Depuis les travaux pionniers de Richard Lepsius dans les années 1890, plusieurs centaines de marbres ont été identifiées et caractérisées à l’aide d’un large panel d’analyses minéralogiques et géochimiques. La minéralogie est généralement étudiée via l’observation de lames minces au microscope optique ou électronique, ou par diffraction des rayons X sur poudre, ce qui permet d’identifier la calcite/dolomite (formes des grains, fractures, joints) et les minéraux accessoires (quartz, micas, épidote, etc.). Les analyses géochimiques permettent une caractérisation plus fine, dévoilant les signatures isotopiques et élémentaires de la roche, en partie héritées des processus géologiques rencontrés et propres à chaque marbre. Ce sont de puissants outils de distinction qui ne remplacent toutefois pas l’approche minéralogique qui reste essentielle.
Dernières études en archéométrie
En archéométrie, l’évolution des techniques d’analyse, conjuguée à la croissance rapide des bases de données, conduit régulièrement à de grandes avancées dans les identifications des marbres. Certaines provenances sont parfois même réévaluées. Dans les années 2000, il a été mis en évidence que de nombreux marbres avaient été assignés à tort au mont Hymette, en raison de leur odeur fétide caractéristique à la cassure. Il s’agissait en réalité de marbres du Proconnèse, une seconde variété que les Grecs ont surnommé marmo cipolla (marbre oignon) à cause de son odeur. Dans les années 2010, la découverte et la caractérisation des carrières de Göktepe ont révélé que beaucoup de ceux attribués à Carrare provenaient en réalité d’Asie Mineure, un tournant majeur dans notre connaissance de la sculpture impériale. Enfin, ces dernières années, plusieurs études ont mis en lumière une difficulté jusque-là sous-estimée dans la distinction entre les marbres d’Aphrodisias, de Paros et du Proconnèse. De nouvelles réassignations de provenance sont donc à prévoir dans le futur. T. V.

Marbre de Paros observé au microscope optique en lumière polarisée. © T. Vettor
Les grandes sources de marbre dans l’Antiquité
Tous les marbres n’ont pas connu le même succès, ni la même ampleur de production et de diffusion. En effet, même si on observe une très riche diversité dans les sculptures antiques et plus encore dans l’architecture, une poignée a dominé le marché de l’époque archaïque à l’époque impériale.
Naxos (Grèce) : Le marbre cycladique de l’île de Naxos est l’un des premiers à avoir été diffusé dans le Bassin méditerranéen. Utilisé localement depuis la Préhistoire, il a servi très tôt à la fabrication d’objets sculptés, notamment les célèbres idoles cycladiques, puis, à l’époque archaïque, à la réalisation de kouroi. Sa première exportation à des fins architecturales remonte au début du VIe siècle avant notre ère, avec la construction de l’Oïkos des Naxiens à Délos. Il s’agit d’un marbre à gros grains, peu adapté à la sculpture, ce qui explique qu’il a été progressivement supplanté par le marbre de Paros, plus fin.
Paros (Grèce) : Cet autre marbre cycladique a été exploité dès le Néolithique mais son exportation intensive n’a réellement démarré qu’à l’époque archaïque. Il concurrence rapidement les marbres naxiens, en architecture comme en sculpture, en raison de son grain plus fin. Cette qualité explique sa vaste diffusion qui s’est poursuivie jusqu’à l’époque impériale. Parmi les faciès produits, figure la célèbre lychnite, un marbre d’une translucidité inégalable réservé à la sculpture et extrait en galeries souterraines à la lumière des lampes à huile (lychnos signifiant lampe en grec).
Proconnèse (île de Marmara, Turquie) : Ce marbre est géologiquement abondant sur cette île. Un immense volume en a été extrait, inondant le marché durant toute l’époque impériale en raison de son faible coût, de sa qualité proche de celle des marbres pariens et de la proximité des carrières au littoral. Son exportation est restée sporadique avant le Ier siècle de notre ère, bien qu’il ait été identifié à partir de l’époque archaïque dans des monuments comme le premier Artémision d’Éphèse ou plus tard le Mausolée d’Halicarnasse à l’époque classique.
Thasos (Grèce) : L’île de Thasos a produit deux types de marbres, exploités de l’époque archaïque jusqu’à l’époque impériale. La production a atteint son apogée à l’époque impériale, notamment pour l’extraction d’un marbre dolomitique blanc à grain fin, très prisé en sculpture. L’autre faciès, un marbre à gros grains, était principalement utilisé en architecture.
Attique (Grèce) : Un grand volume de marbre a été extrait du mont Pentélique et du mont Hymette, situés en Attique, principalement à partir de l’époque classique. L’exploitation intensive du Pentélique débute avec la construction du premier Parthénon en 489 avant notre ère et se poursuit jusqu’à l’époque impériale. Son marbre blanc pur à grain fin était très apprécié en sculpture malgré la présence de veines micacées qui constituaient des zones de fragilité. On est moins sûr de l’ampleur de l’usage impérial du marbre de l’Hymette dont le faciès gris bleuté était souvent utilisé pour créer des effets de bichromie avec le blanc du Pentélique, et le faciès blanc pour la sculpture.
Carrare (Italie) : Plusieurs faciès de marbre y ont été extraits, notamment un blanc pur comparable au Pentélique, les niveaux micacés en moins. Sa qualité exceptionnelle en a fait un marbre de référence tant pour l’architecture que pour la sculpture, avec une diffusion dans tout l’Empire qui démarre au Ier siècle avant notre ère.
Aphrodisias (Turquie) : De nombreuses carrières de marbre blanc entourent cette cité d’Asie Mineure. On y a extrait les marbres dits d’Aphrodisias, proches des faciès pariens et employés en architecture comme en sculpture, ainsi que ceux de Göktepe, à grain plus fin, particulièrement prisés pour la statuaire et parfois difficilement distinguables des marbres de Carrare. Leur diffusion reste principalement impériale.
Docimium (Turquie) : Ce marbre blanc à grain fin a été extrait dans la région d’Afyon, essentiellement durant l’époque impériale. Malgré son prix élevé, il a connu un large usage en statuaire. Un faciès à veines violacées, le pavonazzetto, était particulièrement apprécié comme marbre coloré en sculpture et architecture.
Autres marbres colorés : De nombreux autres marbres colorés ont été extraits dans l’ensemble du pourtour méditerranéen, surtout à l’époque impériale, mais leur diversité rend difficile un inventaire exhaustif. Utilisés en sculpture et en architecture, ils l’étaient aussi dans les mosaïques et les décors en opus sectile.
Il convient de rappeler que si ces marbres sont parmi les plus largement diffusés, de nombreux autres étaient exploités localement, à proximité des villes. Leur usage, ainsi que leur commerce à l’échelle locale et régionale formaient un vaste réseau d’échanges aussi riche que complexe à étudier.

Association de marbre blanc du Pentélique et de marbre gris bleuté du mont Hymette, à Délos. © T. Vettor
L’obsession du blanc
De Phidias au mythe de la Grèce blanche, Antiques et Modernes semblent avoir été obsédés par le marbre blanc…. mais pas pour les mêmes raisons !
Rechercher le marbre le plus blanc pour mieux en effacer jusqu’au souvenir en en recouvrant la surface des plus vives couleurs était la condition même de la virtuosité des maîtres de la sculpture grecque classique. En revanche, nier ses couleurs jusqu’à l’obsession fut souvent, sinon toujours, le choix des Modernes, depuis que J. J. Winckelmann, au XVIIIe siècle, n’a pas hésité à affirmer : « Un beau corps sera d’autant plus beau qu’il est blanc… » Le célèbre historien de l’art antique inaugurait une tradition, qui développa par la suite, par naïveté ou par idéalisme, l’illusion d’une Grèce blanche, expression de ce miracle grec célébré par Ernest Renan dans sa Prière sur l’Acropole, « un type de beauté éternelle, sans nulle tâche locale ou nationale […] Quand je vis l’Acropole, j’eus la révélation du divin… » (1876). Le mythe prit ses expressions les plus radicales au XXe siècle, quand cette Grèce supposée à tort blanche fut investie de valeurs raciales inconnues des Anciens. Pourtant, si un Phidias, un Praxitèle ou un Scopas choisirent, pour leurs chefs-d’œuvre en marbre, le Pentélique ou le Paros le plus blanc, c’est d’abord parce que leurs qualités garantissaient la sécurité d’un matériau au grain le plus fin, assurant la précision de l’outil, la justesse du modelé et la parfaite tenue des couleurs qui en dissimuleraient définitivement la blancheur lumineuse… Une même obsession blanche, oui, mais ici toute dévouée à l’éclat des couleurs. P. J.
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Le marbre dans l’Antiquité grecque
1/7. Le commerce du marbre dans l’Antiquité, un réseau complexe de carrières





