Le marbre dans l’Antiquité grecque (5/7). Deux chefs-d’œuvre en marbre à la loupe

Victoire de Samothrace. Paris, musée du Louvre. © Grand-Palais RMN (musée du Louvre), Stéphane Maréchalle, Tony Querrec, Benoît Touchard
Que serait la Grèce sans son marbre ? Ce matériau éclatant semble avoir été de tous les monuments antiques. Or de nouvelles études et découvertes aident à appréhender sa diversité, sa provenance, ses usages, aussi bien dans la sculpture que dans l’architecture, ou encore son commerce et sa diffusion en pays hellène et autour de la Méditerranée. Un voyage au cœur de la matière qui nous transporte, de chef‑d’œuvre en chef‑d’œuvre, loin du mythe de la Grèce immaculée…
Les auteurs de ce dossier sont : Philippe Jockey, professeur d’histoire de l’art et d’archéologie du monde grec à l’université Paris Nanterre, UMR 7041 ArScAn – Archéologies et Sciences de l’Antiquité, et coordinateur du dossier ; Éléonore Favier, docteure en archéologie et histoire grecque, membre scientifique de l’École française d’Athènes et chercheuse associée au laboratoire HiSoMA (UMR 5189) ; Ludovic Laugier, conservateur en chef, département des Antiquités grecques, étrusques et romaines, musée du Louvre ; Jean-Luc Martinez, ancien membre de l’École française d’Athènes et président directeur honoraire du musée du Louvre ; Virginie Mathé, maîtresse de conférences en histoire grecque, université Paris Est Créteil, Centre de recherche en histoire européenne comparée ; Jean-Charles Moretti, directeur de la mission archéologique française de Délos, CNRS, IRAA, MOM ; Tommy Vettor, géologue, post-doctorant en archéométrie du marbre, École suisse d’archéologie en Grèce

Maure, dit Le Moro (détail), de Nicolas Cordier. Paris, musée du Louvre. © Musée du Louvre, Dist. Grand-Palais RMN, Hervé Lewandowski
Ces dix dernières années, le département des Antiquités grecques, étrusques et romaines du musée du Louvre a entrepris plusieurs restaurations fondamentales d’antiques célèbres. Au cours de ces opérations, deux cas très différents, la Victoire de Samothrace, chef-d’œuvre de la sculpture hellénistique (vers 160‑150 avant notre ère) et le Maure Borghèse, un pastiche pittoresque inventé au début du XVIIe siècle pour la famille Borghèse à partir de multiples éléments antiques, ont ainsi livré une partie de leurs secrets.
Une Victoire de marbres
Le monument de la Victoire de Samothrace est composé d’une base en marbre gris veiné de blanc-rose et d’une statue en marbre blanc, constituée de plusieurs blocs rapportés.
Des méthodes d’analyses complémentaires
En 2013-2015, des analyses ont été entreprises à la faveur de sa restauration (Institut des sciences de la Terre, Sorbonne Universités, université Pierre et Marie Curie – Paris VI) et des échantillons prélevés par Annie et Philippe Blanc, au fond de trous de fixation liés aux restaurations du XIXe siècle ou dans les cassures du marbre. Il a été convenu de tester un bloc du socle de la base, un bloc du bateau et chaque élément constituant la statue. Complémentaires, les méthodes employées ont permis de croiser les résultats : mesure de la taille maximale des grains du marbre (MGS), analyse des isotopes stables du marbre, pétrographie, cathodoluminescence.

Victoire de Samothrace. Paris, musée du Louvre. © Grand-Palais RMN (musée du Louvre), Stéphane Maréchalle, Tony Querrec, Benoît Touchard
Différents marbres de Paros
Elles ont confirmé que le bateau et son socle sont en marbre de Lartos provenant des carrières de l’île de Rhodes. La statue, elle, est intégralement en marbre de Paros. Mais l’intérêt de ces résultats réside aussi dans le fait que les blocs de la statue, corps, ailes et drapés, ne sont pas tous issus des mêmes carrières de Paros ! Le bras droit et le bloc du haut du corps (qui comprenait à l’origine le buste et la tête) sont taillés dans le plus beau marbre de l’île, voire du monde grec, le fameux Lychnitès, extrait des carrières des Nymphes ou de celles de Pan. Le grand bloc du bas du corps est en Paros, dit « non Lychnitès », une variété issue de zones différentes, dans les mêmes carrières. Il en est de même pour le pan arrière du manteau ou encore pour le fragment de la partie inférieure de l’aile droite. Les deux fragments de la partie supérieure de l’aile gauche sont, quant à eux, en marbre dit de Lakkoi.
Le plus beau des marbres pour la Victoire
Pourquoi l’artiste a-t-il utilisé différents types de marbre de Paros pour les pièces rapportées de la statue ? Il semble important de rappeler que l’œuvre était peinte, tout au moins en partie : la différence entre le Lychnitès du buste et le Lakkoi des ailes, d’un ton plus froid, était sûrement moins perceptible qu’on pourrait le supposer de prime abord. Il n’en reste pas moins vrai que le meilleur marbre – le Lychnitès, le plus translucide –, a été employé pour les carnations de la Victoire : buste et tête, bras droit. Il en allait peut-être de même pour le bras gauche, entièrement perdu.
Une aile droite en deux morceaux
Si les ailes sont principalement en marbre de Lakkoi, un fragment du bas de l’aile droite s’avère être en « non Lychnitès ». Cette aile a-t-elle été réalisée en deux pièces rapportées ? L’un des fragments du haut de l’aile est lisse sur sa tranche inférieure, comme pour être ajusté à une autre pièce. Cette observation peut étayer l’hypothèse d’une aile droite sculptée non pas dans une mais deux plaques de marbre. Ce point inédit figure parmi les apports les plus importants de la campagne d’analyses consacrée à la Victoire de Samothrace.
Un Maure Borghèse en marbres recyclés
Mêlant marbres de couleur et différents albâtres, le Maure Borghèse a été restauré par Nicolas Imbert en 2017.
Remploi de fragments antiques
Conjointement, Annie et Philippe Blanc ont été chargés d’une campagne d’examens et d’analyses de ses différents matériaux lithiques. Pour ce faire, la statue a été partiellement décirée et nettoyée ; à cette occasion, les anciens bouchages débordants ont été remplacés par d’autres qui n’occultent plus la surface originale de la pierre. La nature de chaque type de pierre a ainsi pu être précisée.

Maure, dit Le Moro, de NicolasCordier. Paris, musée du Louvre. © Musée du Louvre, Dist. Grand-Palais RMN, Hervé Lewandowski
Marbres noir, rouge, jaune et vert
Le sculpteur, Nicolas Cordier, a remployé du nero antico pour la tête, le torse et les membres, plus précisément des calcaires noirs de différentes natures minéralogiques. En revanche, pour le torse, il a utilisé du marbre noir, vraisemblablement de la carrière de Göktepe, près d’Aphrodisias (comme l’indiquent l’examen pétrographique et l’analyse isotopique, croisés avec la mesure du taux de strontium). Du marbre rouge de Mani (Péloponnèse) a servi pour la terminaison de fibule de la tunique, sur l’épaule droite, la bandoulière et les brodequins des chausses. Du marbre jaune de Chemtou (Tunisie) a, quant à lui, été requis pour la fibule visible sur le bras gauche, pour la ceinture et pour les chausses. Les franges des manches sont taillées dans des plaquettes de marbre vert de Thessalie sauf deux restaurations postérieures, en serpentine, de provenance difficile à déterminer. Ces trois marbres se retrouvent dans la marqueterie de la riche bordure inférieure de la tunique. Les yeux sont incrustés de calcaire noir et de calcite blanche. La tunique est composée de plaques en albâtre fleuri, vraisemblablement de Pamukkalé (Turquie), de deux variétés distinctes. L’albâtre de la ceinture, a pecorella, est encore différent, et vient peut-être de la région d’Oran, en Algérie.
Dorure à la feuille
Il faut ajouter que le bord supérieur de la tunique et l’intérieur des manches sont dorés à la feuille posée sur une miction d’huile siccative, pour rehausser les effets de moirure de l’albâtre. Si le Maure Borghèse est bien une invention de Nicolas Cordier, l’observation de l’épiderme des pierres, des cassures masquées par les bouchages et des compléments modernes jusqu’alors indiscernables conduisent à confirmer que le sculpteur a bien remployé quantité de fragments antiques pour composer son sujet.
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Le marbre dans l’Antiquité grecque
5/7. Deux chefs-d’œuvre en marbre à la loupe





