Le marbre dans l’Antiquité grecque (7/7). Délos : une architecture aux marbres mêlés

La Maison du lac, riche demeure de la fin du IIe siècle. La cour, au sol couvert d’une mosaïque, est entourée d’un portique ionique fait de marbres importés d’Athènes : marbre de l’Hymette pour le stylobate et les fûts, marbre du Pentélique pour les bases et les chapiteaux. © J.-Ch. Moretti
Que serait la Grèce sans son marbre ? Ce matériau éclatant semble avoir été de tous les monuments antiques. Or de nouvelles études et découvertes aident à appréhender sa diversité, sa provenance, ses usages, aussi bien dans la sculpture que dans l’architecture, ou encore son commerce et sa diffusion en pays hellène et autour de la Méditerranée. Un voyage au cœur de la matière qui nous transporte, de chef‑d’œuvre en chef‑d’œuvre, loin du mythe de la Grèce immaculée…
Les auteurs de ce dossier sont : Philippe Jockey, professeur d’histoire de l’art et d’archéologie du monde grec à l’université Paris Nanterre, UMR 7041 ArScAn – Archéologies et Sciences de l’Antiquité, et coordinateur du dossier ; Éléonore Favier, docteure en archéologie et histoire grecque, membre scientifique de l’École française d’Athènes et chercheuse associée au laboratoire HiSoMA (UMR 5189) ; Ludovic Laugier, conservateur en chef, département des Antiquités grecques, étrusques et romaines, musée du Louvre ; Jean-Luc Martinez, ancien membre de l’École française d’Athènes et président directeur honoraire du musée du Louvre ; Virginie Mathé, maîtresse de conférences en histoire grecque, université Paris Est Créteil, Centre de recherche en histoire européenne comparée ; Jean-Charles Moretti, directeur de la mission archéologique française de Délos, CNRS, IRAA, MOM ; Tommy Vettor, géologue, post-doctorant en archéométrie du marbre, École suisse d’archéologie en Grèce

Le temple d’Héra, premier temple en marbre construit à Délos, vers 480-470 avant notre ère. Les murs sont en marbre de Délos, la colonnade de façade et l’encadrement de la porte intérieure en marbre de Paros. © J.-Ch. Moretti
Délos est principalement composée de granite et le marbre y est rare. Dès la fin du VIe siècle avant notre ère, les Déliens l’exploitent pour leurs édifices publics. Mais d’autres cités, puis des rois, mettent en œuvre, dans leurs monuments construits sur l’île, des marbres combinant roches locales, jamais exportées, et d’autres importées. Vers 100 avant notre ère, presque tous les marbres connus dans les Cyclades et en Attique sont ainsi présents dans l’architecture délienne.
Entre le XVe et le XVIIIe siècle, beaucoup de voyageurs relèvent l’importance des marbres à Délos et supposent qu’ils ont tous été importés. Mais l’identification, au début du XIXe siècle, d’affleurements de cette roche métamorphique à Délos même oblige à admettre que son architecture combine des marbres locaux et d’autres importés.
Circuit court et importation
La fouille systématique de l’île entreprise en 1873 confirme cette diversité. Elle met au jour un grand nombre de statues et de blocs d’architecture taillés dans des marbres qui, à l’œil nu, se distinguent par leur couleur et par leur grain. Elle conduit aussi à la découverte de comptes tenus par les gestionnaires du sanctuaire d’Apollon qui mentionnent des importations de Paros, de Tinos et d’Athènes. Une récente étude des carrières de Délos et des roches employées dans son architecture a permis de déterminer les origines des matériaux mis en œuvre dans l’île, la chronologie et la quantité de leurs importations et de connaître leurs usages et leurs commanditaires. Les constructions des IIIe et IIe millénaires ne contiennent que de rares moellons de ramassage en marbre. Les premiers blocs taillés se trouvent dans des temples du VIIe siècle avant notre ère sous forme de carreaux d’un marbre local et de bases de colonnes provenant de Naxos. Au VIe siècle, cette roche apparaît massivement dans trois monuments ioniques édifiés par les Naxiens dans le sanctuaire d’Apollon : leur trésor (l’Oïkos), des propylées et un portique. Dès cette époque, deux autres Cyclades fournissent des marbres à Délos : Paros surtout, mais aussi Tinos. Ceux de Délos et les importations sont partout combinés aux granites locaux et aux gneiss de l’île voisine de Rhénée.

Carte des importations de marbres utilisés dans l’architecture délienne. © R. Attuil
La primauté de Paros à l’époque classique
La situation se modifie après les guerres médiques et la fondation de la ligue de Délos en 478 avant notre ère. Deux temples à murs et colonnades en marbre sont alors mis en chantier. Les Déliens en consacrent un à Héra : ses murs sont en marbre à très gros cristaux extrait sur la côte est de l’île et la colonnade de façade en marbre de Paros. Le trésor de la Ligue permet à la même époque de commencer la construction d’un nouveau temple d’Apollon. Les degrés de krépis (la plate-forme à degrés qui sert de soubassement) et les premières assises des murs sont dans le marbre de la côte orientale de l’île, massivement utilisé pour la première fois en blocs parallélépipédiques. Le reste vient de Paros, dont le marbre est communément utilisé aux Ve et VIe siècles dans les autres parties du sanctuaire d’Apollon. Il l’est dans les colonnades, dans les premières assises des murs des trésors et d’un édifice de banquet ainsi que, pour des volumes très importants, dans deux constructions athéniennes, le « temple aux sept statues » et le Pythion.
Diversité des marbres à l’époque hellénistique
En 314 avant notre ère, la cité de Délos recouvre la gestion de la caisse sacrée précédemment accaparée par les Athéniens et devient le centre d’une ligue des insulaires fondée par les Macédoniens. Cette période « de l’Indépendance » est marquée par de nombreux chantiers commandités par la cité. Le marbre d’une carrière ouverte en bordure sud de la ville y est abondamment utilisé, le plus souvent combiné à d’autres roches, locales ou importées, parmi lesquelles figurent les marbres de Paros, de Tinos et, dans une moindre mesure, de Naxos et de Syros. Les deux premiers sont les seuls utilisés par les Déliens dans deux constructions du début du IIe siècle, un nouveau temple d’Artémis et un portique à deux niveaux qui vient border les flancs sud et est de l’agora. Ils sont aussi employés par les rois de Macédoine qui bâtissent dans l’île. À la fin du IIIe siècle, Philippe V fait exception en important du marbre de son royaume pour le portique qu’il offre à Apollon. Après 167, Délos est donnée à Athènes par Rome et devient un port franc. Une population cosmopolite s’y installe.
De luxueuses maisons
Durant quarante ans de prospérité économique, la ville est presque entièrement reconstruite avec de luxueuses maisons qui utilisent plus de marbre que bien des temples alors édifiés pour les nouveaux dieux honorés dans l’île. Les marbres des Cyclades demeurent très présents, Paros et Tinos continuant à prendre le pas sur Délos et Naxos. La nouveauté réside dans les importations d’Attique de marbres blancs du Pentélique et bleus à flammèches blanches de l’Hymette. Ils sont utilisés dans la nouvelle entrée du sanctuaire d’Apollon, dans le nouveau gymnase et dans certaines riches demeures. Le marbre jadis travaillé pour les dieux l’est alors surtout pour des banquiers et de riches marchands de blé et d’esclaves. Dans les temples, les murs en grand appareil font place à de petits moellons enduits. Les marbres, dont les couleurs sont dorénavant appréciées, se cantonnent dans les colonnades et les encadrements de porte.
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Le marbre dans l’Antiquité grecque
7/7. Délos : une architecture aux marbres mêlés





