L’entrée orientale de la Narbonne antique
Première fille de Rome hors d’Italie, la colonie de Narbonne est durant l’Antiquité la capitale de la province de Narbonnaise et l’un des plus grands ports de Méditerranée. Son développement au Haut-Empire se traduit notamment par l’extension de ses quartiers péri-urbains et de ses nécropoles. Le suivi archéologique de travaux de réfection des réseaux d’eaux usées, commandé par le Grand Narbonne et conduit entre février et octobre 2021 par la société Mosaïques Archéologie, à l’emplacement de la sortie orientale de la ville, a livré de riches données sur ces espaces ainsi que sur les rites funéraires et la population de Narbo Martius.
Par Fabrice Bigot, Mosaïques Archéologie Cournonterral et chercheur associé UMR 5140 ASM, Montpellier, Maria-Luisa Bonsangue, université de Picardie Jules Verne, Clément Flaux, Mosaïques Archéologie Cournonterral, Marion Gourlot, Mosaïques Archéologie Cournonterral, Yvan Maligorne, CRBC, université de Bretagne Occidentale, Brest et Quimper, Stéphanie Zugmeyer, Aix-Marseille Univ, CNRS, IRAA, Aix-en-Provence, Nasrine Anwar, Mosaïques Archéologie Cournonterral et chercheure associée UMR 5140 ASM, Montpellier, Clémence Guillot de Suduiraut, Caroline Leblond, chercheure associée à l’EA 4081, Sorbonne Université, Mosaïques Archéologie Cournonterral, Marie-Laure Le Brazidec, chercheure associée UMR 5140 ASM, Montpellier, Ludovic Le Roy, Mosaïques Archéologie Cournonterral, Adrien Malignas, Mosaïques Archéologie Cournonterral, Audrey Renaud, Mosaïques Archéologie Cournonterral et chercheure associée UMR 5140 ASM, Montpellier
La zone couverte par les fouilles s’implante dans la cuvette de l’Égaciéral, petite plaine alluviale où s’écoule le canal de la Robine qui traverse Narbonne. La stratigraphie en sandwich des différents niveaux d’occupation, séparés par des dépôts de crues, témoigne du comblement progressif de cette cuvette. Durant la période antique, le secteur est humide et inondable. À proximité de l’actuel canal de la Robine ont aussi été reconnus des dépôts de graviers roulés (polis) affiliés au fonctionnement d’un ancien chenal de l’Aude dont l’ultime comblement est daté du XVe siècle. Les vestiges de ce secteur témoignent de la façon dont ses anciens occupants ont aménagé une zone entre l’époque romaine et la fin du Moyen Âge.
L’assainissement d’une zone humide
Le développement du quartier péri-urbain au cours de l’Antiquité a nécessité la mise en place de nombreuses structures d’assainissement (fossés, drains, remblais). La plus spectaculaire correspond à un vide sanitaire installé, vers le changement d’ère, pour maintenir hors d’eau la voie reliant la ville au littoral. Il se compose de plusieurs centaines ou milliers d’amphores superposées à plat ou dressées. Ce type d’aménagement, fréquent en Italie du Nord, consiste à assainir le terrain en piégeant l’eau et en la faisant circuler, et stagner, dans les espaces vides des anciens contenants recyclés. L’origine des amphores montre, par ailleurs, l’importance du port de Narbonne, alors plaque tournante du commerce du vin de Tarraconaise (Catalogne), des crus d’Italie et d’Orient, ainsi que lieu de transit de l’huile et des sauces et salaisons de poissons de Bétique (Andalousie).
L’évolution d’un espace péri-urbain
Trois tronçons de la voie reliant la ville à ses ports littoraux ont été mis au jour. Cet axe viaire structure le quartier qui ne cesse d’évoluer entre la fin du Ier siècle avant notre ère et le IVe siècle de notre ère. À l’époque augustéenne, la périphérie orientale de Narbo Martius est un espace rural dans lequel s’inscrit au moins un mausolée. La nécropole associée se développe alors au niveau du site des berges de la Robine récemment fouillées (V. Bel, Inrap). Durant le règne de Tibère, la nécropole progresse vers l’ouest, de part et d’autre du tombeau monumental. Côté ville, la construction du sanctuaire provincial et de l’amphithéâtre à la fin du Ier siècle de notre ère s’accompagne du développement d’un quartier bâti. Ce dernier est immédiatement prolongé par la nécropole, qui s’est agrandie avec l’installation de nouvelles parcelles funéraires à l’arrière des concessions bordant la voie. Le déclin du quartier bâti survient durant la seconde moitié du IIe siècle. Suivant cette phase de rétraction urbaine, la nécropole gagne vers l’ouest aux dépens des anciens bâtiments. Mais la nécropole s’étiole à son tour dans le courant du IIIe siècle et le mausolée augustéen, ainsi que plusieurs enclos monumentaux, sont finalement démantelés. La zone redevient un espace rural au IVe siècle, ponctuellement occupé de petits espaces funéraires.
Une inscription à la flamique Varia Celsa
Cette épitaphe en marbre blanc a été dédiée aux dieux mânes de Varia Celsa, fille de Caius, flaminica de la colonie de Narbonne, dans la seconde moitié du Ier siècle de notre ère. La flaminique était, dans l’Empire romain, une prêtresse annuelle chargée de l’organisation du culte des impératrices défuntes (et peut-être aussi de l’impératrice régnante) dans le cadre de la province ou, plus simplement, dans la sphère de la cité – ce qui était le cas pour Varia Celsa. Charge prestigieuse, cette prêtrise était décernée par le conseil municipal, composé de l’élite dirigeante locale. Varia Celsa l’a obtenue car elle appartenait à une famille de l’aristocratie narbonnaise, qui a fourni des magistrats à la colonie à la fin du Ier siècle avant notre ère. Il est même possible que les Varii aient compté parmi leurs ancêtres l’un des vétérans que César installa à Narbonne en 45 avant notre ère. La découverte de cette inscription permet de dénombrer désormais quatre flaminiques à Narbo Martius et confirme le rôle prépondérant de familles issues d’Italie dans l’exercice des fonctions les plus élevées de la cité.
Enterrer ses morts à l’époque romaine
La nécropole a livré les vestiges de plus de 126 structures funéraires, principalement liées au rite de la crémation. Réalisée sur le bûcher, elle est le plus souvent suivie par le ramassage d’une partie des ossements brulés, qui sont déposés ensuite dans un ossuaire en céramique ou, plus rarement, en pierre, en plomb, dans un contenant périssable (coffre ou coffret en bois ou en osier), ou dans un contenant souple (bourse en cuir, tissu), qui a disparu. Une sépulture est ensuite creusée dans la parcelle funéraire pour y déposer l’ossuaire (ce qui constitue le dépôt secondaire), souvent accompagné d’autres objets. Le bûcher (ustrinum) est la plupart du temps curé et réutilisé pour de nouvelles funérailles. On recense néanmoins seize cas où le bûcher a servi de lieu de dépôt de l’ossuaire, ainsi qu’une tombe-bûcher (bustum). Dans celle-ci, l’individu incinéré se trouvait dans la position dans laquelle il a été placé lors de ses funérailles. Le rite de la crémation prédomine au Haut-Empire. En parallèle, la pratique de l’inhumation est attestée, même si elle est rarement employée avant la seconde moitié du Ier siècle de notre ère à Narbonne. À partir du IIe siècle, elle remplace progressivement la crémation et devient, à la fin du IIIe siècle, le seul mode de traitement du corps sur le site. Dans les inhumations mises au jour, les corps sont placés dans des coffrages en bois ou des architectures en tuiles. On retrouve par ailleurs au IIIe siècle une zone réservée au dépôt des défunts dans des cercueils en plomb.
Ce quartier ne cesse d’évoluer entre la fin du Ier siècle avant notre ère et le IVe siècle de notre ère.
De nombreux objets offerts aux défunts
Les objets recueillis dans la nécropole documentent une partie des rites suivis lors des funérailles. Les résidus de crémation des bûchers et des dépôts secondaires livrent ainsi les tessons de céramiques brûlées et de verre fondu, témoignant des récipients employés lors du banquet funéraire (cruches, vases à boire, assiettes et plats). Ils sont accompagnés d’ossements animaux (porc, poule, lapin et poisson), parfois calcinés. Des balsamaires en verre ou en céramique révèlent par ailleurs que des huiles parfumées ont pu être versées sur la dépouille. Les monnaies documentent, quant à elles, le rite de l’obole à Charon. Des lampes à huile escortent souvent le défunt sur le bûcher. Des appliques en os, des clous et de rares feuilles d’or indiquent la présence de meubles en bois décorés, tels que des lits mortuaires ou des coffrets, sur les bûchers. On retrouve les mêmes artefacts dans les inhumations, où ils sont mieux conservés (puisqu’ils ne sont pas passés au feu). Les dépôts secondaires de crémation contiennent aussi des objets non brûlés. Il s’agit le plus souvent de cruches en céramique, disposées autour de l’ossuaire, ou de denrées alimentaires contenues dans des pots, de lampes à huile, d’unguentaria (flacons de toilette) en verre ou en céramique, et de quelques monnaies. Enfin une inscription gravée sur une plaque en marbre ou des objets variés, souvent liés à la parure et à la toilette (agitateur, miroir, perles), apparaissent de manière bien plus occasionnelle.
Les nécropoles romaines constituent des lieux où la réussite sociale d’une personne et de sa famille est exposée aux yeux de tous.
Commémorer les défunts
À l’issue des funérailles, le défunt rejoint les dieux mânes de la famille. Cette entité divine est honorée tous les ans lors de cérémonies telles que la Parentalia ou la Parentatio. Les parents du défunt viennent alors sur la tombe pour y offrir des fleurs et des aliments. Ceux-ci sont entièrement brûlés dans des bûchers installés dans les concessions funéraires. Du parfum et du vin sont également versés sur les sépultures (libations) au travers de conduits aménagés au-dessus. Ils correspondent le plus souvent à des amphores vinaires orientales dont le fond a été percé pour permettre aux vivants de verser directement les liquides sur la tombe. Certains conduits contenaient encore des petits flacons en verre jetés avec leur contenu ; d’autres ont livré des escargots, des batraciens et des petits rongeurs piégés à l’intérieur.
La nécropole : un reflet de la hiérarchie de la société
Les nécropoles romaines constituent des lieux où la réussite sociale d’une personne et de sa famille est exposée aux yeux de tous. Ainsi les aménagements funéraires de 31 concessions mises au jour témoignent d’une préservation de la hiérarchie sociale après la mort. La crémation confère, par ailleurs, un prestige plus grand aux funérailles en raison de son coût plus élevé. Enfin, trois autels funéraires, douze plaques en marbre et cinq monuments maçonnés datés entre le Ier et le IIIe siècle ont été découverts ; ils mettent en avant une sépulture précise au sein de l’espace funéraire d’une famille. De plus, les murs de deux enclos monumentaux ont été décelés. Ils présentent des fondations très larges (0,70 à 1 m) et profondes, qui témoignent d’une élévation importante. C’est également le cas de deux autres enclos, dont les murs sont bâtis avec des blocs en grand appareil mesurant 1,10 à 1,50 m de long, 0,60 m de large et 0,37 à 0,55 m de haut. Le coût nécessaire à leur acheminement, à leur façonnage et à leur mise en place atteste le prestige de ces édifices funéraires. Enfin, deux mausolées constituent les édifices les plus monumentaux de la nécropole orientale. Les murs d’au moins l’un d’entre eux étaient ornés d’une ou plusieurs épitaphes en marbre blanc. L’autre a livré suffisamment d’éléments architecturaux pour le dater et le reconstituer.
Le mausolée augustéen
Parmi les éléments d’architecture mis au jour, treize blocs (retrouvés en deux ensembles dans le fossé bordier de la voie) permettent de restituer partiellement une tombe monumentale. Onze appartenaient assurément à une tholos pseudo-monoptère munie d’un socle et coiffée d’une toiture conique. La structure de 3 m de diamètre présentait six colonnes cannelées et engagées de 28,5 cm de diamètre, séparées par des plages concaves lisses. Les assises conservées ne comportent ni le chapiteau des colonnes, ni le sommet des niches, ni l’entablement. L’aspect de la toiture conduit cependant à restituer ce dernier sur plan circulaire, lequel invite à son tour à terminer les plages concaves par un cul de four. Le toit était lisse et présentait une forte pente rectiligne. Un douzième bloc figurant un chapiteau corinthien de 40 cm de diamètre au lit de pose (surface en contact avec le niveau inférieur) incompatible avec les colonnes engagées, couronnait probablement la toiture. Le traitement de ses feuilles d’acanthe permet de proposer une datation au début du règne d’Auguste. Un dernier bloc appartiendrait au sommet d’un étage circulaire de 4,30 m de diamètre sur lequel reposerait la tholos. La datation de son décor est compatible avec celle du chapiteau, mais la différence sensible de diamètre ne va pas sans poser problème, comme la superposition de deux étages circulaires, peu fréquente. Son appartenance au mausolée augustéen demeure donc hypothétique.
Un exemple de piété familiale
Cet autel funéraire en calcaire a été élevé par une femme d’une tout autre origine ethnique et sociale que Varia Celsa. En effet, Serania Censorina porte un nom qui pourrait plutôt être lié au substrat provincial de la population locale. Sa condition juridique n’est pas expressément évoquée sur cette épitaphe datant du IIe siècle de notre ère, mais elle relèverait des milieux plébéiens narbonnais. Son niveau socio-économique ne devait pour autant pas être négligeable car elle a réussi à faire ériger à ses propres frais un autel funéraire pour sa mère défunte, Serania Serapia, sans doute une affranchie. Par ce monument, qui servait avant tout à indiquer l’emplacement de la sépulture, elle accomplissait aussi un acte de piété filiale, tout en laissant un souvenir d’elle-même à la postérité. L’épitaphe présente une particularité : le nom de Serapia, écrit en petits caractères, semble avoir été ajouté après une première rédaction du texte. Peut-être le lapicide avait-il essayé de réparer un oubli ; à moins que Censorina, initialement décidée à ne pas nommer sa mère afin de cacher ses origines modestes, ne se soit enfin résolue à reporter la dénomination complète de la défunte pour l’identifier…
Lexique
Un balsamaire est un petit récipient destiné à contenir huiles et parfums utilisés dans les rites funéraires.
Le grand appareil est une technique de construction dans laquelle on emploie exclusivement des pierres de très grandes dimensions rigoureusement taillées, dont les assises sont égales et les joints réguliers.
Une tholos monoptère est un édifice circulaire à colonnade libre (sans pièce centrale) abritant généralement une statue. Ici le mausolée est pseudo-monoptère, car les colonnes sont engagées.
Pour aller plus loin :
BLAIZOT F., 2009, « Pratiques et espaces funéraires dans le centre et le sud-est de la Gaule durant l’Antiquité », Gallia, 66-1.
BONSANGUE M.-L., avec la coll. BEL V., GUILLAUME M., 2019, « Nouvelles inscriptions de la nécropole de la Robine à Narbonne », Revue archéologique de Narbonnaise, 52, p. 149-180.
SANCHEZ C., 2009, Narbonne à l’époque tardo-républicaine. Chronologies, commerce et artisanat céramique, Montpellier, Éditions de l’association de la Revue archéologique de Narbonnaise, RAN, Suppl. 38.
SCHEID J., 2005, Quand faire, c’est croire : les rites sacrificiels des Romains, Paris, Aubier.
DELLONG E., 2002, Carte archéologique de la Gaule, Narbonne et le Narbonnais, 11/1, Paris, Les Belles Lettres.