L’ingéniosité romaine sur le littoral de Tyr au Liban

Vivier à poissons romain situé sur le cap sud de l’ancienne île de Tyr, creusé dans la roche et relié à la mer, débouchant directement dans le bassin. La photo a été prise lors d’une marée relativement basse. © J.-Ph. Goiran, CNRS
Ancienne cité phénicienne prospère, Tyr fut un centre maritime majeur du Proche-Orient. Depuis plusieurs décennies, des fouilles y révèlent une occupation côtière dense et ingénieuse. Récemment, la découverte de deux viviers à poissons romains savamment taillés dans la roche permet de mieux comprendre l’élévation du niveau marin depuis l’Antiquité et la manière dont les hommes s’y sont adaptés.
À Tyr, c’est grâce au soutien d’un programme scientifique ANR (Agence nationale de la recherche) et de la Direction Générale des Antiquités du Liban, que deux bassins à poissons creusés dans la roche ont été étudiés.
Un patrimoine côtier ingénieux
Appelées piscinae par les Romains, ces installations servaient autrefois à l’élevage ou au stockage du poisson. Au-delà de leur usage alimentaire ou économique, elles deviennent aujourd’hui de véritables instruments scientifiques pour reconstituer les variations du niveau de la mer. Découvertes dans le cadre d’une prospection, elles ont été creusées dans d’anciennes carrières littorales de grès. Leurs dimensions impressionnent : le bassin nord, semi-rectangulaire, mesure plus de 20 m de long sur 17 m de large, tandis que celui au sud, de forme rectangulaire, s’étend sur 18 m de long pour 8 m de large. Tous deux sont profonds d’environ 1 m. Des vestiges de cloisons internes et de mortier témoignent de leur usage prolongé ; les premières facilitaient la gestion des poissons à différents stades de croissance. Ces bassins étaient reliés à la mer par des canaux en U, taillés dans la roche, assurant le renouvellement de l’eau selon le rythme quotidien des marées.
Carte de localisation de Tyr au Liban et position des deux viviers romains, situés respectivement aux extrémités nord et sud du promontoire rocheux. DAO S. Vinai, photos J.-Ph. Goiran, CNRS
Mesurer la mer au décimètre près
Ces structures archéologiques, parfaitement adaptées au très faible régime des marées méditerranéennes (environ 60 cm), devaient être positionnées à un niveau précis pour fonctionner. En analysant la topographie des bassins grâce au GPS différentiel et à la photogrammétrie sous-marine, les chercheurs ont ainsi pu estimer une élévation d’environ 60 cm du niveau marin depuis leur construction. Cette proposition est cohérente avec les modèles mathématiques globaux d’élévation du niveau marin pour la Méditerranée orientale. Ainsi, les scénarios d’évolution du littoral ont été réévalués : tout indique une stabilité géologique depuis l’époque romaine et une hausse d’origine eustatique du niveau marin.
Le passé éclaire notre avenir
Cette étude illustre la capacité de l’archéologie à compléter les sciences environnementales. En documentant minutieusement ces installations littorales, les chercheurs contribuent non seulement à la connaissance de l’ingénierie antique, mais aussi à la compréhension des transformations du littoral méditerranéen sur le temps long. Dans un contexte de montée accélérée des eaux et de forte urbanisation côtière, ces découvertes offrent aussi un rappel saisissant : notre patrimoine est en première ligne face aux bouleversements environnementaux. Aujourd’hui menacés par l’érosion, ces bassins ont fait l’objet de relevés topographiques de haute précision, de modèles numériques de terrain et de photogrammétrie sous-marine. En tout, plus de 600 clichés ont permis de restituer en 3D leurs moindres détails. Cette documentation numérique constitue aussi un acte de sauvegarde, en vue d’éventuelles actions de protection ou de valorisation pour les générations futures.
Quand l’architecture conserve la mémoire de la mer
Voyons pas à pas comment les bassins à poissons de Tyr ont permis d’estimer l’ancien niveau de la mer. Au départ, le vivier a été taillé dans une ancienne carrière littorale (étape 1). Ces bassins étaient conçus pour se remplir naturellement (étapes 2, 3 et 4), à marée haute, via un canal en U dont l’entrée était située dans l’étage médio-littoral (correspondant au marnage, la zone de battement des marées). Puis, lors du reflux, un effet de chasse permettait à une partie de l’eau du bassin de s’évacuer en mer. Aujourd’hui, la marée basse (étape 5) correspond à la marée haute de l’époque romaine (étape 4). Par conséquent, les scientifiques en ont conclu que la marée haute actuelle (étape 6) reflète l’élévation du niveau marin depuis l’époque romaine : soit 60 cm. En étudiant ces détails architecturaux, les chercheurs ont ainsi pu « mesurer » la mer d’autrefois avec une précision étonnante. Ce schéma rend visible cette relation entre architecture, marée et climat passé.
Modèle d’ingénierie côtière antique : le vivier en six étapes, depuis la transformation d’un affleurement rocheux en bassin fonctionnel destiné à l’aquaculture, jusqu’à son abandon. DAO S. Vinai, conception J.-Ph. Goiran, CNRS