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L’odyssée du bronze au musée Anne-de-Beaujeu à Moulins

Bracelet en bronze de Jenzat.

Bracelet en bronze de Jenzat. © Musée Anne-de-Beaujeu

Ère de bouleversements techniques et d’intensification des échanges à l’échelle européenne, l’Âge du bronze demeure pourtant méconnu du grand public. À l’occasion de la Saison scientifique et culturelle 2025 consacrée à cette période charnière, le musée Anne-de-Beaujeu à Moulins nous invite à découvrir les nombreux trésors et vestiges qui témoignent de l’évolution des sociétés implantées dans l’Allier entre le IIIe millénaire et environ 800 avant notre ère. Emmanuelle Audry-Brunet, chargée des collections archéologiques du musée Anne-de-Beaujeu, Pierre-Yves Milcent, commissaire scientifique de l’exposition et co-responsable du PCR « Le Pays de Gannat, de la Protohistoire à l’Antiquité », et David Lallemand, commissaire scientifique de l’exposition et responsable du service d’archéologie préventive du département de l’Allier, ont répondu à nos questions.

Propos recueillis par Raphaël Buisson-Rozensztrauch

Quelle est l’histoire de l’archéologie dans l’Allier et qui sont ses grandes figures ? 

Emmanuelle Audry-Brunet : Des érudits locaux s’emparent dès le XIXsiècle de la question du passé ancien et forment des sociétés savantes. Ainsi, fondée en 1845, la Société d’émulation du Bourbonnais (qui existe toujours) mène des fouilles et des prospections, ou va à la rencontre d’agriculteurs qui ont pu mettre au jour divers objets lors de labours, etc. La recherche archéologique autour du bassin moulinois se structure progressivement sous l’influence de ses fondateurs, notamment du géographe et historien Augustin Bernard, de l’architecte et créateur du musée départemental de Moulins Louis Gabriel Esmonot, ou encore du naturaliste Olivier Ernest. Membre de la Société à partir de 1869, le docteur Guillaume Joseph Bailleau s’attache à la Préhistoire et notamment au site de Châtelperron, tandis qu’Esmonot, passionné par la période antique, s’intéresse aux ateliers de potiers et aux figurines en terre cuite. Cette association est la première à découvrir des vestiges de l’Âge du bronze à La Ferté-Hauterive et à Charroux.

Disque étoilé de Nébra. Musée de Halle, 2002.

Disque étoilé de Nébra. Musée de Halle, 2002. © Reuters, Fabrizio Bensch, Bridgeman Images

Éventail d’objets et de recherches

Pouvez-vous détailler les types et les décors des objets exposés ? 

E. A.-B. : Nous souhaitions retracer l’itinéraire des œuvres, en remontant jusqu’à l’origine même des matériaux caractéristiques de cette période. Ont ainsi été choisis des objets reflétant différents aspects de la vie humaine : le quotidien avec des outils et ustensiles, le luxe avec des parures et autres atours réservés aux classes les plus aisées, ou encore la dimension rituelle ou symbolique, avec une copie du fameux disque de Nébra, prêtée par le Landesmuseum de Halle (Allemagne). Ce vaste éventail d’artefacts dévoile les multiples facettes des usages du bronze.

Pierre-Yves Milcent : Nous désirions aussi mettre en valeur les travaux du Projet collectif de recherche (PCR « Le Pays de Gannat ») menés depuis 2019 sur le site de Jenzat, un lieu tout à fait étonnant qui a livré des trésors inattendus. Dès le XVIIIsiècle, les découvertes éveillent l’intérêt local, générant des débats sur la datation des vestiges. Ce site, qui s’étend sur une très vaste surface (25 ha), est un lieu fortifié à la fois destiné à l’habitat et au stockage d’objets, découverts en abondance et très bien conservés. Ils nous renseignent autant sur les productions vivrières et l’artisanat (faucilles agricoles, lames de hache, marteaux, gouges, ciselets…), que sur les échanges, les croyances ou les relations sociales, grâce notamment aux parures, armes, productions à vocation rituelle ou de luxe (vaisselle, harnachement équestre, pièces de char…).

Détail d’un dépôt en cours de fouilles à Jenzat.

Détail d’un dépôt en cours de fouilles à Jenzat. © F. Coudert

Comment cette exposition s’inscrit-elle dans le cadre de la saison « Âge du bronze » ? 

E. A.-B. : Organisée par l’Inrap, cette saison nous permet de mettre en lumière une période historique peu connue du grand public et de renforcer les liens avec d’autres institutions et associations. Nous avons été soutenus dès le départ par la Drac et la région Auvergne-Rhône-Alpes, dans la mise en place de l’exposition, les acquisitions et les restaurations. Partenaire essentiel, le musée d’Archéologie nationale a sélectionné de très belles pièces de ses collections qu’il prête aux musées de région de manière privilégiée. Certaines ont été découvertes dans l’Allier mais ont très tôt quitté cette région ! Elles reviennent ainsi le temps de cet événement.

P.-Y. M. : Par ailleurs, d’autres collaborations ont été nouées dans le cadre du PCR « Le Pays de Gannat », reposant sur un partenariat entre le laboratoire TRACES (UMR 5608) de l’université de Toulouse Jean-Jaurès, le service départemental d’archéologie préventive du département de l’Allier et la Drac Auvergne-Rhône-Alpes. Nous œuvrons aussi avec l’Inrap, notamment à travers la délégation d’agents sur le terrain ou en post-fouille, et dans l’organisation de journées d’études. Fondée en 1999, l’Association pour la promotion des recherches sur l’Âge du bronze (APRAB) est enfin présente dans l’organisation des manifestations destinées à tous les publics.

Bracelet en bronze de Jenzat.

Bracelet en bronze de Jenzat. © Musée Anne-de-Beaujeu

Trésors de l’Allier

De quelle manière l’apparition de la métallurgie propre à cette époque impacte-t-elle la société, le commerce, les échanges et les modes de production dans l’Allier ? 

P.-Y. M. : La métallurgie n’est présente que ponctuellement avant l’Âge du bronze, durant le Chalcolithique où l’on commence à voir apparaître des objets en cuivre (IVe millénaire, et première moitié du IIIe millénaire). Mais elle prend véritablement son essor à partir du premier Âge du bronze (au milieu du IIIe millénaire), avec le développement de cet alliage de cuivre et d’étain, qui modifie l’échelle et la qualité des productions métalliques. L’impact est au départ limité : le bronze en tant que matériau ne concerne que les élites ; leurs parures, armes et objets symboliques servent surtout de marqueurs sociaux et ont peu d’incidence sur l’économie du quotidien, notamment en agriculture. Il faut attendre le second Âge du bronze, entre 1450 et 800 avant notre ère, pour que les stocks de ce métal deviennent si importants qu’il est désormais utilisé pour des objets artisanaux ou du quotidien (comme des haches, des couteaux ou de l’outillage agricole). On observe alors une véritable évolution de la société ainsi qu’un accroissement des réseaux d’échanges à l’échelle de l’Europe, l’étain et le cuivre se trouvant rarement dans les mêmes régions. L’organisation sociale se complexifie par la même occasion : les mineurs extraient l’or, le cuivre ou l’étain, les bronziers et orfèvres travaillent ces matériaux, d’autres sont chargés du transport des ressources… Cette économie du bronze génère des impacts sociaux et techniques qui touchent toutes les strates de ces sociétés et ont des implications au niveau des mœurs, des croyances et des pratiques religieuses.

« L’économie du bronze génère des impacts sociaux et techniques touchant toutes les strates et tous les domaines de ces sociétés. »

Rongères, Jaligny-sur-Besbre, La Ferté-Hauterive, Charroux : d’importants dépôts métalliques ont été découverts sur le territoire. De quelle nature sont-ils et que nous apprennent-ils ? 

P.-Y. M. : En France, la plupart de ces dépôts ont été trouvés aux XIXe et XXe siècles, hors de toute observation archéologique. On les définit comme le résultat d’un entreposage volontaire d’un ou de plusieurs objets dans le sol (et en dehors d’une sépulture), sans que l’on puisse caractériser ni les gestes ni l’intention des dépositaires. Ces objets exhumés anciennement sont remarquables, mais, faute de contexte, ils demeurent énigmatiques à bien des égards. La découverte récente et documentée de dix-huit d’entre eux à Jenzat permet de répondre à certaines questions, en confirmant notamment la présence récurrente d’éléments organiques, en céramique ou en pierre aux côtés de ceux en bronze, ou encore le soin apporté à leur disposition. Mais il en reste de nombreuses en suspens, et il demeure difficile de proposer un modèle explicatif général pour le phénomène des dépôts métalliques.

Bracelet en bronze de Jenzat.

Bracelet en bronze de Jenzat. © Musée Anne-de-Beaujeu

L’Âge du bronze est une période d’intensification des flux et des échanges. Comment l’Allier se distingue-t-il par rapport à d’autres territoires ? 

E. A.-B. : Les dépôts de Jenzat acquis par le musée Anne-de-Beaujeu rassemblent des matériaux provenant de lieux géographiquement éloignés, reflétant déjà cette globalisation à l’échelle européenne, comme par exemple des perles taillées dans de l’ambre issu de la mer Baltique ou façonnées dans la pâte de verre d’Italie du Nord. Certains motifs, telle la barque solaire, se rencontrent dans le département et dans des régions lointaines (Europe du Nord, Roumanie, Italie), témoignant de connexions sociales et idéologiques à longue distance.

P.-Y. M. : Le Bourbonnais, particulièrement sa partie sud, est un véritable « hub » à l’Âge du bronze ! La plupart des échanges sont rendus possibles par la rivière de l’Allier, affluent majeur de la Loire. C’est un espace de jonction entre le nord de la Méditerranée occidentale, le Bassin parisien et les plaines du nord de l’Europe. Certains objets viennent de plus loin encore, comme cette coupelle en bronze, d’imitation ou de facture phénicienne ou chypriote. Jusqu’à présent, on datait de l’époque du Hallstatt (environ 800-450 avant notre ère) les premières fortes interactions avec la Méditerranée ; or nous savons maintenant que les rapports à grande échelle avec la Méditerranée centrale, voire orientale, sont plus anciens.

Dépôt de haches en cours de fouilles à Jenzat.

Dépôt de haches en cours de fouilles à Jenzat. © P.-Y. Milcent

Les apports des découvertes récentes

Quels sont les rôles de l’archéologie préventive et de celle programmée dans les récentes découvertes ? 

David Lallemand : En quasi 5 ans, un site fortifié de grande ampleur a été identifié sur la commune de Jenzat et deux autres sont désormais fortement soupçonnés à Bransat et à Billy. Sur ce dernier site, le diagnostic a mis en évidence une séquence stratigraphique se développant depuis l’Âge du bronze final jusqu’à la période gauloise. Les résultats invitent à envisager sérieusement la présence d’un habitat groupé protohistorique sur l’éminence portant le château médiéval. À l’échelle du département, les vestiges d’au moins sept établissements ruraux de l’Âge du bronze final ont été reconnus récemment, dont celui de Toulon-sur-Allier fouillé par l’Inrap dans le cadre de la construction de l’autoroute A79.

« Le Bourbonnais, particulièrement sa partie sud, est un véritable “hub” à l’Âge du bronze ! »

Que nous apprennent les fouilles sur l’habitat, les structures domestiques et l’occupation du territoire pour la période ? 

P.-Y. M. : Dans ce contexte de société agro-pastorale, la forme dominante demeure la ferme isolée en plaine ou en fond de vallée, avec souvent des habitats entourés de greniers, silos à grain, annexes… Dans la seconde moitié de l’Âge du bronze, à partir d’environ 1450 avant notre ère, on observe davantage d’installations sur les hauteurs, et des fermes s’agrégeant pour former des hameaux ; on voit alors apparaître des villages et même des agglomérations fortifiées, dont Jenzat est sans doute un exemple.

Ceinture à pendeloques de La Ferté-Hauterive.

Ceinture à pendeloques de La Ferté-Hauterive. © Musée Anne-de-Beaujeu

Quelles avancées permet l’usage de technologies récentes, comme les analyses métallographiques et géophysiques, ou encore les dispositifs de modélisation numérique ? 

D. L. : La découverte d’une dizaine de dépôts en contexte et leur étude effectuée à l’aide de méthodes innovantes et complémentaires (micro-fouille, photogrammétrie, tomographie, tracéologie…) livrent une somme de données nouvelles d’un grand intérêt scientifique.

P.-Y. M. : Autrefois, nous disposions d’une documentation en deux dimensions ; désormais, nous avons systématiquement recours à la modélisation 3D des vestiges par photogrammétrie, parfois à l’aide de drones ou de lasers embarqués (LiDAR), qui nous aident à identifier les fortifications. Sur le site de Jenzat, on utilise toutes les ressources du numérique afin de produire des données de grande qualité. Nous avons pu anticiper les fouilles de dépôts métalliques en les prélevant en bloc et en scannant leur contenu en 3D avec des rayons X ! Et nous pouvons ainsi évaluer les moyens nécessaires aux recherches et connaître la disposition originelle des objets pour appréhender l’intention et la gestuelle des dépositaires. L’information générée constitue un progrès inestimable comparé aux fragiles connaissances que nous avons des dépôts découverts anciennement ou plus récemment, à la suite des pillages des détectoristes.

E. A.-B. : Ces technologies rendent aussi la documentation plus accessible aux non-initiés, et offrent un éventail d’applications concrètes, en faveur du grand public, à l’instar du parcours pédagogique conçu pour les jeunes enfants (mais qui ne manque pas d’attiser la curiosité des plus grands !) avec sa carte interactive et ses dispositifs immersifs ; je pense par exemple à la reproduction d’un village d’artisans ou encore au module de fouille grandeur nature. 

Cuirasse en bronze dite de Grenoble. Paris, musée de l’Armée.

Cuirasse en bronze dite de Grenoble. Paris, musée de l’Armée. © Paris, musée de l’Armée, Dist. Grand-Palais RMN, Émilie Cambier

L’odyssée du bronze. À la rencontre des premiers européens, jusqu’au 21 septembre au musée Anne‑de‑Beaujeu, place du Colonel Laussedat, 03000 Moulins. Tél. 04 70 20 48 47 et https://musees.allier.fr