Lucy, 3,2 millions d’années et 50 ans ! (3/5). Un héritage impérissable

Donald Johanson recherchant des fragments fossiles sur le site de découverte de Lucy.

Donald Johanson recherchant des fragments fossiles sur le site de découverte de Lucy. © B. Brown

Quand le squelette fossile de Lucy est découvert en 1974, seules quatre espèces d’hominines sont connues en Afrique. Avec cette découverte et celles d’autres fossiles d’Australopithecus afarensis dans la même région, c’est donc un grand bond qui est réalisé dans les connaissances sur les origines de l’humanité.

Traduit de l’anglais (américain) par Sara Martinez, Jean-Renaud Boisserie et Sandrine Prat

Au début des années 1970, les paléoanthropologues pensaient qu’il n’avait existé que quatre espèces d’hominines africains aujourd’hui éteints : Homo habilis, Australopithecus africanus, Australopithecus robustus et Australopithecus boisei.

Avant Lucy

Homo habilis, vieux de 1,8 Ma, découvert dans les gorges d’Olduvaï et associé au travail de la pierre, était considéré comme notre plus lointain ancêtre connu. Quant à Australopithecus africanus, que Raymond Dart (1893-1988) mit au jour en examinant des sédiments trouvés dans une grotte karstique en Afrique du Sud et datant de 2,3 Ma, il était vu comme le plus vieil ancêtre des espèces d’hominines ultérieures. Cette hypothèse était loin de faire l’unanimité, mais il a fallu attendre la découverte de fossiles hominines plus anciens et plus exploitables pour trancher ce débat.

Au fil de la décennie, des fouilles de sites fossilifères sur les rives orientales du lac Turkana (Kenya) et dans la basse vallée de l’Omo (sud-ouest éthiopien) vinrent nourrir cette science multidisciplinaire et en pleine expansion qu’était la paléoanthropologie africaine. La combinaison des sciences de la Terre et du vivant fit progresser la géochronologie, la sédimentologie, l’archéologie, l’étude des paléoenvironnements et la biologie des hominines (1,5 à 2,5 Ma).

Vue générale du site A. L. 288.

Vue générale du site A. L. 288. © D. Johanson

Des fouilles en terra incognita

On n’avait trouvé par ailleurs que quelques mystérieux fragments de dents et de mâchoires d’hominidés sur des sites datant de plus de 3 Ma, ce qui laissait penser qu’il y avait des espèces encore plus anciennes. La grande question était la suivante : où les chercher ? C’est Maurice Taieb, géologue français aujourd’hui décédé, qui apporta la réponse grâce à ses recherches dans la pointe nord-est de la vallée du Grand Rift africain.

Dès 1968, ses explorations hardies dans ce qui était alors une terra incognita, le triangle de l’Afar en Éthiopie, mirent au jour des dépôts sédimentaires riches en fossiles dont certains dataient de plusieurs millions d’années. Enthousiaste, il envoya des photos à Raymonde Bonnefille, à Yves Coppens et à moi-même. Les fossiles de cochon et d’éléphant, bien conservés, montraient une anatomie caractéristique confirmant que les échantillons dataient de plus de 3 Ma – donc exactement de la période susceptible de nous éclairer sur les origines de l’humanité. Maurice Taieb savait qu’il était temps d’étudier cette zone sous l’angle de l’anthropologie, et je lui suis à jamais reconnaissant de m’avoir généreusement invité à l’accompagner dans une campagne exploratoire.

L’afar, une région riche de promesses

C’est ainsi qu’au printemps 1972, feu Yves Coppens, le paléontologue français, et feu Jon Kalb, le géologue américain, nous rejoignirent, Maurice Taieb et moi-même, pour une incursion initiale dans l’Afar, cette région isolée et torride. Pendant près de trois semaines, notre petite équipe explora et répertoria plusieurs sites fossilifères prometteurs datant de plus de 4 Ma. Si nous n’avons trouvé aucun hominine cette année-là, la probabilité d’en découvrir était très élevée, moyennant un travail de terrain plus poussé.

En 1973, dans le cadre de l’International Afar Research Expedition (IARE) créée par Maurice Taieb, nous lancions notre première expédition à Hadar, sur les rives de la rivière Awash, au sud d’un village du nom d’Eliwaha. Nos principaux objectifs consistaient à définir un périmètre, à établir une première stratigraphie et à rassembler une collection de fossiles animaux susceptibles de nous éclairer sur le paléoenvironnement. Il va sans dire que notre rêve était de trouver des fossiles d’hominines.

Vue générale de l’Hadar.

Vue générale de l’Hadar. © D. Johanson

Le premier fossile humain de la région de l’Afar

Par une fin d’après-midi d’octobre, pendant que je ratissais le terrain, un petit morceau d’os attira mon attention. Au moment de le ramasser, je constatai qu’il s’agit de la partie supérieure d’un tibia. Avant de prendre la pleine mesure de ma trouvaille, je remarquai tout près la partie inférieure d’un fémur. En assemblant les deux, je compris instantanément que c’était le genou d’un bipède. J’avais trouvé le premier fossile humain de la région de l’Afar ! Maurice Taieb confirma rapidement que la couche géologique était bien antérieure à 3 Ma. Je me dis que l’individu à qui avait appartenu ce genou appartenait très probablement à Australopithecus. Mais de quelle espèce ? Pour le savoir, il fallait trouver d’autres ossements.

Nous retournâmes sur les lieux l’année suivante, avec une équipe un peu plus étoffée et un plan de campagne plus élaboré. Peu de temps après notre arrivée, Alemayehu Asfaw, un collègue éthiopien qui travaillait au ministère de la Culture, trouva des dents et des mâchoires fossiles d’hominines de deux tailles différentes. Étions-nous face à deux espèces, ou bien à une seule espèce présentant un dimorphisme sexuel marqué ? S’agissait-il de la même espèce que celle du genou de 1973 ?

« Au cours de la fête qui eut lieu au camp, ce soir-là, le squelette de 3,2 Ma fut surnommé Lucy. »

La découverte

La découverte qui passa à la postérité eut lieu le 24 novembre 1974, alors que je prospectais en compagnie de Tom Gray, un de mes étudiants. Nous regagnions tranquillement notre Land Rover lorsque mon regard fut attiré par un petit os en forme de clef de mécanicien, un fragment de coude nommé ulna, que j’identifiai comme appartenant à un hominine. Et voilà que nous repérons dans la foulée des fragments de côtes, de vertèbres et de crâne, une mandibule garnie de dents, la moitié gauche d’un bassin et un sacrum, ainsi que des éléments des membres supérieurs et inférieurs. Rien de similaire n’avait été découvert pour une période si ancienne et je sus immédiatement que cette trouvaille allait apporter beaucoup de réponses sur les origines de l’humanité. Tous ces os étaient petits et légers : s’agissait-il d’une femme, d’un enfant ? La présence de dents de sagesse sur la mandibule confirma que c’était un adulte. Au cours de la fête qui eut lieu au camp, ce soir-là, le squelette de 3,2 Ma fut surnommé Lucy, d’après Lucy in the Sky with Diamonds, la chanson des Beatles.

Donald Johanson et Tom Gray sur le site de découverte de Lucy.

Donald Johanson et Tom Gray sur le site de découverte de Lucy. © B. Brown

L’analyse biomécanique de sa hanche, de son genou et de sa cheville confirma que cette ancêtre mesurait 1 m et marchait debout comme nous, mais que ses longs bras et ses jambes courtes lui donnaient une apparence plus simiesque. Sur sa mandibule, on pouvait aussi observer plusieurs éléments simiesques, comme des premières prémolaires unicuspides et un profil antérieur bulbeux. Hélas trop fragmentaires, les restes de crâne n’en indiquaient pas moins que la capacité endocrânienne de Lucy était faible (plus exactement 388 cm3, comme on l’estimera plus tard).

Nous commencions peu à peu à comprendre que les hominines d’Hadar pouvaient constituer une nouvelle espèce d’Australopithecus. Pour moi, les preuves étaient encore insuffisantes, et il était plus prudent d’attendre de découvrir d’autres fossiles. Pour la troisième campagne de l’IARE, nous espérions vivement trouver des restes de crâne plus complets ; en effet, l’anatomie crânienne est un élément essentiel de la classification taxinomique des hominines.

Les premières familles

À l’automne 1975, Mike Bush, un médecin de l’équipe, mit au jour un morceau de maxillaire garni de deux dents qui nous fit faire un pas de géant. Non seulement cette découverte avait été filmée par une équipe de cinéma parisienne, mais encore nous réalisâmes que le flanc du côteau était parsemé d’hominines. En étudiant la distribution des os trouvés au haut de la pente, Maurice Taieb détermina que tous les fossiles étaient issus d’une seule et même couche stratigraphique, située directement sous des cendres volcaniques vieilles de 3,2 Ma. Des fouilles de grande ampleur sur cette localité A. L. 333 dévoilèrent plus de 200 restes d’hominines.

« Ce petit groupe d’hominines avait vécu et péri ensemble. »

Il y avait notamment des mandibules, la boîte crânienne d’un individu mâle adulte, la face et la boîte crânienne d’un enfant de trois ans, des os de mains et de pieds en connexion, des vertèbres et des fragments de bras et de jambes. Ce trésor de quelque 17 individus morts ensemble fut baptisé par la suite « la première famille ». L’observation d’adultes de deux tailles différentes suggérait un dimorphisme sexuel. Il était très troublant que les restes juvéniles d’A. L. 333 soient ceux des bébés et des enfants de ces adultes. Ce petit groupe d’hominines avait vécu et péri ensemble. Même après une étude minutieuse de la géologie de cette localité, il nous fut impossible de déterminer la cause de leur mort. Il n’y avait aucune trace de crue, et l’absence de marques de dents sur les os indiquait que ces individus n’avaient pas servi de repas à des carnivores.

Fouille de 1975.

Fouille de 1975. © D. Johanson

Pendant ce temps, à 1 300 km au sud d’Hadar, plus exactement à Laetoli (Tanzanie), une équipe montée par feu Mary Leakey découvrait d’autres fossiles morphologiquement identiques à ceux des hominines d’Hadar, mais environ 300 000 ans plus anciens. Encore plus remarquable, une piste d’empreintes de pas mise au jour à Laetoli révélait une anatomie similaire à celle d’empreintes qu’un humain actuel laisse sur une plage sableuse. C’était la preuve concrète que ces hominines anciens étaient des marcheurs bipèdes accomplis. Forts de cette belle collection de vestiges couvrant 700 000 ans et une vaste région, nous étions désormais en mesure d’aborder une tâche monumentale, celle de l’analyse systématique de ces trésors du Plio-Pléistocène.

Site de la découverte de « la première famille ».

Site de la découverte de « la première famille ». © D. Johanson

Une nouvelle espèce : Australopithecus afarensis

Pour ce faire, je mis sur pied une impressionnante équipe : des spécialistes de l’anatomie crânienne, dentaire et postcrânienne passèrent un temps fou à décrire les caractéristiques de chaque dent, mâchoire et portion de membre. En 1978, le nombre ahurissant de caractéristiques crâniennes et dentaires primitives des hominines d’Hadar et de Laetoli nous mena à identifier une nouvelle espèce : Australopithecus afarensis.

Le crâne d’allure simiesque de cette espèce présente un volume interne moyen de 455 cm3 (évaluation basée sur deux crânes partiels et deux crânes entiers), soit à peine 20 % de plus que celui des chimpanzés actuels. La face est fortement prognathe ; le palais, étroit et long, présente des arcades dentaires parallèles, contrairement au nôtre qui est profond, large et arrondi. Par ailleurs, les traces d’insertions musculaires du crâne d’A. afarensis sont marquées et complexes dans la partie postérieure.

Quant aux dents, les canines sont généralement larges et asymétriques ; la première canine inférieure est bicuspide, comme celle d’un grand singe, et en examinant sa face extérieure, on peut voir qu’elle entrait en occlusion avec la canine supérieure. La partie antérieure de la mandibule est inclinée vers l’arrière et est très renforcée, comme celle des grands singes, et présente des éléments caractéristiques sur sa surface latérale. Si certains de ces attributs dentaires et crâniens peuvent se retrouver chez d’autres espèces, l’ensemble de la morphologie justifie la désignation d’A. afarensis.

Une femelle d'A. afarensis et son bébé.

Une femelle d'A. afarensis et son bébé. Reconstitution de M. Antón

Un ancêtre plausible pour les espèces ultérieures

La nouvelle perspective sur l’évolution humaine offerte par A. afarensis obligeait à revoir la phylogénie des plus anciens hominines connus, en retirant à A. africanus le statut de dernier ancêtre commun à tous les hominines plus récents. Nous avançâmes l’idée que la forme présente à Hadar et Laetoli, plus largement distribuée et plus généraliste, constituait un ancêtre plausible pour les espèces ultérieures d’hominines, dont Homo et Australopithecus.

Pour mettre à l’épreuve cette hypothèse, il fallait attendre la découverte d’un registre fossile plus complet juste après la disparition d’A. afarensis il y a quelque 3 Ma. C’est en 1985 qu’un crâne vieux de 2,5 Ma, le « crâne noir », fut mis au jour dans le nord du Kenya. Avec son appareil manducateur puissant, doté d’une crête sagittale en forme de lame et de racines dentaires témoignant de la présence de dents jugales imposantes, il annonçait le robuste A. boisei, également nommé Paranthropus boisei identifié ailleurs en Afrique orientale. Mais l’examen minutieux du crâne révéla une face fortement prognathe et d’autres caractéristiques typiques d’A. afarensis. Cela prouvait que l’espèce de Lucy était son ancêtre. Un autre hominine robuste, A. garhi, fut trouvé dans la région du moyen Awash, en Éthiopie. Avec sa petite crête sagittale, ses grosses dents broyeuses et sa face prognathe, il était aussi un descendant d’A. afarensis.

Récemment, la moitié gauche d’une mandibule vieille de 2,8 Ma est sortie de terre à Ledi-Geraru, au nord-est d’Hadar. Il s’agit là du témoignage le plus ancien du genre Homo, qui mêle de façon fascinante des traits d’A. afarensis dans sa partie antérieure et d’Homo au niveau des dents et de la partie postérieure. Là encore, en toute logique, la mâchoire de Ledi-Geraru fournit un lien évolutionnaire avec son ancêtre supposé, A. afarensis.

« Cinquante ans plus tard, Lucy tient toujours la vedette dans le récit des origines humaines. »

Le témoin de transitions essentielles

On a trouvé jusqu’ici près de 500 spécimens d’A. afarensis en Éthiopie, au Kenya, en Tanzanie et au Tchad, et ce chiffre ne cesse de croître, ce qui nous procure l’échantillon comparatif le mieux connu d’une espèce d’hominine du Plio-Pléistocène. Très adaptable et capable de vivre dans des paléoenvironnements très divers (que ce soit dans des forêts traversées de rivières et bordant un grand lac ou dans un cadre plus saisonnier connaissant de longues sécheresses), A. afarensis a vécu près de 1 million d’années. S’il ne s’agit pas de l’espèce d’hominines la plus ancienne ni de la plus similaire aux grands singes, A. afarensis est le principal témoin des transitions survenues dans les grands systèmes structuro-fonctionnels de l’évolution des hominines, comme la locomotion, le complexe C-P3, le système manducateur et le cerveau. Bien que d’autres taxons d’hominines, comme A. anamensis, A. deyiremeda et Kenyanthropus platyops, aient vécu en même temps qu’A. afarensis, l’espèce de Lucy est la meilleure candidate au statut de dernier ancêtre commun des espèces du genre Homo et des derniers représentants d’Australopithecus en Afrique orientale.

Cinquante ans plus tard, Lucy tient toujours la vedette dans le récit des origines humaines ; on la voit dans des dessins animés, des films, des mots croisés et même des jeux télévisés. En 2022, la NASA a déployé la « mission Lucy » pour étudier les astéroïdes troyens de Jupiter. Tout comme Lucy nous a renseignés sur l’origine de notre espèce, cette mission a pour but de nous dévoiler les origines du système solaire. À bord de la sonde se trouve une lentille en diamant, et je souris en me disant que Lucy est retournée « in the sky with diamonds ».