Lucy, 3,2 millions d’années et 50 ans ! (5/5). Un ciel de questions

Crânes d’une femelle (à gauche) et d’un mâle (à droite) de l’espèce Australopithecus afarensis. © Institute of Human Origins
Que reste-t-il à savoir sur Lucy ? Beaucoup de choses ! Cela peut paraître paradoxal dans la mesure où Australopithecus afarensis est l’espèce ancienne pour laquelle les paléoanthropologues disposent du plus grand nombre de fossiles. Mais elle est représentative de la façon dont fonctionne la science : plus il y a de données, plus il y a certes de réponses aux questions, mais plus cela génère de nouveaux questionnements. Voici quelques pistes en cours d’investigations.
Le grand nombre de restes disponibles pour A. afarensis permet d’avoir une idée de la variation morphologique de cette espèce. Or, en paléontologie, l’interprétation de la variation influe notablement sur la définition d’une espèce, A. afarensis en offrant donc un bel exemple. Certains scientifiques acceptent beaucoup de variation au sein d’une espèce ; d’autres proposent l’existence de plus d’une espèce au-delà d’un certain seuil. Plus vous acceptez de variation, moins vous « considérez » d’espèces dans le registre fossile, et vice-versa.
Variations sur une même espèce
De ce fait, les fossiles attribués à A. afarensis s’inscrivent dans un débat scientifique concernant la diversité des hominines entre 4 à 3 Ma. L’acceptation de A. deyiremeda, Kenyanthropus platyops et A. bahrelghazali aux côtés d’A. afarensis découle d’une interprétation d’une variation limitée au sein des espèces, certains considérant même que l’espèce A. afarensis devrait être scindée en deux. À l’inverse, d’autres chercheurs remettent en cause toute ou partie de ces espèces créées après 1978, estimant que ces fossiles font partie d’A. afarensis, de fait très variable à leurs yeux. Ces visions antagonistes impactent également les liens de parenté entre A. afarensis et A. anamensis, plus ancienne. Pour les partisans d’espèces à variation forte, A. anamensis est simplement l’espèce ancestrale d’A. afarensis. En revanche, si une multiplicité d’australopithèques existe avant 3 Ma, il est possible, comme proposé par certains scientifiques, qu’A. anamensis ne soit pas l’ancêtre d’A. afarensis, et qu’il puisse y avoir entre les deux un chevauchement chronologique au moins entre 3,9 et 3,8 Ma, l’attribution de fossiles datés de 3,9 Ma à A. afarensis étant toutefois débattue.
Deux interprétations alternativesde la diversité des australopithèques : a) espèces faiblement variables, plus grande diversité ; b) espèces trèsvariables, diversité minimale. Dans les deux cas, l’origine du genre Homo a été attribuée à différentes espècesd’australopithèques suivant différents auteurs. © S. Prat, F. Marchal, J.-R. Boisserie
Chercher et comprendre sans relâche
Ces incertitudes pèsent aussi sur l’évolution ultérieure de l’espèce A. afarensis. Dans le cas d’une unique espèce très variable, elle serait l’ancêtre des hominines plus tardifs (et donc du genre Homo). Avec plusieurs espèces coexistant en Afrique orientale et centrale entre 4 et 3 Ma, la situation est bien plus complexe. Pour certains, A. afarensis serait exclusivement l’ancêtre des paranthropes, mais pas du genre Homo – une hypothèse loin d’être consensuelle.
Ces différentes interprétations affectent non seulement notre compréhension de la distribution spatio-temporelle d’A. afarensis, mais également de son organisation sociale. Ainsi, une extrême variabilité s’expliquerait notamment par un dimorphisme sexuel important, suggérant l’existence d’une structure sociale en harem composé d’un mâle dominant et de femelles liées à ce mâle. Scinder A. afarensis en deux espèces beaucoup moins dimorphiques les rendrait plus proches d’une structure sociale en communautés multimâles-multifemelles.
Crâne de Kenyanthropus platyops (moulage). © MNHN, J.-C. Domenech
Les questions encore en débat
Enfin, bien d’autres questions restent encore débattues. Par exemple, si la grande majorité des paléoanthropologues s’accorde sur le fait que A. afarensis était bipède, il n’y a pas consensus sur sa locomotion générale : était-elle uniquement bipède ou son répertoire locomoteur incluait-il également le grimper et des comportements arboricoles ? Si oui, en quelles proportions ? Comment cette bipédie était-elle pratiquée ? En lien également avec le squelette locomoteur se pose la question des modalités d’accouchement, elles-mêmes fortement liées aux rythmes de croissance et de développement, et des capacités cognitives dont découlent les comportements sociaux ou encore la capacité à tailler des outils. Pour conclure, comprendre les comportements d’une espèce aussi ancienne s’avère donc extraordinairement complexe. Il faudra bien plus de fossiles et de décennies pour améliorer nos connaissances à son sujet et sur son rôle dans notre histoire évolutionnaire.
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Lucy, 3,2 millions d’années et 50 ans !