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Mystérieuse Cléopâtre à l’Institut du monde arabe

Elizabeth Taylor dans Cleopatra (détail), réalisé par Joseph L. Mankiewicz, 1963.

Elizabeth Taylor dans Cleopatra (détail), réalisé par Joseph L. Mankiewicz, 1963. Photo service de presse. © 20th Century Fox Film, Corporation Everett Collection Bridgeman Images

La figure de Cléopâtre, dernière reine d’Égypte avant que le pays ne passe sous la coupe romaine, compagne de Jules César, puis de Marc Antoine, a fait couler beaucoup d’encre et largement inspiré la création artistique. Mais que sait-on réellement d’elle ? L’exposition de l’Institut du monde arabe propose de lever le voile sur cette icône devenue une véritable star planétaire. Plongeant aux sources historiques et archéologiques, le parcours suit pas à pas, de l’Antiquité à nos jours, la construction de la légende et ses relectures successives. Rencontre avec le commissaire général de l’exposition, Claude Mollard, et ses deux commissaires scientifiques, l’égyptologue Christiane Ziegler et l’historien Christian-Georges Schwentzel.

Propos recueillis par Alice Tillier-Chevallier

Le titre choisi pour l’exposition est paradoxal ! Plutôt que mystérieuse, Cléopâtre n’est-elle pas la plus connue des reines de l’Antiquité ? 

Claude Mollard : On constate en effet un paradoxe entre l’abondance des images et des textes qui a été produite à son sujet – et ce depuis ­l’Antiquité ! – et la rareté des traces historiques et archéologiques. La reine Cléopâtre que l’on connaît, ou que l’on croit connaître, dans laquelle on voit l’incarnation de la transgression politique, sentimentale et sexuelle, est une création collective, construite au fil des siècles et bien souvent la projection de multiples fantasmes.

Christiane Ziegler : La postérité extraordinaire de cette reine dont la vie est bien peu connue est un premier mystère. On sait qu’elle était la fille de Ptolémée XII, descendant d’un des généraux d’Alexandre, Ptolémée Ier ; qu’elle était la 7e du nom ; qu’elle vivait à Alexandrie et qu’elle est morte en 30 avant notre ère, le 10 août… Son tombeau n’a en revanche pas été retrouvé, même si certains disent l’avoir localisé à Taposiris Magna, et l’on peut imaginer qu’il était peut-être plutôt dans le quartier des Palais, aujourd’hui sous la mer. Son physique reste lui aussi assez mystérieux : à part les monnaies à son effigie, les seules représentations dont nous disposions sont celles identifiées sur deux ou trois temples, comme le mur sud du temple ­d’Hathor à Dendérah où elle est figurée à l’égyptienne, sans qu’elle se distingue vraiment des autres reines. Quelques rares statues lui sont attribuées, du fait de ressemblances avec les monnaies, mais sans certitude. Sa beauté légendaire est tout sauf avérée. Les premiers témoignages qui évoquent Cléopâtre sont écrits par des auteurs latins qui sont tous à la solde ­d’Octave, ennemi de Cléopâtre et donc par essence sujets à caution. 

Christian-Georges Schwentzel : Le personnage réel n’a eu de cesse d’être voilé par les stéréotypes, les lieux communs, les propos les plus dégradants. On en a fait une femme fatale, nymphomane, voire prostituée ; son suicide a été profondément érotisé. C’est tout le propos de l’exposition de révéler des aspects inédits de cette figure féminine qui est sans doute la plus connue de l’histoire de l’humanité. Depuis une vingtaine d’années, les recherches menées par les historiens et les archéologues ont largement permis de renouveler les connaissances pour dépasser les seules sources littéraires antiques et aller au-delà de cette image de femme séductrice et manipulatrice. 

Le mur extérieur du temple de la déesse Hathor à Dendérah fut décoré par Cléopâtre. Elle y est représentée en reine pharaonique, accompagnée de son fils Ptolémée César, dit Césarion, figuré en pharaon. Extrait d’Égypte et Nubie, Sites et monuments par Félix Teynard. Reproduction partielle d’une photographie de 1858. Bibliothèque nationale de France.

Le mur extérieur du temple de la déesse Hathor à Dendérah fut décoré par Cléopâtre. Elle y est représentée en reine pharaonique, accompagnée de son fils Ptolémée César, dit Césarion, figuré en pharaon. Extrait d’Égypte et Nubie, Sites et monuments par Félix Teynard. Reproduction partielle d’une photographie de 1858. Bibliothèque nationale de France. © BnF

Pour se repérer

69 avant notre ère Naissance de Cléopâtre, fille de Ptolémée XII et de mère inconnue

51 à 30 Règne, d’abord aux côtés de ses frères-époux Ptolémée XIII et Ptolémée XIV

47 Naissance de Césarion, né de sa liaison avec Jules César

44 Assassinat de Jules César 

42-41 Octave prend le contrôle des provinces de l’Ouest ; Marc Antoine celui des provinces de l’Est dont l’Égypte

34 Marc Antoine reconnaît Cléopâtre comme « reine des rois » et accorde à Césarion le titre de « roi des rois » ; il donne aux trois enfants issus de son union avec Cléopâtre des titres royaux

32 Déclaration de guerre du sénat romain à Cléopâtre VII

31 Bataille navale d’Actium ; défaite de Cléopâtre et Marc Antoine face à Octave

10 août 30 Cléopâtre, prisonnière, se suicide pour éviter d’être ramenée à Rome

29 À défaut de pouvoir présenter le corps de Cléopâtre en triomphe, Octave aurait fait défiler sa statue

Un chef d’État apprécié

Quelles nouvelles facettes sont apparues grâce à ces recherches récentes ? 

C.-G. S. : À défaut de son apparence physique réelle, on connaît, grâce à l’étude des monnaies, l’image que Cléopâtre souhaitait donner d’elle-même, puisque c’était là, dans l’Antiquité, le principal média utilisé par le pouvoir. Elle y apparaît bien sûr en tant que chef d’État : certaines pièces montrent une dirigeante assez dure, aux traits presque ­masculins, le nez imposant – en conformité sur ce point avec la légende –, les ­cheveux noués en chignon, de profil, avec au revers la mention basilissa Kleopatra. Sur d’autres, elle y est figurée à la fois comme souveraine et déesse – avec la mention thea ou neotera (que l’on pourrait traduire par « plus jeune déesse ») et des attributs divins, comme l’aigle de Zeus au revers, ou la coiffe d’Isis. Une pièce représente la proue d’un navire, désignant ainsi Cléopâtre en tant que chef de la flotte – dont on sait qu’elle a assuré le profond renouvellement et le renforcement après une période de déclin. Elle est de fait à la tête d’un petit empire – État vassal de Rome certes, mais qui s’est étendu, a repris Chypre, le Liban, la Cilicie, le golfe d’Aqaba…

Drachme frappée à Alexandrie en l’an 6 du règne de Cléopâtre VII, soit 47/46 avant notre ère. Au droit : buste diadémé de Cléopâtre VII.

Drachme frappée à Alexandrie en l’an 6 du règne de Cléopâtre VII, soit 47/46 avant notre ère. Au droit : buste diadémé de Cléopâtre VII. © BnF

Chef militaire, Cléopâtre est aussi une administratrice et une réformatrice… 

C.-G. S. : Alors que le règne de Cléopâtre est marqué par plusieurs crues du Nil insuffisantes, l’administration égyptienne réagit efficacement en faisant acheminer du blé d’une région à l’autre pour compenser les mauvaises récoltes et éviter les soulèvements. La souveraine a aussi procédé pendant son règne à différentes réformes monétaires, imposant une valeur faciale sur des pièces qui n’en avaient pas jusque-là afin de lutter contre l’inflation, ou dévaluant le tétradrachme pour l’aligner sur le denier romain et ainsi faciliter les échanges avec Rome.

C. Z. : Cléopâtre était à la tête d’un pays très riche, un véritable grenier à blé, tenu en main par une administration qui exerçait un fort contrôle et prélevait de nombreux impôts et droits de douane, comme le montrent les documents épigraphiques ou les registres fiscaux. Cette richesse était aussi liée à l’exploitation de mines d’or, que l’on retrouve dans les très beaux bijoux réalisés sous les Ptolémées. C’est cette Égypte ptolémaïque, sur laquelle elle a régné, que l’exposition vise à dévoiler, au-delà de la figure de Cléopâtre. Nous évoquons notamment Alexandrie, ville nouvelle créée par Alexandre, mais où le passé pharaonique est très présent, à travers les sphinx ou les obélisques qui la parsèment ; une ville commerçante, carrefour entre l’Occident, le Nil et l’Afrique ; une ville intellectuelle aussi bien sûr, avec sa bibliothèque et ses érudits, dont Cléopâtre a certainement bénéficié – Plutarque, qui dénigre sa beauté, souligne en revanche le charme de sa conversation. Le parcours évoque également la cohabitation des communautés grecques et égyptiennes, des différents cultes ou encore des coutumes funéraires.

C. M. : De son vivant, Cléopâtre était, si l’on en croit les historiens arabes, très respectée et aimée. Et ce respect a continué au-delà : en témoigne l’usure d’un certain nombre de pièces à son effigie qui avaient encore cours 150 ans après sa mort, en parallèle de la monnaie romaine officielle ! Des graffitis sur le temple de Philae, du IVsiècle, montrent que la vénération perdure encore à cette date.

Le phare d’Alexandrie dans le jeu vidéo Assassin’s Creed Origins. Assassin’s Creed TM &.

Le phare d’Alexandrie dans le jeu vidéo Assassin’s Creed Origins. Assassin’s Creed TM &. © Ubisoft Entertainment. All Rights Reserved

 Le papyrus dit « de Cléopâtre »

Retrouvé dans un cartonnage entourant une momie d’Abusir el-Melek, ce manuscrit grec daté de février 33 avant notre ère montre l’intégration des Romains dans l’économie égyptienne sous le règne de Cléopâtre. Il accorde en effet de généreuses exemptions fiscales à un riche propriétaire terrien romain – au nom en partie illisible, mais qui pourrait être Canidius Crassus, un proche de Marc Antoine – sur le blé qu’il exporte d’Égypte et sur le vin qu’il y importe depuis la Grèce. Le manuscrit présente deux graphies différentes : la première, celle du scribe ayant écrit l’acte ; la deuxième, portant la mention « qu’il en soit ainsi », pourrait être celle de Cléopâtre VII ou d’un haut fonctionnaire. Une reproduction en est présentée dans l’exposition.

Papyrus dit de Cléopâtre.

Papyrus dit de Cléopâtre. Berlin, Neues Museum. © DR

Du mythe à l’icône

Cette vénération va à rebours de la légende noire qui l’a poursuivie… 

C.-G. S. : Deux légendes se sont en réalité opposées. Dans les écrits romains, Cléopâtre est dépeinte comme un monstre féminin ; en attestent par exemple des lampes à huile à caractère pornographique qui visent à la ridiculiser en la représentant nue sur un phallus. Le poète Properce affirme même qu’elle s’offrait à ses esclaves – il s’agit ni plus ni moins que de discréditer Césarion, le fils qu’elle a eu avec César. Les écrits des auteurs musulmans ou coptes, tels ceux de l’évêque Jean de Nikiou ou de Murtada Ibn al-Khafîf – dont les textes du XIIIe siècle nous sont parvenus à travers une traduction française du XVIIe siècle –, renvoient cependant une tout autre image. Ces auteurs médiévaux dépeignent une femme savante, voire alchimiste et une excellente dirigeante, figure politique et maternelle qui assurait le bien-être de son peuple.

C. Z. : À partir de la Renaissance, Cléopâtre sera abondamment représentée dans les arts, notamment en peinture, où elle est souvent assimilée à Ève, femme tentatrice à l’origine du malheur des hommes. Son suicide, aidé par un aspic qui l’aurait mordue (et qui correspond à l’hypothèse retenue par les enquêteurs romains, même si elle n’a pas été prouvée faute de corps), est une grande source d’inspiration. La littérature s’en empare aussi, notamment Shakespeare, avec son fameux Antoine et Cléopâtre et avant lui, Dante, qui place Cléopâtre dans l’Enfer de sa Divine comédie.

Statue d’un prince ptolémaïque, peut-être Césarion, époque ptolémaïque ou romaine. Ier siècle avant notre ère – Ier siècle de notre ère. Bronze. Propriété du Drassm, déposée au musée de l’Éphèbe & d’archéologie sous-marine d’Agde.

Statue d’un prince ptolémaïque, peut-être Césarion, époque ptolémaïque ou romaine. Ier siècle avant notre ère – Ier siècle de notre ère. Bronze. Propriété du Drassm, déposée au musée de l’Éphèbe & d’archéologie sous-marine d’Agde. © Pierre Arnaud

Quand Cléopâtre est-elle devenue une véritable star ? 

C.-G. S. : À la fin du XIXe siècle, avec son incarnation sur scène par Sarah Bernhardt, puis avec le premier film qui lui est consacré par Georges Méliès en 1899, avec Jehanne d’Alcy dans le rôle-titre, le théâtre et le cinéma la font passer de la légende au mythe. Une véritable « Cléomania » se développe, qui dépasse le grand écran. Claudette Colbert, qui a joué Cléopâtre sous la direction de Cecil B. DeMille en 1934, fera de la publicité pour des cigarettes. Le marketing s’empare ensuite de Cléopâtre pour faire la promotion de sardines, de colles ou de savon. L’apothéose est atteinte en 1963 avec le film de Joseph L. Mankiewicz et Liz Taylor. 

C. Z. : Au-delà du cinéma, Cléopâtre est devenue une véritable icône, brandie comme porte-étendard de différentes causes, féministes, afro-américaines, ou nationalistes – depuis 2002, le visage de Cléopâtre orne une pièce de monnaie égyptienne. Ces différentes postures montrent toute la force du mythe Cléopâtre.

Elizabeth Taylor dans Cleopatra (détail), réalisé par Joseph L. Mankiewicz, 1963.

Elizabeth Taylor dans Cleopatra (détail), réalisé par Joseph L. Mankiewicz, 1963. Photo service de presse. © 20th Century Fox Film, Corporation Everett Collection Bridgeman Images

Quelle image retenir finalement de cette Cléopâtre aux multiples facettes ? 

C. M. : Nous avons fait le choix de ponctuer le parcours de trois représentations principales. L’exposition s’ouvre sur la sculpture de Versailles Cléopâtre mourant, debout, au moment où le serpent la mord au sein : celle-ci donne le ton, elle souligne le côté éternel d’une Cléopâtre qui n’en finit pas de mourir. Nous proposons ensuite un agrandissement d’une monnaie qui montre ce profil grec vigoureux pour lequel elle est si connue. La troisième et dernière œuvre est un trône, vide, Le siège de Cléopâtre, réalisé par l’artiste Barbara Chase-Riboud en 1994. Elle invite chaque visiteur à se faire lui-même sa propre image… 

Cléopâtre à Rome ?

Cette tête de reine ptolémaïque de style tardif, datée du Ier siècle avant notre ère, pourrait représenter Cléopâtre. Elle montre la forte inscription de cette dynastie grecque dans la tradition pharaonique. La souveraine arbore la dépouille de vautour, coiffe composée du corps de l’oiseau et de ses ailes déployées qui descendent de part et d’autre de son visage, et portée depuis deux millénaires par les reines et certaines divinités féminines de l’Égypte ancienne. Retrouvé à Rome, ce marbre aurait pu faire partie d’un programme iconographique voulu par César lui-même. D’après l’historien Appien, une statue de Cléopâtre était bel et bien présente dans le temple de Venus Genitrix à Rome.

Tête d’une reine ptolémaïque. Marbre, Ier siècle avant notre ère.

Tête d’une reine ptolémaïque. Marbre, Ier siècle avant notre ère. © DeAgostini Picture Library, Scala, Florence

« Le mystère Cléopâtre », jusqu’au 11 janvier 2026 à l’Institut du monde arabe, 1 rue des Fossés-Saint-Bernard, place Mohammed V, 75005 Paris. Tél. 01 40 51 38 38 et www.imarabe.org