Néandertal : et si on n’avait pas dit le dernier mot sur sa « disparition » ?

Grotte d'Arcy-sur-Cure. © DR
Qu’est-il arrivé aux Néandertaliens, ces proches cousins qui auraient disparu il y a environ 40 000 ans ? Depuis des décennies, les chercheurs tentent de répondre à cette question cruciale. Un article qui vient de paraître apporte un nouvel éclairage sur cette période-clé de l’histoire humaine, en proposant un modèle d’assimilation.
Les premières théories évoquaient un remplacement brutal : des humains modernes, venus d’Afrique, auraient supplanté les Néandertaliens grâce à leur supériorité technologique et cognitive. D’autres modèles ont mis en avant des facteurs climatiques ou des épidémies, ayant affaibli notre lointain cousin avant l’arrivée d’une nouvelle espèce venue d’Afrique qui aurait été la population souche d’Homo sapiens, c’est-à-dire nous-mêmes. Plus récemment, des scénarios d’acculturation ont accepté que, juste avant leur disparition, les Néandertaliens aient pu progressivement adopter certaines technologies et pratiques apportées par les hommes modernes. Or nous suggérons une autre voie : Néandertaliens et populations d’origine africaine auraient plutôt cohabité et interagi sur plusieurs millénaires, donnant naissance à des sociétés biologiquement et culturellement métissées.
Un nouveau modèle
Nos conclusions s’appuient sur une combinaison d’avancées récentes : analyses d’ADN ancien, analyse critique de centaines de datations au radiocarbone et réévaluation minutieuse des stratigraphies archéologiques. Elles montrent que les populations humaines d’alors ne peuvent pas être réduites à une simple dichotomie, que leurs interactions ont été fréquentes et complexes, bien loin des modèles simplistes antérieurs. Opposés à l’idée d’une séparation stricte entre Néandertaliens et humains modernes, nous avons constaté que les frontières biologiques et culturelles entre les humanités des différents continents – Asie, Europe, Afrique – étaient floues. À partir de 50 000 ans avant le présent, ces groupes ont intensifié leurs contacts, partagé savoirs, pratiques et surtout gènes. Ces échanges ont façonné un continuum de traits anatomiques et culturels, visibles dans les vestiges du Paléolithique supérieur. Les analyses génétiques des restes humains du début de cette époque révèlent en effet qu’il s’agit soit de Néandertaliens soit d’individus qui tous avaient des ancêtres néandertaliens dans les deux siècles précédant leur mort, parfois même dans les deux ou trois générations précédentes. Ce constat bouleverse le paradigme d’un remplacement rapide par une espèce invasive et il apparente davantage cette période à celle de la dispersion qui a eu lieu au Néolithique en Europe : des groupes humains partageant gènes, pratiques et innovations culturelles.
Des sites emblématiques réinterprétés
Pour étayer cette vision, nous avons étudié des cultures archéologiques clés comme le Bachokirien (Balkans), le Ranisien (Europe centrale), le Châtelperronien (France et Espagne) et l’Uluzzien (Italie). Longtemps attribuées soit aux Néandertaliens, soit à des pionniers d’origine africaine tout juste arrivés en Europe, elles révèlent souvent des indices d’interactions complexes. Les artefacts témoignent d’innovations parallèles, suggérant que les porteurs de ces cultures partageaient des capacités cognitives similaires. Ces observations remettent également en cause le modèle de la « sortie récente d’Afrique », selon lequel la modernité cérébrale et technologique serait exclusivement apparue en Afrique avant de se diffuser en Eurasie. Nos résultats montrent plutôt que les deux continents ont vu émerger des inventions comparables, issues d’échanges prolongés entre populations locales et migrantes.
Réévaluer les concepts et les catégories
Cette étude invite aussi à un regard critique sur des concepts archéologiques largement acceptés, comme celui de l’Initial Upper Paleolithic. Souvent utilisé pour marquer la vague d’expansion des humains modernes, ce terme masque des biais liés à la perturbation des sites et à des erreurs d’interprétation. Il présume que l’émergence d’Homo sapiens en Eurasie aurait été un processus de dispersion d’une espèce homogène et différenciée qui, fonctionnant comme un rouleau compresseur, aurait rapidement effacé celles autochtones. Nous défendons une lecture tout autre, prenant en compte la complexité des processus démographiques et culturels reflétés par les contextes étudiés. La catégorisation rigide des restes humains en espèces distinctes est également mise en question. Les données génétiques révèlent une variation biologique continue, incompatible avec l’existence de frontières strictes entre les populations des différents continents qu’on a, traditionnellement, voulu réduire à la dichotomie « Néandertaliens vs Homo sapiens ». Cette fluidité suggère que les « hommes de Cro-Magnon » du Paléolithique récent européen sont le produit d’interactions prolongées plutôt que de vagues migratoires uniques. Notre travail appelle à repenser la transition du Paléolithique moyen au supérieur en abandonnant les modèles binaires et taxonomiques au profit d’une approche plus intégrative. En envisageant les Néandertaliens d’Europe et d’Asie occidentale et leurs contemporains d’Afrique dont l’anatomie était plus « moderne » comme des groupes aux frontières biologiques et culturelles perméables, engagés dans des échanges intenses sur plusieurs millénaires, nous proposons une vision plus réaliste de l’évolution humaine.
Objets de parure découverts par André Leroi-Gourhan dans les couches châtelperroniennes de la grotte du Renne à Arcy-sur-Cure, Yonne, attribuées aux derniers néandertaliens. D’après Vanhaeren et al. 2019
Nouveaux débats en perspective
Ce changement de paradigme ne se limite pas à réinterpréter les données du passé. Il ouvre aussi la voie à de nouveaux débats sur les interactions entre les Paléolithiques du Vieux Monde, ainsi que sur leurs contributions communes à notre patrimoine culturel et génétique. Plus qu’une simple coexistence entre « espèces » différentes, cette histoire partagée révèle une seule humanité, diversifiée mais connectée, capable de création et d’adaptation. C’est en embrassant cette complexité que nous pourrons explorer les racines profondes de notre humanité.
Pour aller plus loin :
ZILHÃO J., D’ERRICO F., BANKS W., TEYSSANDIER N., 2024, « A Data-Driven Paradigm Shift for the Middle-to-Upper Palaeolithic Transition and the Neandertal Debate », Quaternary Environments and Humans. Doi : 10.1016/j.qeh.2024.100037