Nouveaux regards sur l’Empire almohade au Maroc

Vue aérienne de la montagne d’Igiliz depuis l’est. Drone R. Schwerdtner
En octobre dernier, la 12e édition des Rencontres d’Archéologie de la Narbonnaise (Ran) a décerné le prix Inrap/Ran pour la préservation par l’étude du patrimoine archéologique méditerranéen à la mission maroco-française « Sanctuaires et forteresses almohades » (SaFoAl). Une très belle occasion de vous présenter les trois sites emblématiques de cette période (1120‑1269) mis en lumière par vingt années de recherches.
Depuis sa création, la mission SaFoAl a souhaité prendre le contrepied d’une posture académique : cette dernière accorde la primauté de la connaissance sur la période glorieuse almohade à l’étude des textes médiévaux et à l’histoire architecturale des grands monuments officiels.
Renouveler les perspectives
La mission s’attache dès lors à construire une autre vision de cette dynastie, depuis les périphéries et non plus les vastes centres urbains ou les capitales d’empire ; elle s’intéresse à des sites négligés par la communauté archéologique comme Igiliz, Tinmal ou Tit, éclairant d’un jour nouveau le temps d’Averroès, et révélant une culture matérielle aussi riche que singulière. De 2004 à aujourd’hui, elle a mené, de manière ponctuelle ou plus suivie, une série d’opérations : parfois ambitieuses ou très modestes, toutes s’inscrivent dans une perspective globale de documentation préventive d’un patrimoine menacé à la fois par des chasseurs de trésors, une urbanisation galopante et une pression foncière accrue. Son approche a toujours privilégié trois dimensions intimement liées : d’abord technique, en généralisant les procédures de fouille issues de l’archéologie de sauvetage, puis politique, passant par une sensibilisation des organismes publics et privés à la question de l’archéologie préventive, et enfin sociale, en dialoguant avec les populations afin de promouvoir la valeur du patrimoine local et la nécessité de sa protection.
Cour de la zone haute de la Qasba à Igiliz. © Mission archéologique SaFoAl
Histoire d’un empire raffiné
L’Empire almohade est une puissante formation étatique qui règne, aux XIIe et XIIIe siècles, sur l’ensemble du Maghreb et la moitié méridionale de la péninsule Ibérique. Il trouve sa source dans une révolution tribale et religieuse prônée au début des années 1120 par Ibn Toumart, célèbre personnage de l’histoire du Maghreb médiéval, au nom d’une doctrine puritaine : l’almohadisme. Rapidement, cette révolution embrase les montagnes du Sud du Maroc : le mouvement se fixe d’abord à Igiliz, dans l’Anti-Atlas, dernière grande chaîne de montagnes avant le Sahara, puis à Tinmal, dans le Haut-Atlas, à moins d’une centaine de kilomètres de Marrakech, la capitale du pouvoir alors en place, celui des Almoravides (1049-1147). La prise de la ville en 1147 permet l’instauration du nouvel empire. Débarrassé du caractère tribal et rural de ses débuts, l’État almohade favorise une civilisation urbaine raffinée et s’affirme comme le promoteur d’une culture particulièrement brillante : c’est le temps où Ibn Rochd, connu en Europe sous le nom d’Averroès (1126-1199), et Ibn Tofayl (1110-1185), philosophes, médecins et conseillers des califes, rédigent leurs œuvres. C’est aussi l’époque des majestueuses réalisations dont les souverains parent leurs capitales tant au Maroc qu’en Andalousie. Marrakech, Rabat et Séville sont alors dotées de vastes sanctuaires pourvus de très hauts minarets qui s’insèrent dans d’impressionnants programmes urbanistiques et déploient un répertoire décoratif très novateur, régi par une géométrie rigoureuse et des formes très épurées. Après cette remarquable période d’apogée, l’Empire almohade, miné par les luttes dynastiques et défait par les armées chrétiennes dans la péninsule Ibérique, cède progressivement le pas à la dynastie suivante, celle des Mérinides (1269-1465).
La Giralda, ancien minaret de la grande mosquée almohade de Séville, converti en cathédrale. © DR
Igiliz : la montagne des origines
Le premier terrain d’étude (qui a forgé le caractère de la mission archéologique) est Igiliz. Les textes médiévaux le désignent comme le berceau des Almohades au début des années 1120. Localisé en 2004 dans les montagnes de l’Anti-Atlas, il a été fouillé de 2009 à 2022. Les constructions mises au jour dans ce nid d’aigle sont à l’image des dévots, des paysans et des guerriers qui composaient cette société montagnarde : rudes, austères, sans goût aucun pour l’ostentation ou le luxe. Implantée au sommet de la montagne, une résidence élitaire, organisée autour de deux cours bordées de corps de bâtiments, abritait une petite communauté privilégiée et bien protégée, disposant notamment de ses propres ressources en eau. C’est probablement le lieu où Ibn Toumart et ses partisans se sont installés lors de leur séjour à Igiliz. Le site a livré trois édifices de culte, dont une mosquée principale. Son plan singulier, très allongé, s’avère être très différent des mosquées de type urbain, qui seront ensuite conçues par les Almohades.
Vue de trois cellules de l’ensemble érémitique occidental, acropole d’Igiliz. © Mission archéologique SaFoAl
Pratiques religieuses et rituelles documentées
La fouille a également permis de documenter des pratiques religieuses et rituelles jusqu’alors bien peu connues par l’archéologie. Citons notamment l’ensemble érémitique exhumé à proximité immédiate de la grotte artificielle où les pèlerins et les habitants ont, pendant des siècles, prélevé de la terre à des fins thaumaturgiques. Les cellules d’ermite rendent compte de l’aspect que pouvait prendre la fameuse grotte dans laquelle, d’après les textes, se serait retiré Ibn Toumart au début de sa prédication. La dimension tribale des lieux est illustrée, quant à elle, par d’autres découvertes exceptionnelles, comme un grand bâtiment d’assemblée doté de banquettes et les cuisines collectives attestant la tenue en ce lieu de banquets rituels. Le remarquable corpus des maisons médiévales fouillées a livré un abondant mobilier abandonné par les habitants, dressant ainsi un tableau quasi complet de l’équipement domestique d’une société de montagne des XIIe et XIIIe siècles, loin des capitales d’empire. Les très nombreux contextes culinaires aident à restituer les relations des habitants avec leur environnement, ainsi que leurs pratiques de production et de consommation dans lesquelles l’arganier, arbre endémique du sud marocain, tient une place essentielle.
Opération de conservation de la citerne haute dans le complexe élitaire à Igiliz. © Mission archéologique SaFoAl
Tit, un grand centre de spiritualité médiévale menacé
Situés sur la côte atlantique, les vestiges du couvent (ribât) de Tit (actuelle Moulay Abdallah Amghar) s’élèvent à une centaine de kilomètres au sud-ouest de Casablanca. Fondé par une puissante famille de saints, les Amghâriyîn, il est l’un des plus grands pôles de sainteté du Maroc médiéval et joue un rôle primordial dans la diffusion du mysticisme soufi musulman à partir du XIIe siècle. D’abord concurrente des Almohades, cette famille sainte conclut rapidement une alliance décisive avec le nouveau pouvoir impérial. Tit reste ensuite un centre de dévotion majeur jusqu’à son abandon au début du XVIe siècle. Divers monuments remontent à la période médiévale, comme l’enceinte et ses portes. De cet ensemble se détachent deux minarets, dont le décor rappelle celui des grandes mosquées almohades, et la porte dite Bab Qibli, au sud-est de l’agglomération. Le site est aujourd’hui inexorablement rongé par l’urbanisation et la pression générée par la tenue annuelle d’un grand festival traditionnel.
Petit minaret de Tit, face orientale. © G. Chaumet
Photogrammétrie et lasergrammétrie
La mission SaFoAl est intervenue à compter de 2012, alors que la municipalité avait pour projet de mettre en valeur certains des monuments médiévaux, afin de documenter leur état en amont de la restauration. À défaut de pouvoir recourir à un vol de drone, des relevés systématiques ont été réalisés à partir du sol au moyen de la photogrammétrie et de la lasergrammétrie, avec l’appui de la plateforme mobile Plémo3D de Sorbonne Université et de son ingénieur, Grégory Chaumet. Cette approche d’archéologie du bâti vise en premier lieu la restitution graphique des modes de construction ; elle permet également d’obtenir une image de très haute qualité du bâtiment et d’en tirer un modèle en 3D qui peut être ensuite habillé et texturé. La mission SaFoAl plaide pour que ce procédé, qui enregistre de manière quasi parfaite l’état du monument au moment de l’étude, puisse être généralisé au Maroc en amont de toute restauration d’envergure. Malgré un cahier des charges bien précis, la mission a parfois dû intervenir de manière impromptue : au printemps 2016, elle a ainsi étudié en urgence plusieurs centaines de mètres de tranchées d’adduction sur un chantier de lotissement. Dans des délais très contraints, elle a choisi un enregistrement photographique des coupes, afin de produire des orthophotographies et leurs modèles 3D. Cette intervention a permis de documenter, pour la première fois à Tit, des séquences stratigraphiques dans le centre de l’agglomération médiévale. Ce sont, à ce jour, les seules informations fiables dont on dispose pour saisir, non plus depuis les textes historiques mais depuis le terrain, l’histoire de ce pôle majeur du soufisme marocain à l’époque médiévale.
Restitution 3D du minaret de Tit. © Plemo 3D
La mission archéologique et ses soutiens institutionnels
La mission « Sanctuaires et forteresses almohades » inscrit ses activités dans une démarche de coopération scientifique bilatérale, dans la perspective d’animer une recherche collective et interdisciplinaire et de former des étudiants. Elle constitue un groupe de travail à géométrie variable, dont le noyau dur est composé des quatre auteurs du présent article. Elle est soutenue par plusieurs organismes et institutions : le ministère de la Culture, de la Jeunesse et de la Communication marocain, l’Institut national des sciences de l’archéologie et du patrimoine, la Direction du patrimoine culturel, le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, la Casa de Velázquez à Madrid, l’université Chouaib Doukkali à El Jadida, l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, l’université Paris-Sorbonne (Paris IV) et la Comue Sorbonne Universités, l’Inrap, l’UMR 8167 Orient & Méditerranée, l’UMR 7209 Archéozoologie, archéobotanique : Sociétés, pratiques et environnements, et le Centre Jacques Berque à Rabat.
L’équipe de fouilles dans le bâtiment d’assemblée tribale à Igiliz en 2014. © Mission archéologique SaFoAl
Tinmal, la cité sainte des Almohades…
La mission SaFoAl s’intéresse enfin à Tinmal dans le Haut-Atlas, à une centaine de kilomètres au sud de Marrakech. Ibn Toumart s’y fixe quelques années après le début de sa prédication à Igiliz, et c’est là qu’il s’éteint en 1130. Tinmal devient ensuite, et pour un siècle, non seulement une véritable ville mais aussi la cité sainte des Almohades : un pèlerinage sur la tombe du fondateur est officiellement organisé depuis la capitale Marrakech. Bien plus, le site se transforme en panthéon dynastique des souverains. Ce lieu de mémoire particulièrement important possède son emblème : la mosquée de type urbain construite par le tout jeune pouvoir impérial dès 1148. Mais ce joyau architectural a été ravagé par le terrible tremblement de terre du 8 septembre 2023, dont l’épicentre se trouvait à quelques kilomètres seulement de Tinmal. Monument phare dans l’histoire nationale du Maroc, la mosquée almohade apparaît désormais comme un paradigme du désastre patrimonial. Le traitement médiatique qui lui a été réservé illustre bien ce phénomène d’hyper focalisation sur ce bâtiment, au détriment des autres – notamment la muraille orientale et les quartiers d’habitation sur lesquels la mission avait commencé à travailler moins d’un an auparavant. L’idée était alors d’investir la zone dans sa globalité afin de mettre en lumière les vestiges de la ville médiévale et ses différentes composantes, monumentales (muraille) ou non (maisons et autres bâtiments), largement délaissées jusqu’alors par la recherche.
Muraille orientale de Tinmal, courtine 19, avant le séisme de septembre 2023. © Mission archéologique SaFoAl
… meurtrie par le tremblement de terre de 2023
Le séisme de 2023 est malheureusement venu couper cet élan, rasant en grande partie le village actuel et endommageant sérieusement les structures médiévales. Depuis, les opérations de déblaiement et de reconstruction de l’agglomération exercent une pression nouvelle sur le site archéologique, dont une partie a été recouverte par de puissants monticules de gravats, alors que s’intensifient les prélèvements de pierres destinées aux nouvelles maisons aux dépens des ruines. La mission réoriente donc à présent ses priorités pour développer une stratégie adaptée à ces conditions inédites. Tout en donnant la priorité absolue aux activités de reconstruction, elle œuvre désormais d’une part à la préservation des vestiges situés loin des zones d’extraction et d’autre part à l’étude de ceux directement menacés, au moyen de sondages ponctuels dans le cadre d’une démarche préventive, avant leur probable disparition. La mission entend ainsi montrer que l’archéologie d’urgence est une priorité dans la prise en compte scientifique du patrimoine marocain ; il est plus que jamais nécessaire de poursuivre et de généraliser les efforts afin d’acquérir une meilleure compréhension de l’histoire si riche, mais encore très méconnue, du Maroc médiéval.
Muraille orientale de Tinmal, courtine 19, après le séisme de septembre 2023. © Mission archéologique SaFoAl
La mission archéologique « Sanctuaires et forteresses almohades » (SaFoAl)
La monumentalité et le raffinement des réalisations du pouvoir almohade ont très tôt fasciné les archéologues. C’est ainsi que la première étude scientifique est menée, dès le début des années 1920, par deux savants français : Henri Basset et Henri Terrasse. D’abord publiée sous forme d’articles dans la revue marocaine Hespéris puis sous la forme d’une monographie en 1932 (rééditée en 2001), leur œuvre pionnière, Sanctuaires et forteresses almohades, reste une référence essentielle. Se plaçant dans ses pas, la mission maroco-française SafoAl a repris ce même intitulé lors de sa création en 2004. En effet, elle suit les mêmes objectifs : revisiter le début de l’histoire des Almohades, travailler à une meilleure connaissance des origines de cette révolution sociale et religieuse, et comprendre l’émergence puis l’instauration de ce nouveau pouvoir impérial. Pour atteindre ces buts, l’intérêt se déplace des capitales aux villes secondaires et aux campagnes, notamment aux montagnes du Sud marocain, des terrains encore largement vierges d’étude archéologique pour la période médiévale. La méthode s’est adaptée aux diverses configurations de réalisation des recherches : fouille programmée dans la longue durée à Igiliz, étude monumentale et préventive à Tit, prospection et fouille de sauvetage à Tinmal. Parallèlement, la mission s’est engagée à accompagner les travaux de valorisation patrimoniale et touristique, notamment à Igiliz, afin de rompre avec une mise en valeur des vestiges du passé qui se pratique sans recourir à l’archéologie, et de permettre l’intervention de chercheurs en amont des restaurations.
Pour aller plus loin
BASSET H., TERRASSE H., 2001, Sanctuaires et forteresses almohades, Paris, Maisonneuve & Larose.
ETTAHIRI A. S., FILI A., VAN STAËVEL J.-P., 2014, « La montagne d’Igiliz ou les débuts de l’Empire almohade », dans Dossiers d’Archéologie n° 365, Dijon, éditions Faton, p. 34-41.
VAN STAËVEL J.-P., ETTAHIRI A. S., FILI A., 2019, « La montagne d’Igîlîz et le pays des Arghen : Quinze ans d’archéologie rurale dans le sud du Maroc », dans Bulletin d’archéologie marocaine, XXIV, p. 132-156.
VAN STAËVEL J.-P., FILI A., GAIME S., 2021, « Tît n Ftâr : du ribât à la ville sainte tardo-médiévale. Une approche archéo-géographique et stratigraphique », dans Hespéris-Tamuda, LVI, p. 181-212.