Peuplement de l’Europe : face et mystères

Évocation de découpe de viande. © Éric Le Brun
Le peuplement de l’Europe par les premiers hommes est environné de mystères. De la brume des millénaires émergent quelques témoignages et indices : des ossements humains en Géorgie ou en Espagne, et plus récemment d’animaux découpés en Roumanie et une face humaine en Espagne. Revue de détail et d’hypothèses.
Propos recueillis par Jacques Daniel
La datation autour d’1,8 million d’années des crânes découverts en 2006 à Dmanissi (Géorgie) indiquait déjà la haute ancienneté des incursions du genre Homo aux portes de l’Europe. Étrangement, c’est à son autre extrémité, en Espagne, que se retrouvaient ensuite des restes très anciens datés d’entre 1,4 et 1,2 million d’années, dans la région d’Orce (Barranco León, Fuente Nueva 3) et dans la Sierra de Atapuerca avec un fragment de mandibule et une phalange à la Sima del Elefante. D’autres pièces (parfois contestées) sont venues compléter ce puzzle : en Ukraine (site de Korolevo, autour d’1,4 million d’années) et en Italie (Pirrod Nord, entre 1,6 et 1,3 million d’années) ou en France (Bois de Riquet, autour d’1,2 million d’années, Le Vallonnet, entre 1,2 et 1,1 million d’années, Pont-de-Lavaud, 1 million d’années).
Combler les trous
Encore plus fort : en Roumanie, les préhistoriens conservaient dans un tiroir des ossements d’animaux mis au jour dans les années 1960 dans la vallée de Grăunceanu. Les réexaminant, ils se sont aperçus qu’ils présentaient des traces de décarnisation réalisées par des outils façonnés par la main de l’Homme ; hélas, ni ceux-ci, ni ceux-là n’ont été mis au jour. La datation uranium-plomb de ces ossements a révélé un âge supérieur à 1,95 million d’années, ce qui semble « coller » avec l’assemblage faunique. Quant à la Sima del Elefante, elle a, de nouveau, fait parler d’elle, avec une fascinante découverte : un morceau de face humaine (pommette et maxillaire gauches, avec une dent), daté d’entre 1,4 et 1,1 million d’années ! Mais à quelle espèce pouvait-elle appartenir : Homo antecessor, présent autour de 800 000 ans à Gran Dolina, également dans la Sierra de Atapuerca ? Ou à un autre hominine plus primitif ? Le professeur Jean-Jacques Hublin répond à nos questions.
Que penser des récentes datations en Roumanie ?
Il faut rester prudent. Seulement sept ou huit ossements sur 4 984 restes examinés portent des traces considérées comme « fiables » selon les auteurs ! Et la datation uranium-plomb n’est précise qu’appliquée dans un milieu fermé, où les éléments radioactifs sont emprisonnés. Or, l’os est une éponge. Les résultats obtenus restent donc, de mon point de vue, à confirmer.
Concernant la face de la Sima del Elefante, que dévoile-t-elle sur les premiers Européens ?
C’est un spécimen remarquable même s’il est daté avec une grande marge d’incertitude (entre 1,4 et 1 million d’années). Mais avec ce genre de restes, pas le moindre doute : la présence humaine est certaine. Le maxillaire est assez primitif et ressemble à celui de certains Homo erectus, dont les formes les plus anciennes (Homo ergaster) datent d’environ 2 millions d’années, en Afrique du Sud et de l’Est. Les fossiles de Dmanissi (au fort dimorphisme sexuel) sont aussi généralement attribués à cette espèce, qui couvre une immense zone géographique et une très longue durée – d’où son énorme variabilité qui rend difficile sa définition.
Êtes-vous d’accord avec l’hypothèse proposée par Yves Coppens, selon laquelle les premiers Européens furent peut-être des Homo habilis ?
La signification d’Homo habilis est plutôt discutée – certains le rapprochent des Australopithèques. Par ailleurs, il était contemporain des premiers Homo ergaster et est donc de moins en moins considéré comme notre ancêtre direct. Surtout, nous n’avons aucune preuve irréfutable qu’il soit sorti du continent africain. Alors que les formes anciennes d’Homo erectus sont, elles, bien présentes en Eurasie.
Pourquoi y a-t-il ce hiatus de restes humains entre l’Europe de l’Est et l’Espagne ? Peut-on envisager une arrivée de l’Homme par le Proche-Orient à l’est et par Gibraltar à l’ouest ?
Nous ne disposons pour l’instant que de fort peu de matériel : on parle d’époques très anciennes, où les humains étaient, de toute façon, peu nombreux. Et n’oublions pas les sites ukrainiens, italiens et peut-être roumains qui, certes, n’ont pas livré de restes osseux humains mais qui témoignent, peut-être, de la présence de l’Homme par ses outils et ses manipulations sur les carcasses d’animaux. En ce qui concerne Gibraltar, nous savons qu’il a existé à certaines époques des îlots entre le Rocher et la côte africaine. Les faunes anciennes retrouvées en Espagne comportent bien des éléments d’origine africaine, mais ils ont pu arriver en Europe par le Proche-Orient, avant de se trouver confinés dans des culs-de-sac méridionaux, faute de pouvoir s’adapter ailleurs.