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Redécouvrir le mythique site de Delphes (3/5). De la Grande Fouille à aujourd’hui

Sculpture de l'Aurige de Delphes (détail), vers 470 avant notre ère. Bronze.

Sculpture de l'Aurige de Delphes (détail), vers 470 avant notre ère. Bronze. © akg-images / jh-Lightbox_Ltd. / John Hios

Delphes ! Ce lieu mythique fait surgir de la mémoire l’image de la prophétesse d’Apollon, la Pythie, et celle d’un sanctuaire dévolu au dieu, serti, au pied des monts du Parnasse, dans un majestueux paysage de montagne et de verdure. Sa particularité était aussi l’organisation des Pythia, concours comportant des épreuves gymniques, hippiques et musicales. 2022 marque le 130e anniversaire de la Grande Fouille de 1892, avec laquelle commença véritablement la mise au jour des vestiges de ce haut lieu du monde grec. Depuis la recherche archéologique n’a cessé de contribuer à une meilleure connaissance du site, avec, aujourd’hui, la reconstitution extraordinaire du décor de certains monuments et offrandes. Ce dossier d’Archéologia présente 130 années de découvertes.

Les auteurs de ce dossier sont : Anne Jacquemin, professeur émérite d’archéologie grecque, université de Strasbourg, UMR 7044 Archimède ; Didier Laroche, maître de conférence à l’École nationale supérieure d’architecture de Strasbourg, UMR CNRS 7044 Archimède ; Hélène Aurigny, maître de conférence d’histoire grecque, université d’Aix-Marseille, UMR 7299 Centre Camille Jullien ; Philippe Jockey, professeur d’histoire de l’art et d’archéologie du monde grec à l’université Paris Nanterre ; Jean-Luc Martinez, président-directeur honoraire du musée du Louvre. Tous les auteurs sont des anciens membres de l’École française d’Athènes.

La Grande Fouille de Delphes lors de la découverte d’une des statues des jumeaux argiens le 30 mai 1893.

La Grande Fouille de Delphes lors de la découverte d’une des statues des jumeaux argiens le 30 mai 1893. © ÉFA

Identifié au XVe siècle, le site de Delphes ne fait l’objet de fouilles qu’à partir du début du XIXe siècle. Mais c’est la Grande Fouille française, menée entre 1893 et 1902, qui permet la mise au jour de la Sphinge des Naxiens, de l’Aurige et de la plupart des vestiges du site. Par son ampleur et sa diffusion auprès du grand public, elle contribua à la renommée européenne de Delphes pendant tout le XXe siècle.

Un site enfoui sous un village 

En 1436 Cyriaque d’Ancône identifie le site de Delphes. Longtemps, les voyageurs se contentent de relever des inscriptions, de dessiner le paysage et se rendent au petit musée du monastère. La première fouille de Delphes est menée en 1828 dans la nécropole par l’Allemand Edm. Laurent qui dégage ensuite les ruines de quatre édifices sur la terrasse dite alors de la Marmariá. Le site est vite remblayé. Entre 1838 et 1840, Ernst Curtius et Karl Otfried Müller découvrent les substructions du temple d’Apollon et copient des textes du mur de la terrasse. En 1860, Paul Foucart, membre de l’École française d’Athènes fondée en 1846, fait des sondages qu’il poursuit avec son camarade Carl Wescher. L’idée de fouiller le site fait son chemin, mais il faudrait pour cela déplacer le village de Castri… Le séisme de 1870 donne force au projet. Paul Foucart, devenu directeur de l’École française, y envoie en 1880 Bernard Haussoullier. Les années 1880 sont marquées par plusieurs projets français, américains et grecs, tandis que l’épigraphiste Hans Pomtow, chargé par l’Académie de Berlin de la publication des inscriptions du site, propose alors une topographie générale de Delphes.

« La fouille mise en œuvre par Théophile Homolle surprend d’emblée par son ampleur et ses moyens. »

Spectaculaire Grande Fouille

En 1892, après bien des péripéties, une convention de fouilles est signée entre les gouvernements grec et français. La fouille tant désirée par Foucart est l’œuvre de son successeur Théophile Homolle. Elle surprend d’emblée par son ampleur et ses moyens : le village est déplacé plus à l’ouest au grand mécontentement des habitants. Le télégraphe est installé et l’ingénieur Henry Convert conçoit un circuit de voies pour l’évacuation des déblais au moyen de wagons (selon le modèle de Decauville utilisé dans les mines). La fouille emploie plus de cent ouvriers dont certains viennent des Cyclades. Quelques maisons sont conservées pour le logement des archéologues en marge du site et des baraquements sont construits pour les ouvriers. La fouille est entreprise pour trouver des inscriptions et des sculptures. Les archéologues sont rarement sur le chantier, à l’exception de Paul Perdrizet qui manifeste un véritable intérêt pour les contextes de trouvaille. Théophile Homolle sait mettre en valeur les découvertes : il utilise les revues pour publier des photographies, fait exécuter des moulages présentés à l’Exposition universelle de Paris en 1900 puis exposés au Louvre et copiés pour être vendus aux collections universitaires. Les conférences de l’Institut de correspondance hellénique à Athènes publiées dans la revue de l’École d’Athènes informent le monde savant de ces travaux. L’architecte Albert Tournaire est l’auteur du premier volume des Fouilles de Delphes, une série de planches restituant les monuments les plus importants du site. La fouille du sanctuaire d’Apollon est suivie de celle du théâtre et du stade, ainsi que du gymnase, puis de la redécouverte de la terrasse de la Marmariá. Au terme des dix ans de la concession, le site est rendu à l’État grec. Plusieurs monuments ont été restaurés (l’autel, le pilier de Prusias, la base du trépied de Platées et le trésor des Athéniens reconstruit en 1906) et des propositions de restitutions sont exposées au musée offert par Andréas Syngros.

Lexique

Une tholos, ou rotonde, est, dans la Grèce antique, un édifice de plan circulaire à destination religieuse ou funéraire.

Documenter le site

Les archéologues français se trouvent alors en compétition avec l’Allemand Hans Pomtow qui vient plusieurs fois sur le site entre 1906 et 1911. La question de la publication est résolue en attribuant à ce dernier les inscriptions trouvées avant la fouille, et aux Français les autres publiées dans les Fouilles de Delphes. Dans les années 1920-1930, le programme de publication est mis en place, associant études topographiques et architecturales, livres de sculptures et de « petit matériel », études épigraphiques et historiques. Ce travail se poursuit après la Seconde Guerre mondiale. Les fouilles ultérieures, limitées, contribuent néanmoins à une meilleure connaissance du lieu et ont parfois remis en cause certains postulats : ainsi J.-M. Luce a montré que le premier mur d’enceinte du sanctuaire ne datait que du VIe siècle. Le secteur protobyzantin au sud est exploré dans les années 1990. Le projet relatif à la terrasse de la Marmariá devrait préciser l’histoire de cette annexe. Mais ces recherches systématiques se heurtent à diverses difficultés : Delphes est l’un des sites les plus visités de Grèce et une partie de la ville se trouve toujours sous les déblais de la Grande Fouille…

L’Aurige de Delphes. Bronze, vers 470 avant notre ère, environ 180 cm de haut. Delphes, musée archéologique.

L’Aurige de Delphes. Bronze, vers 470 avant notre ère, environ 180 cm de haut. Delphes, musée archéologique. © Luisa Ricciarini / Bridgeman Images

Restaurations et reconstructions à Delphes

Le site antique, ville et sanctuaires, a probablement été détruit autour des années 700. Les vestiges furent enfouis par les coulées de terre et le village de Castri s’établit sur les parties hautes de la ville, utilisant les blocs épars des monuments antiques pour la construction des maisons. Comment, dans ce « chaos » architectural dont peu de monuments émergeaient, les scientifiques du début du XXe siècle envisagèrent-ils le remontage des vestiges ?

Les photos anciennes montrent que lorsque l’École française d’Athènes remit officiellement le site « fouillé » aux autorités grecques, en 1903, beaucoup de discernement s’imposait pour retrouver les monuments décrits par Pausanias. Si le musée de site pouvait s’enorgueillir de chefs-d’œuvre de sculpture, l’état du terrain était surtout la résultante des fouilles, avec des zones relativement bien conservées, d’autres entièrement ravagées.

Le trésor et la tholos

Afin de donner à voir autre chose que des fondations, il fut décidé de procéder à quelques remontages dont le plus important était celui du trésor des Athéniens, encouragé par la ville d’Athènes encore auréolée de l’accueil récent des Jeux olympiques et de la reconstruction du stade. Un chef de chantier, Joseph Replat, fut engagé pour cette tâche. À défaut de pouvoir s’appuyer sur une étude scientifique qui ne sera publiée qu’en 1933, il bénéficiait des restitutions graphiques entreprises par Albert Tournaire à l’issue de la Grande Fouille. Deux autres reconstructions emblématiques de Delphes suivirent : la rotonde en marbre connue sous le nom de tholos (1938) et le temple d’Apollon (1938-1941). Elles posent la question de leur utilité et de leur véracité par rapport aux édifices dont elles veulent donner une perception physique dans leur contexte. On parle un peu abusivement d’anastylose, terme qui sous-entend la remise à leur place d’origine des blocs, ce qui est souvent loin d’être le cas. La qualité et le nombre de pièces retrouvées justifiaient à eux seuls l’idée de remonter, au moins partiellement, la rotonde, détruite d’abord par un incendie puis par le concassage des blocs pour faire de la chaux. De plus, sa fondation avait basculé vers le nord. Ces difficultés conduisirent l’architecte Henri Ducoux à limiter à trois colonnes et une portion de mur la reconstruction, en utilisant les pierres les moins endommagées. Pour les colonnes, il en résulte, du fait des compléments en ciment, un aspect bigarré, totalement étranger à l’édifice originel, mais témoin de cette reconstruction. L’étude préalable permit également de corriger la hauteur de la colonne qui avait été sous-estimée dans la publication de 1925, avec pour conséquence de « rajeunir » l’édifice qui passait ainsi du Ve au IVe siècle avant notre ère !

Le temple d’Apollon

Dans la foulée de cette reconstruction, un programme similaire fut engagé dès 1938 sur le grand temple d’Apollon. L’état nettement plus dégradé de l’édifice – moins d’une dizaine de blocs de murs conservés – limita le projet au redressement de l’ordre extérieur. Terminée dans les conditions terribles de l’occupation nazie, la restauration s’arrêta à six colonnes, sans pièce d’entablement dont la remise en place avait été prévue. La hauteur des colonnes n’est pas sûre : les publications de Fernand Courby (1927) et Pierre Amandry/Erik Hansen (2010) proposent treize tambours alors que les colonnes remontées par Henri Ducoux n’en comportent que douze. Une solution à quatroze tambours n’est pas exclue non plus. Il est rare qu’une reconstruction ne comporte aucune incertitude. Le pilier du roi Prusias, qui avait été remonté avec de nombreuses erreurs sur une fondation erronée en 1911, fut reconstruit en 1947 de façon plus exacte à son emplacement actuel, mais en oubliant les deux assises terminales qui modifient sensiblement sa silhouette. Il serait vain d’appliquer une approche uniquement théorique à la question très sensible de l’utilité des reconstructions : chaque monument est un cas particulier qui nécessite une approche diversifiée pour juger de l’intérêt de sa restauration. À l’heure où les restitutions numériques virtuelles des sites prolifèrent, les questions de conservation des vestiges devraient guider les décisions dans ce domaine. D.L.

Nouveau remontage du pilier de Prusias en 1947, plus de 40 ans après un premier essai fautif à l’issue de la Grande Fouille.

Nouveau remontage du pilier de Prusias en 1947, plus de 40 ans après un premier essai fautif à l’issue de la Grande Fouille. © ÉFA