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Renouvelons la perception du viking en Scandinavie et en Europe

Restitution d’un bûcher funéraire au centre d’un alignement naviforme. Vejerslev, VIIe siècle.

Restitution d’un bûcher funéraire au centre d’un alignement naviforme. Vejerslev, VIIe siècle. © Moesgaard Museum

La réédition du numéro des Dossiers d’archéologie consacré aux vikings nous a poussées à nous interroger sur les dernières découvertes faites dans le monde viking. Sujet très médiatique, investigations internationales dynamiques, remise en question des idées reçues et constants renouvellements scientifiques : autant de thématiques abordées par Anne Nissen, professeur des universités en archéologie médiévale à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, et Lucie Malbos, maître de conférences en histoire médiévale à l’université de Poitiers.

Propos recueillis par Éléonore Fournié

Pour commencer pourriez-vous nous préciser, dans les grandes lignes, la chronologie et l’étendue du monde viking ?

Lucie Malbos : C’est à la fois simple et compliqué ! Basée sur la tradition écrite occidentale, la chronologie traditionnelle va de 793 à 1066, soit de l’irruption des raids dans les textes aux batailles de Stamford Bridge et de Hastings, en Angleterre. Mais dans les faits et dans les archives du sol, c’est plus complexe.

Anne Nissen : Il est vrai que d’un point de vue scandinave, la coupure de 793 n’a pas de sens… Quant à la date de fin, on évoque parfois la date de 1042, qui marque la chute de l’Empire anglo-danois avec la mort du fils de Knut le Grand… À présent une sorte de compromis semble s’être installé, du moins entre pays scandinaves (qui ne sont pas tous d’accord entre eux pour des questions de formations universitaires !) pour élargir les bornes chronologiques : on tend désormais à faire débuter la période viking dès 750.

L. M. : Le cadre géographique est quant à lui très large. Deux sépultures collectives dans des bateaux, découvertes en 2008 et en 2010, à Salme en Estonie, donc du côté des pays baltes, sont datées de 750. Est-ce déjà le signe d’un premier raid viking, bien avant la date de 793 ? Cette découverte montre également que ces incursions se sont aussi dirigées vers l’est. Les raids sont donc sans doute plus anciens qu’on le pensait auparavant et n’ont pas sévi que dans le monde occidental… Dans son extension maximale, la présence viking a atteint la Russie et l’Ukraine actuelles, descendant vers la mer Noire et la Caspienne, jusqu’en Méditerranée, gagnant Byzance ; vers l’ouest, elle touche le royaume des Francs, l’Angleterre, mais aussi l’Atlantique nord, avec l’Islande, le Groenland et même Terre-Neuve.

Pendentif en argent. Myrin, Ola, Musée suédois d’histoire/SHM.

Pendentif en argent. Myrin, Ola, Musée suédois d’histoire/SHM. Photo CC BY 4.0

Pourriez-vous également définir ce que l’on entend par « viking » ?

L. M : Le terme de « viking » désigne des personnes pratiquant la « viking » c’est-à-dire une activité menée à travers les mers et destinée à s’enrichir, par des échanges commerciaux ou du pillage. Ceux qui restent à terre ne sont pas des vikings.

A. N. : En effet, « viking » et « scandinave » ne sont absolument pas synonymes ! Parmi les Scandinaves, les hommes libres (boendr en norrois) portent les armes, mais cela ne veut pas dire qu’ils prennent la mer. Certains (des fils de familles nombreuses ?), à la tête de vastes exploitations agricoles, ont pu partir faire la viking, en suivant (peut-être) des chefs de guerre. Parfois ils revenaient plus riches et devenaient rois. De nombreux vikings sont des Scandinaves car le phénomène est largement parti de cette région, mais tous les Scandinaves ne sont pas des vikings ; et, on le voit grâce à aux analyses ADN, tous les vikings ne sont pas non plus des Scandinaves !

Fouille d’une ferme aisée à Stöðvarfjörður en Islande remontant au IXe siècle.

Fouille d’une ferme aisée à Stöðvarfjörður en Islande remontant au IXe siècle. © Bjarni Einarsson, Fornleifafræðistofan

Remettre en perspective

Depuis une dizaine d’années, la perception que nous avons des vikings a été totalement renouvelée. Comment expliquez-vous ce nouvel engouement ?

L. M. : C’est nouveau sans être nouveau ! La mode viking fonctionne par vagues, avec des flux et des reflux… On observe une première vague au XIXe siècle, à l’époque romantique avec des opéras comme ceux de Richard Wagner par exemple. Celle contemporaine a été nourrie par la série Vikings (2013-2020), qui a notamment conduit à une nouvelle définition visuelle de ce personnage. Il ne porte plus de casque à cornes, est tatoué et arbore une nouvelle coiffure très stylisée. On retrouve cette iconographie dans les jeux vidéo actuels, comme Assassin’s Creed Valhalla, ou dans les bandes dessinées. Ce nouvel archétype, qui a beaucoup influencé la culture populaire des années 2010-2020, n’est cependant pas plus proche de la réalité historique que celui de Wagner…

A. N. : La série s’est appuyée sur les conseils de Neil Price, professeur à l’université d’Uppsala. Elle n’a jamais prétendu vouloir faire une restitution historique mais plutôt être crédible par rapport à la période…

Des expositions à succès

De grandes expositions ont joué un rôle important dans le renouvellement de l’image que nous avions des vikings. On pense d’abord à celle du Grand Palais, Les Vikings, Les Scandinaves et l’Europe 800-1200, en 1992 ou encore à celle conçue au début du XXIe siècle, Les Vikings !, qui fait le tour du monde – elle a été présentée à Nantes en 2018. En France, on compte aussi sur celle, double, présentée en 2023, à Rouen, Des Vikings et des Normands. Imaginaires et représentations. Toujours dans cette même ville vient d’ouvrir une Cité immersive dédiée aux vikings.

D’où sont nés tous ces clichés sur les vikings ?

L. M. : Ils naissent en réalité dès l’époque médiévale dans les sources occidentales. Au IXe siècle, les auteurs chrétiens décrivent ces « barbares » comme des brutes sanguinaires, qui massacrent leurs victimes et pillent les lieux sacrés. J’emploie volontiers l’image du millefeuille pour définir ce phénomène qui superpose confusions, phantasmes et inventions : le casque à cornes est hérité de Wagner, le fait de boire dans des crânes d’ennemi est une mauvaise interprétation de la poésie scaldique qui décrit en fait des crânes d’animaux, le terme français de « drakkar » est créé au XIXe siècle…

A. N. : Dès le Moyen Âge, cette construction s’opère également dans les sagas et les premiers récits historiographiques, qui ont gommé le rôle de certaines personnes, comme Harald à la Dent bleue. La place de ce roi, pourtant central dans la christianisation des Danois, a été escamotée dès la génération suivante ; des auteurs médiévaux majeurs, comme Saxo Grammaticus, qui ne le portait visiblement pas dans son cœur, ont également joué un rôle important dans leur invisibilisation.

Christ triomphant célébrant la conversion des Danois sur la grande pierre runique de Jelling, commanditée par Harald à la Dent bleue vers 965.

Christ triomphant célébrant la conversion des Danois sur la grande pierre runique de Jelling, commanditée par Harald à la Dent bleue vers 965. © Fotolia / K. Weiss

La perception de la figure du viking est-elle différente entre les pays scandinaves et la France ?

A. N. : En Scandinavie, les vikings ont toujours été très populaires, sans doute car ils évoquent une époque de grandeur. Mais depuis les années 1980-1990, leur image de commerçant sympathique a changé. Aujourd’hui, et ce n’est pas spécialement évident pour le public scandinave, les chercheurs mettent davantage l’accent sur leur grande violence. Dès les IIIe et IVe siècles, d’importants sacrifices d’armes montrent l’existence d’expéditions guerrières extrêmement agressives ; nous avons également découvert des ouvrages défensifs barrant les fjords, qui soulignent une volonté de se protéger contre la mer – qui reste toutefois aussi la porte d’entrée vers la richesse grâce aux expéditions maritimes.

L. M. : En France, on relativise au contraire les excès des vikings, en les réinscrivant depuis une vingtaine d’années dans un contexte plus large. Il faut bien se rendre compte que, de manière plus générale, toutes les sociétés du début du Moyen Âge sont extrêmement violentes – et pas seulement les vikings ! Pensons aux guerres de Charlemagne en Saxe par exemple… Les sources historiques occidentales ont eu tendance à minimiser la brutalité des chrétiens et à amplifier celle des vikings.

Perles découvertes à Birka (Suède, époque viking). Stockholm, musée d’Histoire.

Perles découvertes à Birka (Suède, époque viking). Stockholm, musée d’Histoire. © G. Hildebrand

La recherche dans l’actualité

Depuis la première parution de ce numéro, il y a cinq ans, de nombreuses avancées ont été faites. La première concerne les analyses ADN.

A. N. : Oui, nous devons mentionner les analyses menées sur les génomes scandinaves et sur celui des Anglo-Saxons. Elles ont montré des choses étonnantes ! Ainsi ceux des Danois, des Norvégiens et des Suédois sont assez différents ; et les Danois sont plus proches dans leur ADN des Anglais. On s’aperçoit aussi que des personnes inhumées dans des sépultures à bateau en Écosse présentent un ADN qui n’a rien de scandinave… L’étude des isotopes du strontium (absorbés avec l’alimentation, la boisson et la respiration) permet quant à elle de préciser les habitudes alimentaires et de déterminer là où un individu a vécu les vingt dernières années de sa vie : c’est très utile pour retracer certains mouvements de populations.

L. M. : Ces analyses ont confirmé ce que les historiens disaient déjà, en nous mettant en garde sur le fait que les vikings ne sont pas tous des Scandinaves, de grands blonds aux yeux bleus… Les bandes vikings sont en réalité beaucoup plus métissées et mélangées que ce qu’on a longtemps pu penser.

Détail de la proue du navire d’Oseberg, daté par dendrochronologie de 834. Oslo, musée des Navires vikings.

Détail de la proue du navire d’Oseberg, daté par dendrochronologie de 834. Oslo, musée des Navires vikings. © Bridgeman Images

Les datations sont, elles, sans cesse affinées.

A. N. : En effet, grâce aux fouilles de Ribe, les archéologues ont revu et révisé les données issues du carbone 14, en proposant des datations beaucoup plus précises qu’auparavant. C’était l’un des objectifs de l’archéologie en haute résolution. L’étude des éruptions volcaniques a aussi été décisive dans l’affinage de la chronologie, notamment au VIe siècle.

L. M. : Les techniques sont de plus en plus nombreuses pour améliorer les datations ; mais de nouvelles découvertes ont aussi remis en question des schémas « classiques ». Ainsi en Islande : pendant très longtemps, on datait les débuts de la colonisation islandaise, d’après les récits des sagas, des années 870. Or trois sites fouillés entre 2000 et 2020 semblent être des occupations (peut-être temporaires) remontant probablement au début du IXe siècle, donc deux ou trois générations plus tôt… Comme le mentionnait Anne, les questions autour du climat, de l’environnement et de la gestion des ressources sont devenues essentielles. Je songe notamment au commerce de l’ivoire de morse ou du bois : les vikings ne sont pas partis dans le grand nord car – comme les sagas le racontent – le méchant roi Harald à la Belle Chevelure aurait chassé ou poussé à partir certains individus de Norvège ; ces derniers semblent surtout la quitter pour chercher de nouvelles ressources et des possibilités d’enrichissement… Par ailleurs, nous avons vraiment commencé à réfléchir aux questions des éruptions volcaniques après 2010 et celle de l’Eyjafjallajökull – qui a obscurci le ciel et voilé le soleil comme l’évoque la mythologie nordique… L’actualité est là vraiment venue percuter la recherche.

Stèle gotlandaise représentant un soleil zébré (écho possible au soleil voilé par les éruptions volcaniques du VIe siècle). Nécropole de Väskine. Visby, Museum Gotlands Fornsa.

Stèle gotlandaise représentant un soleil zébré (écho possible au soleil voilé par les éruptions volcaniques du VIe siècle). Nécropole de Väskine. Visby, Museum Gotlands Fornsa. © Dirk Renckhoff / Alamy Banque d’images

Les dieux, des grands absents

Le Dossier d’archéologie n°427 n’aborde pas la place des dieux dans le monde viking. Lucie Malbos et Anne Nissen nous l’expliquent : « L’étude des dieux scandinaves relève davantage de la littérature que de l’archéologie. Les bractéates, ces médailles en or très fines, frappées d’un seul côté et un peu plus anciennes que la période viking, les représentent, comme certaines pierres historiées de Gotland, ornées notamment de scènes mythologiques ; des petites figurines montrent aussi des femmes avec des boucliers, parfois identifiées comme des Valkyries. Cela reste très ponctuel et ne permet pas de retracer la mythologie scandinave de façon aussi complète que les écrits rédigés plusieurs générations plus tard, en particulier par Snorri Sturluson (1179-1241). En revanche, depuis quelques années, grâce à plusieurs découvertes dont des sépultures, ces représentations ont pu être réinterprétées ; et des opérations récentes, comme celle menée à la grande halle de Lejre en 1986, aident à cerner un certain nombre de pratiques cultuelles. Ces relectures s’inscrivent dans un cadre plus large, qui vise également à réintégrer des textes jusque-là écartés, à commencer par les sagas. »

On note aussi une attention accrue à des catégories de personnes jusque-là délaissées, comme les esclaves et les femmes.

L. M. : Le premier livre sur les femmes vikings remonte à 1991 (Women in the Viking Age de Judith Jesch). Mais depuis une dizaine d’années, ces recherches se sont étoffées d’un point de vue archéologique et anthropologique. Là encore, c’est le reflet des questionnements et des sensibilités de notre société. Je pense par exemple à la tombe à armes Bj 581, découverte en 1878 à Birka. Les analyses ADN menées en 2017 ont montré qu’il s’agissait (et cela a été une vraie surprise) d’une femme ! Pour revenir à la série Vikings, on voit d’ailleurs une évolution : dans les premières saisons, quelques femmes sont présentes sur le champ de bataille, alors qu’elles constituent près de la moitié des troupes dans les dernières saisons !

A. N. : Concernant les esclaves, il y a eu des études sur les milliers de dirhems, les pièces d’argent du monde musulman, retrouvés en Scandinavie. La question se pose de savoir à quoi tout cet argent a pu servir… et surtout ce qu’il a permis d’acheter ! De l’ivoire de morse et des fourrures polaires certes, mais sans doute aussi des esclaves. Razziés lors des raids en Europe du Nord, ils étaient vendus dans les cours orientales de l’Empire abbasside, notamment à Bagdad, ou encore à Byzance, grandes demandeuses d’esclaves… Ces monnaies remontaient ensuite du monde méditerranéen jusqu’à la Scandinavie.

Pour finir, je tiens à souligner que depuis une vingtaine d’années, les fouilles, menées sur des grands sites commerciaux, comme Birka, Kaupang, Ribe, ou élitaires, comme Gamla Uppsala, par des programmes de recherches universitaires (avec parfois des co-financement internationaux – allemand, danois, norvégien, anglais ou finlandais), ou des fouilles préventives, ont totalement renouvelé la perception des vikings au sein de la Scandinavie, que ce soit pour les aspects sociaux, l’usage des sites élitaires ou les relations commerciales.

Objets scandinaves en or et en bronze, IXe-XIIe siècles. De gauche à droite : pendentif en bronze doré décoré d'ornements géométriques (découvert à Stora Ryk), pendentif en or orné de filigranes dont la partie inférieure représente un oiseau de proie avec bec fort (découvert à Sigtuna), bractéate en or ornée d’un motif anthropomorphe (découverte dans la paroisse de Bäl), pendentif Valkyrie (?) avec une figure féminine de profil tenant une coupe (découvert à Oland). Stockholm, musée d’Histoire.

Objets scandinaves en or et en bronze, IXe-XIIe siècles. De gauche à droite : pendentif en bronze doré décoré d'ornements géométriques (découvert à Stora Ryk), pendentif en or orné de filigranes dont la partie inférieure représente un oiseau de proie avec bec fort (découvert à Sigtuna), bractéate en or ornée d’un motif anthropomorphe (découverte dans la paroisse de Bäl), pendentif Valkyrie (?) avec une figure féminine de profil tenant une coupe (découvert à Oland). Stockholm, musée d’Histoire. © Akg-images

Bibliographie

DI FILIPPO (L.) dir. — Vikings !, Bordeaux, Moutons électriques, 2022.

FRIÐRIKSDOTTIR (J. K.) — Valkyrie. Les femmes du monde viking, Paris, Texto, 2022.

MALBOS (L.) — Les peuples du Nord. De Froði à Harald l’Impitoyable (Ier-XIe siècle), Paris, Belin, 2024.

MALBOS (L.) — Le monde viking. Portraits de femmes et d’hommes de l’ancienne Scandinavie, Paris, Tallandier, 2022.

MALBOS (L.) — Harald à la Dent bleue. Viking, roi, chrétien, Paris, Passés composés, 2022.

PRICE (N.) — Les enfants du frêne et de l’orme. Une histoire des Vikings, Paris, Seuil, 2022.