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Rome est une fête : célébrations exceptionnelles ou quotidiennes

Les Saturnales ou l’Hiver. Au premier plan, on voit une scène de banquet et au second une scène de rue. Huile sur toile d'Antoine‑François Callet. Compiègne, château.

Les Saturnales ou l’Hiver. Au premier plan, on voit une scène de banquet et au second une scène de rue. Huile sur toile d'Antoine‑François Callet. Compiègne, château. © Grand-Palais RMN (Domaine de Compiègne), Franck Raux

La Rome impériale voit les liens sociaux se nouer en diverses occasions. Les fêtes en font bien évidemment partie. Il y avait celles, immenses, organisées par le pouvoir politique, au cours desquelles la foule était invitée à l’acclamer et à le légitimer. Mais d’autres, souvent plus modestes, animaient le quotidien des habitants ordinaires. Comment l’archéologie et l’étude des textes anciens nous permettent-elles de mieux les connaître ?

Rome apparut à ses contemporains comme une gigantesque ville-monde. Il est vraisemblable qu’elle a rassemblé une population de l’ordre de 800 000 âmes au tournant de l’ère chrétienne, alors qu’Auguste s’affirmait comme le premier empereur romain, et qu’elle avoisinait le million d’habitants au milieu du IIe siècle.

Macrocosme et microcosme d’un Empire

Sa population semble avoir doublé au IIe siècle avant notre ère (passant de 200 000 à 400 000 habitants environ), avant un nouveau doublement au cours du siècle suivant. En comparaison, la deuxième mégapole de l’Empire, Alexandrie, était deux fois moins peuplée. Très tôt, la République romaine et son aristocratie ­s’attachèrent à faire de Rome la capitale et la vitrine de l’Empire. Cependant, au-delà des lieux de célébration du pouvoir, l’espace urbain ne fut ni organisé, ni encore moins planifié d’en haut. La cité s’étendait en surface comme les ramifications d’un arbre, en se constituant pour une bonne part comme un labyrinthe de cours, de venelles et de raidillons. Ce dédale agrégeait des centaines de micro-quartiers qui étaient le principal cadre de vie sociale des habitants ordinaires et, en particulier, de la masse de citoyens qui formaient la plèbe de Rome. Ils y côtoyaient des étrangers libres et surtout des esclaves, représentant peut-être un quart de la population totale.

Vestiges de la Maison de Diane, nommée ainsi par les archéologues après la découverte, dans la cour de ce grand immeuble d’Ostie, d’un relief en terre cuite représentant la déesse (I, III, 3-4).

Vestiges de la Maison de Diane, nommée ainsi par les archéologues après la découverte, dans la cour de ce grand immeuble d’Ostie, d’un relief en terre cuite représentant la déesse (I, III, 3-4). © Image BROKER.com GmbH & Co. KG, Alamy banque d’images

« Il y a des exceptions au constat que les simples citoyens étaient des acteurs mineurs et en retrait des cultes publics. »

Une ville de micro‑communautés festives

Les pratiques religieuses des habitants ordinaires étaient souvent sans rapport avec les grands rituels du culte public, que les autorités, représentées par l’empereur et les aristocrates, prenaient en charge au nom de l’ensemble du peuple romain. De leur côté, les simples citoyens se réunissaient bien davantage dans des cadres privés. Les cours des immeubles, emblématiques du paysage urbain, pouvaient abriter de petits sanctuaires. L’une d’elles a livré (lors d’une fouille menée à la fin du XIXe siècle près de la gare de Termini) un autel dédié à Jupiter, à Silvain et aux autres divinités protectrices de l’édifice. Ce petit monument fait écho à des vestiges découverts, non pas à Rome, mais à Ostie, son avant-port maritime. Des niches pariétales ou de petites salles accueillaient des images divines, sous la forme de statuettes ou de peintures. Les locataires et les tenanciers des boutiques sises au rez-de-chaussée formaient de petites communautés cultuelles. Des sacrifices, minimaux ou plus solennels selon les circonstances, renforçaient ces liens de voisinage.

La déesse Vesta représentée dans une boulangerie de Pompéi (VII, 12, 11).

La déesse Vesta représentée dans une boulangerie de Pompéi (VII, 12, 11). © Alamy banque d’images

 Qui est le dieu Silvain ?

Le culte de Silvain est révélateur de l’autonomie relative des pratiques religieuses des plébéiens et des esclaves de Rome. Ce solide barbu, dieu des espaces boisés, ne disposait ni de temple, ni de prêtres publics. Aucune fête en son honneur n’était inscrite au calendrier officiel de la cité. Pourtant, la ville conserve près de 250 inscriptions qui lui sont dédiées : seul Jupiter est mieux attesté que lui. Cette masse documentaire traduit sa grande popularité dans les milieux modestes. Les autels et les statues de Silvain prenaient place dans de multiples petits sanctuaires privés. Leurs aménagements se réduisaient souvent à une aire à ciel ouvert, délimitée par un muret. Dans certains cas, ses adorateurs formaient des associations organisées, disposant de biens et de ressources propres. Ainsi, un collegium de Silvain avait la jouissance d’un terrain situé en bordure de la via Appia, dans une zone funéraire. Les défunts y trouvaient une dernière demeure, devant laquelle les vivants accomplissaient des rites commémoratifs. Ceux-ci pouvaient aussi s’abriter sous un portique dédié au dieu, lui offrir des sacrifices et, là encore, partager des repas et boire du vin. N. T.

Autel au dieu Silvain. Marbre mis au jour dans les bains de Dioclétien à Rome. Vers 145 de notre ère. Rome, musée des Thermes de Dioclétien.

Autel au dieu Silvain. Marbre mis au jour dans les bains de Dioclétien à Rome. Vers 145 de notre ère. Rome, musée des Thermes de Dioclétien. © Éric Vandeville, akg-images

Célébrations des corporations

Des activités religieuses soudaient aussi des communautés de travail, si bien que les lieux de vente, les ateliers et les entrepôts étaient accessoirement des lieux de culte. Le marché aux esclaves avait son Génie, sa divinité tutélaire, que les professionnels du commerce d’êtres humains honoraient avec d’autres divinités. Certains métiers avaient des patrons spécifiques. Ainsi, les boulangers se plaçaient sous la protection de Vesta, la déesse du foyer et donc des fours à pain. Sa fête annuelle, les Vestalia, avait lieu le 9 juin. Elle était célébrée en grande pompe par la cité et notamment par les vierges vestales, choisies dans la plus haute aristocratie. Le volet plébéien des Vestalia se déroulait dans les centaines de boulangeries-minoteries, qui fabriquaient à la fois de la farine et du pain. Ces ateliers se paraient alors d’un décor festif. « Voici que du pain est suspendu aux ânons couronnés et des guirlandes de fleurs couvrent les meules rugueuses », précisent les Fastes d’Ovide (un long poème décrivant le calendrier religieux de la cité). Des équidés actionnaient les meules rotatives dans lesquelles les grains étaient broyés. Puis l’usage d’un pétrin transformait la farine en pâte qui, après façonnage, était enfournée. « C’est pourquoi le boulanger honore le foyer, la souveraine des foyers et l’ânesse qui fait tourner les meules en pierre ponce », ajoute le poète. Ce témoignage littéraire trouve un écho sur des fresques pompéiennes où Vesta trône en majesté, accompagnée d’un âne ou au milieu d’un atelier orné de guirlandes de fleurs.
En outre, des artisans exerçant la même profession, ou des activités proches, se rassemblaient dans des associations de métier qui constituaient autant de communautés de culte. Par exemple, ivoiriers et ébénistes, qui fabriquaient des meubles de luxe, disposaient d’une salle commune dans le quartier du Trastevere, sur la rive droite du Tibre. Leur règlement intérieur mentionnait cette schola et les modalités d’admission de nouveaux membres dans l’association. Mais le cœur de ce document correspondait à un calendrier de fêtes. Les artisans célébraient les étrennes au début de l’année et surtout les anniversaires de l’empereur régnant (Hadrien) et de plusieurs généreux bienfaiteurs. Cela impliquait de sacrifier à leurs Génies (leurs doubles divins) et de banqueter.

Statuette d’un dieu lare dansant. Bronze, IIe siècle de notre ère. Trévise, musée civique.

Statuette d’un dieu lare dansant. Bronze, IIe siècle de notre ère. Trévise, musée civique. © Akg-images, Cameraphoto

Au carrefour des Lares

Il y a tout de même des exceptions au constat que les simples citoyens étaient des acteurs mineurs et en retrait des cultes publics. Une grande partie de leur vie religieuse se déroulait dans les sanctuaires de carrefours, qui étaient publics et quadrillaient l’espace urbain. Selon Pline l’Ancien, dans la seconde moitié du Ier siècle, ces carrefours des Lares (compita Larum) étaient les centres de 265 quartiers. Chacun d’eux constituait un cadre religieux de référence pour, en moyenne, 3 000 habitants. L’un de ces sanctuaires, le compitum Acilium, fut aménagé en 5 avant notre ère non loin de l’emplacement futur du Colisée. Des fouilles menées en 1932 ont mis au jour un petit édicule à fronton, qui reposait sur un podium carré de 2,5 m de côté. On y accédait par un escalier de cinq marches : la chambre sacrée était assez large pour accueillir au moins trois statues. Les sacrifices étaient accomplis en contrebas, devant un autel également conservé.
Les Lares étaient représentés sous les traits de deux jeunes danseurs. Ils étaient innombrables, car il en existait autant que d’espaces occupés par les humains. Il y avait donc autant de paires de Lares que de maisons et de quartiers. Quand ils habitaient les sanctuaires de carrefour, ces protecteurs surnaturels formaient, depuis une haute époque, la sous-catégorie des Lares compitales. Ils se muèrent en Lares Augusti entre 12 et 7 avant notre ère. Pour affirmer à la fois sa bienveillance et son autorité, l’empereur Auguste offrit à la population la protection des Lares de sa propre maison, en installant leurs statuettes dans les sanctuaires. En outre, parce que le polythéisme romain se fondait sur la multiplicité et la diversité à toutes les échelles, les Lares des carrefours partageaient leurs chapelles avec d’autres divinités. Chaque quartier les choisissait à sa guise, en se modelant une identité religieuse singulière.

Laraire familial mis au jour à Pompéi.

Laraire familial mis au jour à Pompéi. © Akg-images, Erich Lessing

« Parmi les nombreuses fêtes du calendrier civique, quelques-unes supposaient une large participation plébéienne. »

Jeux de quartier, fêtes des voisins

Les sanctuaires des Lares étaient le théâtre de plusieurs fêtes annuelles. Les plus importantes étaient communes à tous les quartiers. Célébrés à la fin décembre ou début janvier, selon les années, les Compitalia étaient la fête traditionnelle des Lares. Elle débutait le soir, dans les demeures privées. Les pères de famille sacrifiaient, entourés de toute leur maisonnée : on disait que les Lares appréciaient le ministère des esclaves, c’est-à-dire leur participation active aux cérémonies. Dans la Rome impériale, il est probable que cette veillée se déroulait à la fois dans les riches maisons et dans les cours d’immeubles. Le volet public avait lieu le lendemain. Les voisinages convergeaient vers le sanctuaire de carrefour le plus proche, les bras chargés de gâteaux à partager, une fois le sacrifice officiel effectué devant l’autel. La conclusion de cette manifestation était un moment intense de réjouissance collective. Les jeux Compitalices prenaient la forme de spectacles théâtraux et sportifs. Dans toute la ville étaient dressées des estrades, sur lesquelles se produisaient des acteurs et des pugilistes (les ancêtres des boxeurs modernes).
Durant les troubles civils de la fin de la République, en particulier dans les années 60 et 50 avant notre ère, ces jeux furent associés à des dérives séditieuses. Comme la plèbe était dans la rue, des intrigants tentèrent de la manipuler pour susciter des désordres. Il en découla l’interdiction de ces jeux. Sorti victorieux des guerres civiles, Auguste put les rétablir et il s’appuya sur les quartiers pour réformer l’administration de la capitale. À son initiative, d’autres fêtes annuelles vinrent s’ajouter aux Compitalia. L’une se déroulait le 1er août, qui marquait l’anniversaire de sa victoire sur Marc Antoine et Cléopâtre. Ce jour-là s’ouvrait le huitième mois de l’année qui avait pris le nom d’Auguste en 8 avant notre ère. Les magistrats des quartiers (vicomagistri) entraient alors en fonction pour un an. Issus de la population, au nombre de quatre, ils représentaient leur communauté, en servant d’interlocuteurs aux autorités supérieures et en présidant l’ensemble des cérémonies religieuses. Leur intronisation elle-même était un moment d’allégeance collective au pouvoir impérial.

Autel du uicus Aesculetus : quatre magistrats de quartier (vicomagistri) en train de sacrifier. 105 cm. Rome, Musées capitolins.

Autel du uicus Aesculetus : quatre magistrats de quartier (vicomagistri) en train de sacrifier. 105 cm. Rome, Musées capitolins. © A. Dagli Orti © NPL – DeA Picture Library, Bridgeman Images

Emportés par la foule

Parmi les nombreuses fêtes du calendrier civique, quelques-unes supposaient une large participation plébéienne. Elles se caractérisaient par la liesse populaire qui devait alors faire vibrer la ville. Dans ce but, la foule parcourait l’espace urbain, d’une manière ou d’une autre. Par exemple, le 24 juin avait lieu la fête de Fors Fortuna, la déesse de la chance. Un sacrifice lui était d’abord offert devant son temple du Trastevere. Puis la foule prenait place sur une multitude de barques. Cette flotte joyeuse descendait le Tibre jusqu’à un antique sanctuaire périurbain, à 7 km en aval. Les rites s’accompagnaient d’une consommation de vin exempte de toute modération. On ne regagnait ses pénates qu’à la tombée de la nuit, après avoir profité d’un des jours les plus longs de l’année.

Statue de la déesse Fortuna. Marbre, Ier siècle de notre ère. Rome, Musée national romain.

Statue de la déesse Fortuna. Marbre, Ier siècle de notre ère. Rome, Musée national romain. © Éric Vandeville, akg-images

Les tibicines, musiciens professionnels

En fait, les réjouissances annonciatrices de l’été avaient commencé une dizaine de jours plus tôt, à partir du 13 juin et d’une fête animée par les tibicines. Ces musiciens professionnels jouaient d’un instrument à vent à deux hanches, dont les sonorités devaient être proches de celles d’un hautbois. Ils officiaient lors des sacrifices, car leur mélopée, qui retentissait quand le sacrifiant adressait sa prière à la divinité honorée, devait couvrir toute parole parasite. Aussi louaient-ils leurs services aussi bien à la cité qu’aux particuliers, notamment quand les familles organisaient des funérailles. On racontait à l’époque impériale qu’en 318 avant notre ère, les tibicines avaient protesté contre un projet de supprimer certains de leurs avantages professionnels, en faisant grève et en quittant Rome. Une ruse, qui consista à les faire boire beaucoup trop, permit de les rapatrier, ivres morts. Puis ils furent rétablis dans leurs privilèges et en obtinrent même un nouveau : celui de rendre hommage à Minerve, leur déesse tutélaire, le 13 juin. Ce récit d’ivrognerie servait à expliquer le caractère carnavalesque de cette fête. Elle s’ouvrait par une déambulation débridée, bruyante et bigarrée : les tibicines portaient des masques et des robes de femmes. Puis la musique égayait les rues pendant trois jours.

Fresque romaine figurant un bateau décoré pour une fête. Rome, Musée national romain.

Fresque romaine figurant un bateau décoré pour une fête. Rome, Musée national romain. © Paul Williams, Alamy banque d’images

Les Saturnales

À l’opposé du calendrier, la fête des Saturnales articulait un rite public contrôlé par l’aristocratie, un carnaval populaire et des réjouissances privées. Le 17 décembre, les sénateurs partageaient un banquet avec le dieu Saturne, dont le temple se trouvait juste en face de leur lieu de réunion habituel : la curie du Forum. Une fois l’achèvement de ce rite annoncé, la foule se répandait dans les rues en criant « Io Saturnalia », durant un jour et une nuit. Des repas festifs étaient partagés dans les demeures privées. Les esclaves en profitaient aussi, comme s’ils étaient temporairement affranchis. Les Saturnales ouvraient le cycle des fêtes de fin d’année, qui englobait les Sigillaires du 23 décembre : il était alors de tradition d’offrir des cadeaux, en particulier aux enfants.
Il ne faut pas se méprendre : la vie était dure dans la Rome antique. Il est probable que le taux de mortalité y était quatre fois supérieur au nôtre et que la moitié des êtres humains mourait avant dix ans, faute de moyens médicaux efficaces. Une bonne partie de la plèbe et de la population servile subissait des conditions de vie (de logement et de travail, en particulier) très peu enviables. Toutefois, les fêtes populaires adoucissaient l’existence, en renforçant les liens communautaires par le partage de moments joyeux. 

Groupe de musiciennes jouant du tambourin et de l’aulos/tibia. Terre cuite, IIe ou IIIe siècle, 14 cm. Paris, musée du Louvre.

Groupe de musiciennes jouant du tambourin et de l’aulos/tibia. Terre cuite, IIe ou IIIe siècle, 14 cm. Paris, musée du Louvre. © Grand-Palais RMN (musée du Louvre), Hervé Lewandowski

Pour aller plus loin
TRAN N., 2023, La plèbe. Une histoire populaire de Rome, Paris, Passés composés.
COURRIER C., 2014, La plèbe de Rome et sa culture (fin du IIe siècle av. J.-C. – fin du Ier siècle ap. J.-C.), Rome, École française de Rome.
FAURE P., TRAN N., VIRLOUVET C., 2023, Rome, cité universelle. De César à Caracalla (70 av. J.-C.-212 apr. J.-C.), Paris, Belin.