Antoine Watteau, peintre poète (2/9). Un miroir de son temps

Antoine Watteau, Le Pèlerinage à l’île de Cythère, dit aussi Une fête galante (détail), 1717. Détail. Huile sur toile, 129 x 194 cm. Paris, musée du Louvre. © Musée du Louvre, dist. RMN – A. Dequier
Si le charme lointain des tableaux de Watteau transporte le spectateur vers un lieu qui semble arraché au temps et au monde connu, sa peinture est pourtant ancrée dans son siècle par maints aspects. Comprendre ce que les contemporains, connaisseurs ou non, y trouvaient est une tâche nécessaire, mais pas toujours simple.
Parmi les idées reçues, une des plus banales voudrait qu’un peintre novateur suscite l’incompréhension chez ses contemporains. Or, si les contre-exemples sont innombrables – il suffit de penser à Raphaël, à Titien, à Rubens ou à Rembrandt –, le cas d’Antoine Watteau (1684-1721) remet particulièrement en cause ce lieu commun. Le comte de Caylus, dans la biographie assez critique qu’il a lue à l’Académie royale de peinture et de sculpture en 1748, écrit : « L’honneur que vous lui aviez fait [en l’agréant à l’Académie en 1712], sa manière nouvelle et pleine d’agrément, lui attirèrent bientôt plus d’ouvrages qu’il n’en voulait et qu’il n’en pouvait faire. Il ne tarda pas en même temps d’éprouver l’importunité que les talents marqués causent souvent dans les grandes villes, où les demi-connaisseurs et les désœuvrés abondent et s’empressent à s’introduire dans les cabinets et dans les ateliers1. »
« C’est Cythère ; mais c’est la Cythère de Watteau. C’est l’amour ; mais c’est l’amour poétique, l’amour qui songe et qui pense, l’amour moderne… »
Edmond et Jules de Goncourt, L’Art du XVIIIe siècle, Paris, 1906
Un artiste prisé et collectionné
Si les premiers acquéreurs de tableaux de Watteau sont des marchands, Antoine Dieu, Pierre Sirois et son gendre Edme François Gersaint, ce sont les artistes qui rapidement ont reconnu les qualités du peintre. Dès 1712, quand il présenta plusieurs œuvres pour obtenir la pension accordée par le roi aux jeunes artistes qu’il envoyait à l’Académie de France à Rome, les membres de l’Académie, au lieu de lui accorder cette pension, lui suggérèrent de se présenter dans ce corps en le laissant libre de choisir le sujet qu’il voulait représenter. Lorsque, cinq ans plus tard, il remit le Pèlerinage à l’île de Cythère, il obtint non un brevet de peintre de fêtes galantes, comme on l’a longtemps écrit, mais un brevet de peintre d’histoire2 : on lui reconnaissait par là un talent universel et non limité à un genre particulier.
Antoine Watteau, Le Faune. Huile sur bois, 88 x 39 cm. Valenciennes, musée des Beaux-Arts. Ce panneau est l’un des deux témoignages qui subsistent de la participation du jeune Watteau au décor de l’hôtel de Nointel, où il mêle arabesques, mythologie et saynètes amoureuses. © RMN – R. Decottignies
Près de la moitié des premiers possesseurs connus de tableaux de Watteau sont des artistes ou des officiers en charge de l’administration des bâtiments royaux. Les élites, nobles, magistrats ou financiers, sont plutôt demandeurs de décors : des boiseries peintes, des dessus-de-porte, des couvercles de clavecins et même des écrans et des éventails. Le peintre, par ailleurs, est persécuté par des collectionneurs qui le prient d’ajouter des figures à leurs tableaux. Grâce à une radiographie, on sait que Les Plaisirs du bal est une œuvre qu’il a largement repeinte, et, selon toute vraisemblance, l’Assemblée dans un parc est un paysage exécuté par un autre artiste (peut-être Jean-Baptiste Forest), auquel Watteau a ajouté des figures.
Antoine Watteau, Les Plaisirs du bal, vers 1716-17. Huile sur bois, 52,6 x 65,4 cm. Londres, Dulwich Picture Gallery. © Dulwich Picture Gallery / Bridgeman Images
Gersaint, l’ami et le marchand
La vie de Watteau rédigée par Edme François Gersaint (1694-1750)1 commence par une phrase qui devrait en attester la sincérité : « J’ai vécu assez longtemps avec Antoine Watteau, et nous étions assez amis pour avoir appris quelques particularités dont je ferai part au public avec plaisir. » Or, si Gersaint a réellement été un ami de Watteau, ce n’est probablement pas avant 1718, date à laquelle, après la fin de son apprentissage, il a épousé la fille de Sirois – le premier marchand avec lequel Watteau avait été en relation – et année où il a racheté la boutique Au grand monarque du peintre Antoine Dieu, pour lequel Watteau avait travaillé à ses débuts. La même année, à la suite de l’incendie de sa boutique et de son stock, il s’installe sur le pont Notre-Dame.
L’Enseigne
En 1721, à son retour d’Angleterre, Watteau séjourne brièvement chez lui et peint pour lui le tableau qui fut gravé sous le titre L’Enseigne et que nous appelons aujourd’hui L’Enseigne de Gersaint. Il est possible qu’à la mort du peintre le marchand ait racheté à la famille des œuvres ébauchées pour les faire achever par d’autres. Quoi qu’il en soit, dans les inventaires dressés à la mort de sa femme en 1725 et à la sienne en 1750, il ne possède plus que des copies de Watteau. Reçu marchand mercier, c’est-à-dire habilité à vendre toutes sortes d’objets, il élargit son commerce aux pièces orientales et transforme l’enseigne de sa boutique, devenue en 1740 À la pagode. Gersaint compte parmi les introducteurs des catalogues de vente. C’est dans l’un de ces catalogues imprimés à Paris, celui de la vente Quentin de Lorangère, qu’il a publié en 1744 sa vie de Watteau.
Antoine Watteau, L’Enseigne, dit aussi L’Enseigne de Gersaint, 1720. Huile sur toile, 163 x 308 cm. Berlin, Stiftung Preussische Schlösser und Gärten, Schloss Charlottenburg. © BPK, Berlin, dist. RMN – J. P. Anders
1 Sur Gersaint, voir Glorieux G., À l’enseigne de Gersaint, Edme François Gersaint, marchand d’art sur le Pont Notre-Dame (1694-1750), Seyssel, Champ Vallon, 2002.
La Nature et l’Art réconciliés
À quoi tient cette vogue exceptionnelle ? En fait, il semble que Watteau ait commencé à être apprécié en un temps où un doute majeur s’exprimait sur la permanence de la peinture française. Les théoriciens les plus importants du début du XVIIIe siècle, Roger de Piles en 16993 ou l’abbé Du Bos en 17194, soulignent que les grandes dépenses de Louis XIV n’ont pas permis aux artistes formés dans le sein de l’Académie de surpasser, ni même d’égaler les fondateurs de ce corps. La peinture, considérée comme un art pour spécialistes, ne séduisait qu’assez peu le public qui la jugeait trop éloignée de l’expérience quotidienne.
En 1705, deux discours tenus à l’Académie par Roger de Piles et Jules Hardouin-Mansart prônent une peinture qui associerait une pratique des règles de l’art et un retour à la nature. Pour ses contemporains, Watteau y est parvenu. C’est ce qu’écrit l’abbé de La Marre dans un poème publié en tête du Recueil Jullienne : « Depuis longtemps Art et Nature / N’habitaient plus dans les mêmes lieux / Ils se fuyaient et leur rupture / Intéressait les Hommes et les Dieux. / Nature à l’Art reprochait sa parure / Et certain air trop affecté / L’Art poli de son côté / Accusait la brute Nature / De trop de rusticité. » C’est naturellement Watteau qui sait réconcilier les deux antagonistes : « L’Art y gagna des beautés, / La Nature en fut plus parfaite. »
Ce que l’on entend par l’Art est essentiellement la culture visuelle que le peintre a su acquérir, en copiant ou en étudiant les tableaux des grands maîtres anciens ou plus récents. Watteau a dessiné des figures de tableaux du roi, de tableaux acquis par le régent, Philippe d’Orléans, exposés au Palais-Royal, et du richissime financier Pierre Crozat, qui l’hébergea un moment dans son hôtel. Dans plusieurs de ses œuvres apparaissent des figures empruntées à Rubens, à Annibal Carrache, à Berchem, à Francesco Albani et même à Raphaël et à Poussin. Il dresse une sorte de panorama des maîtres qu’il admire dans L’Enseigne, tableau peint pour Gersaint peu avant sa mort.
« si vrai et si naturel »
Quelques témoignages permettent de saisir ce que ses contemporains trouvaient naturel dans les tableaux de Watteau. Jean de Jullienne, qui avait fait graver 350 de ses dessins, justifie son projet en indiquant : « Chaque figure sortie de la main de cet excellent homme a un caractère si vrai et si naturel que toute seule elle peut remplir et satisfaire l’attention, semble n’avoir pas besoin être soutenue par la composition d’un plus grand sujet. » Le comte de Caylus précise : « [Il] n’a guère peint que des étoffes de soie, toujours sujettes à donner des petits plis. Mais ses draperies étaient bien jetées, l’ordre des plis était vrai parce qu’il les dessinait toujours sur le naturel, et qu’il ne s’est jamais servi de mannequin. » L’absence de formation académique de Watteau fait qu’il dessine difficilement le nu et ne sait guère peindre les mains, mais elle lui fait du même coup éviter les poses convenues des modèles et le drapé volumineux qui est de règle depuis Raphaël. Il n’y a qu’aux figures de comédiens qu’il donne des poses outrées, lesquelles sont parfois celles qu’affectionnaient les peintres d’histoire. Le premier peintre du roi, Antoine Coypel, conseillait en effet aux jeunes artistes d’étudier les gestes des acteurs, des danseurs et des pantomimes pour rendre leurs tableaux expressifs.
Antoine Watteau, Étude de femme couchée. Sanguine, pierre noire et mine de plomb, 14,6 x 18,1 cm. Londres, British Museum. © The British Museum, Londres, dist. RMN / The Trustees of the British Museum
Jullienne, fidèle soutien de Watteau
Jean de Jullienne (1686-1766)1 a donné à voir ses liens avec Watteau dès l’année qui a suivi la mort du peintre. Il s’est fait représenter par François de Troy tenant à la main son portrait dessiné (Valenciennes, musée des Beaux-Arts). La première planche du recueil d’estampes d’après Watteau qu’il a fait publier reproduit une composition qui n’a sans doute pas été peinte par Watteau, mais inventée par l’amateur lui-même. Il y est représenté jouant de la viole de gambe à côté du peintre, et la légende de la gravure célèbre leur amitié : « Assis auprès de toi sous ces charmants ombrages / Du temps, mon cher Watteau, je crains peu les outrages / Trop heureux si les traits d’un fidèle burin / En multipliant tes ouvrages / Instruisait l’Univers des sincères hommages / Que je rends à ton pinceau divin. »
Les recueils gravés
Il n’y a pas lieu de douter de cette amitié affichée, mais nous n’avons guère de témoignages sur leurs relations, sinon que Jullienne aurait sauvé une partie du capital de Watteau lors de la banqueroute de Law. En revanche, c’est à lui que Watteau doit l’ampleur de sa réputation posthume. Jullienne a cherché à acquérir tous les tableaux du peintre disponibles sur le marché dans les années 1720 et les a fait graver avant de les revendre. Il en conservait neuf à sa mort sur les quarante et un passés par son cabinet. Ayant probablement accru sa fortune grâce au système de Law, il en a utilisé une part pour diffuser l’œuvre du peintre en faisant graver quelque 350 dessins dans le recueil intitulé Figures de différents caractères de paysages et d’études dessinées d’après nature par Antoine Watteau, et en recueillant toutes les estampes publiées d’après ses tableaux, y compris celles qu’il avait fait graver lui-même dans un recueil de 270 gravures diffusé à cent exemplaires, l’Œuvre d’estampes d’après les tableaux et dessins originaux de feu Antoine Watteau, que l’on appelle à juste titre le Recueil Jullienne.
Nicolas Henri Tardieu (graveur), d’après Antoine Watteau, Assis auprès de toi. Estampe. Paris, Bibliothèque nationale de France. Photo BnF
1 Sur Jullienne, voir Dacier É., Vuaflart A. et Hérold J., Jean de Jullienne et les graveurs de Watteau au XVIIIe siècle, Paris, 1921-29 ; Tillerot I., Jean de Jullienne et les collectionneurs de son temps. Un regard singulier sur le tableau, Paris, MSH, 2011 ; Vogtherr C. M. et Tonkovich J. (dir.), Jean de Jullienne Collector and Connoisseur, cat. exp., Londres, Wallace collection, 2011.
Un poète de l’air du temps
Si les artistes et les amateurs sont surtout sensibles aux qualités formelles de Watteau, ce sont plutôt les thèmes abordés qui séduisent le public. Ses tableaux sont rapprochés d’un genre littéraire alors très apprécié : la poésie pastorale. Le meilleur témoin en est l’abbé Fraguier, auteur d’un mémoire sur l’églogue publié par l’Académie des inscriptions, et qui célèbre Watteau dans un poème en latin. Le comte de Caylus écrit que, pour composer ce poème, il avait emprunté un des tableaux du maître « qui l’affectait le plus », et « l’avait placé devant lui en composant les beaux vers dont nous lui sommes redevables. » La traduction en français de ses vers glorifie ainsi Watteau : « Heureux en s’écartant du sentier ordinaire, / Sous des groupes nouveaux il fit voir les Amours, Et nous représenta les Nymphes de nos jours / Aussi charmantes qu’à Cythère ». Certains reprochaient à la poésie pastorale de faire chanter des bergers qui ressemblaient trop peu aux habitants des champs de la France d’Ancien Régime ; l’Art y était trop opposé à la Nature.
Antoine Watteau, La Finette, 1700-25. Huile sur bois, 25,5 x 19 cm. Paris, musée du Louvre. © RMN (musée du Louvre) – S. Maréchalle
L’omniprésence du sentiment amoureux
La peinture de Watteau, en revanche, présente une vraisemblance interne qui paraissait satisfaisante. Le principal ressort de la poésie pastorale est le sentiment amoureux, qui est omniprésent chez Watteau. Le désir est représenté de façon plus charnelle chez les paysans, plus galant chez les figures vêtues à la mode. Le Pèlerinage à l’île de Cythère associe les différentes étapes de l’amour galant, par le biais des figures habillées en pèlerins, et un désir plus trivial qu’incarnent les quatre figures vêtues en paysans derrière le talus. Bien que Watteau ait fait détruire avant sa mort des tableaux « qu’il ne croyait pas assez éloignés de l’obscène », il ne manque pas de donner à voir que l’amour n’est pas toujours galant. La braguette gonflée de L’Indifférent semble montrer que la musique de La Finette le touche. Les exemples sont innombrables de ces signes qui faisaient sourire les contemporains.
Antoine Watteau, L’Indifférent, 1716. Huile sur bois, 25,5 x 19 cm. Paris, musée du Louvre. © RMN (musée du Louvre) – S. Maréchalle
Si l’on a vu, depuis le XIXe siècle, une profonde mélancolie dans les tableaux de Watteau, en s’appuyant notamment sur ce qui a été rapporté de son caractère instable, le comte de Caylus propose une autre lecture en 1748 : « Dans ces lieux uniquement consacrés à l’art ainsi qu’à la liberté, nous éprouvions, lui et moi, avec un ami commun que le même goût entraînait, la joie pure de la jeunesse, jointe à la vivacité de l’imagination, l’une et l’autre unies sans cesse aux charmes et aux attraits de la peinture et du dessin. Je puis dire que ce Watteau si sombre, si atrabilaire, si timide et si caustique partout ailleurs, n’était plus alors que le Watteau de ses tableaux : c’est-à-dire l’auteur qu’ils font imaginer agréable, gai, tendre et peut-être un peu berger. »
1 Caylus (de) A.C., « Vie d’Antoine Watteau », in Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture, J. Lichtenstein et C. Michel (éd.), Paris, 2007-2015, t. V, p. 81-101.
2 Publié dans Michel C., Le célèbre Watteau, Genève, Droz, 2008.
3 Piles (de) R., « Sur la nécessité d’établir des principes et sur les moyens d’y parvenir », 6 juillet 1699, in Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture, op. cit., t. III, p. 28-32.
4 Du Bos (abbé) J.-B., Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, 1719, éd. 1770, t. II, § 13, p. 177-180.