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Antoine Watteau, peintre poète (6/9). Le peintre des fêtes galantes

Antoine Watteau, Le Pèlerinage à l’île de Cythère, dit aussi Une fête galante, 1717. Huile sur toile, 129 x 194 cm. Paris, musée du Louvre.

Antoine Watteau, Le Pèlerinage à l’île de Cythère, dit aussi Une fête galante, 1717. Huile sur toile, 129 x 194 cm. Paris, musée du Louvre. © Musée du Louvre, dist. RMN – A. Dequier

Watteau résistait tant aux catégories qu’il fallut pour ses tableaux inventer un genre : la fête galante. Aujourd’hui indissociable de son nom, ce type de peinture conserve un pouvoir de fascination très particulier qui tient à l’esprit, volatile, de l’époque qui l’a vu naître, aux usages et aux références de la société contemporaine.

« Le Sieur Antoine Watteau […] a fait apporter le tableau lui ayant été ordonné représentant Le pèlerinage à l’île de Cythère [les mots barrés sont remplacés par :] Une fête galante. L’académie après avoir pris les suffrages à la manière accoutumée, elle a reçu ledit Sieur Watteau académicien. » Le 28 août 1717, Antoine Watteau est en effet reçu comme peintre d’histoire auprès de l’Académie royale de peinture et de sculpture. Toutefois l’artiste n’a pas présenté pour l’occasion un tableau au sujet habituel, extrait de la mythologie gréco-latine ou de la Bible. C’est probablement ce qui explique l’hésitation et la correction au moment de désigner l’œuvre dans le registre de l’institution. Le chef-d’œuvre soumis à l’approbation de ses pairs, Le Pèlerinage à l’île de Cythère ou Une fête galante, abordait un registre nouveau et « moderne » : celui de la fête et de la galanterie.

« Watteau, ce carnaval où bien des cœurs illustres
Comme des papillons, errent en flamboyant […] »

Charles Baudelaire, « Les Phares », Les Fleurs du mal, 1857

L’exploration de la thématique

La postérité du peintre assimilera (voire réduira) sa poétique si particulière à la thématique de la « fête galante », surtout à partir de sa redécouverte engagée au XIXe siècle et notamment avec l’ouvrage fondateur de Charles Blanc, Les Peintres des fêtes galantes. Watteau, Lancret, Pater, Boucher (1854). Depuis une trentaine d’années, les historiens de l’art ont exploré cette riche thématique pour tenter d’en renouveler l’appréciation. On retiendra particulièrement deux expositions consacrées à cette question. La première, dirigée par Martin Eidelberg, « Watteau et la fête galante » (2004), proposa un riche recensement des sources iconographiques du thème dans l’œuvre de Watteau. La seconde, orchestrée par Christoph Vogtherr, « De Watteau à Fragonard. Les Fêtes galantes » (2014), mettait en lumière, à partir des œuvres phares du maître de Valenciennes, les nombreux successeurs et les multiples variations dessinées, gravées ou peintes déclinant cette thématique, idéale et mondaine. Mary Vidal, dans Watteau’s Painted Conversations (1992), et Christian Michel, dans Le Célèbre Watteau (2008), ont étudié les facteurs sociologiques et culturels ainsi que les sources littéraires possibles des fêtes de Watteau. Nous nous sommes penché enfin sur cette notion dans L’Amour peintre. L’imagerie érotique en France au XVIIIe siècle (2020).

La galanterie, usage et valeur

Au début du XVIIIe siècle, la galanterie désignait un modèle de sociabilité largement répandu parmi les élites françaises, au point de devenir un véritable marqueur de l’identité culturelle nationale : « les Français ont quelque chose en eux, de poli, de galant que n’ont point les autres nations », écrivait déjà Molière dans sa comédie-ballet Le Sicilien ou l’Amour peintre (1667). La galanterie rejetait les valeurs de caste et d’honneur, guerrières et partisanes, de la noblesse d’épée et prônait la paix, les plaisirs de la civilité, de la conversation et de la fête. Dans une société relativement plus fluide qu’auparavant, où se croisaient anciennes lignées et nouvelles classes privilégiées, le sujet galant était celui qui, pacifique, déployait de l’aisance en société. C’est d’abord à Paris, en dehors de la cour, que cette sociabilité nouvelle s’était développée dans les cercles mondains, dès la première moitié du XVIIe siècle, et bientôt les grandes fêtes royales ordonnées par le jeune Louis XIV, tels Les Plaisirs de l’île enchantée en 1664, adoptèrent à leur tour les valeurs galantes.

Israël Silvestre, Les Plaisirs de l’Isle enchantée en 1664. Première Journée, 1673. Gravure au burin, ouvrage in-folio. Paris, Bibliothèque nationale de France.

Israël Silvestre, Les Plaisirs de l’Isle enchantée en 1664. Première Journée, 1673. Gravure au burin, ouvrage in-folio. Paris, Bibliothèque nationale de France. Photo BnF

Quelques définitions

Selon le Dictionnaire de l’Académie française, en 1694, le galant homme est, en premier lieu, « honnête, civil, sociable, de bonne compagnie, de conversation agréable » ; le terme désigne « aussi un homme qui cherche à plaire aux dames ». À l’encontre des valeurs martiales et masculines du code de l’honneur de l’ancienne noblesse, la galanterie érige les femmes en arbitres et en garants de la civilité. Toujours selon le dictionnaire académique de 1694, le substantif galant « se prend particulièrement pour les devoirs, les respects, les services que l’on rend aux Dames ». D’où l’importance des cercles de sociabilité, tels que les salons, le plus souvent conduits par des femmes au cours des XVIIe et XVIIIe siècles. L’articulation déférente du thème à la sphère du féminin induit en outre une valeur exemplaire accordée à un mode particulier et « tendre » de comportement amoureux. Ainsi, le Dictionnaire de l’Académie établit que galant « est aussi substantif, & signifie Amant, amoureux ».

Bernard Picart, Le Concert champêtre, 1709. Gravure au burin, 51,2 × 30,3 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France.

Bernard Picart, Le Concert champêtre, 1709. Gravure au burin, 51,2 × 30,3 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France. Photo BnF

Une morale amoureuse

Une certaine forme d’amour s’impose comme l’aboutissement suprême, le raffinement ultime, de cet idéal. Selon l’historien Alain Viala, « cette culture des désirs respectueux fondait une morale amoureuse révolutionnaire1 ». L’idéal galant, à l’inverse des normes sociales de la France de l’Ancien Régime où la femme n’était que rarement émancipée de la tutelle masculine, établissait en effet la suprématie des femmes dans l’économie interpersonnelle des amants et le respect mutuel de chacun. Les romans – L’Astrée (1607-1628) d’Honoré d’Urfé ou la Clélie (1654-1660) de Mlle de Scudéry – et les poésies mondaines ont été les premières formes d’expression artistique à soutenir et diffuser les codes de la civilité galante. Dans la seconde moitié du XVIIe siècle enfin, on assista à l’essor de formes littéraires et musicales « performatives », pour la plupart dévolues à la pratique du divertissement, déclinées sous l’égide de l’éthique galante : la poésie mondaine, le roman (développé aussi sous sa forme brève, la nouvelle, comme dans La Princesse de Clèves [1678] de Mme de La Fayette), le théâtre (tant les tragédies de Racine que les comédies de Molière) ou le tout jeune opéra (Alceste [1674] de Lully ou L’Europe galante [1697] de Campra par exemple). Toutes ces créations se prêtaient à diverses formes d’hybridation artistique, mêlant poésie, musique, théâtre et danse, et concouraient à cette manifestation suprême de la nouvelle mondanité que constituait alors la « fête galante ».

« C’était un parc dans le goût de Watteau :
Ormes fluets, ifs noirs, verte charmille,
Sentiers peignés et tirés au cordeau.
Je m’en allai l’âme triste et ravie… »

Théophile Gautier, L’Hommage aux dames, 1835

L’imaginaire galant chez Watteau

Antoine Watteau fut probablement celui qui sut transposer et imposer en peinture les codes de l’idéal galant. Auparavant les estampes d’illustrations littéraires (celles de François Chauveau par exemple) pour les romans, pièces de théâtre ou livrets d’opéra, les gravures de mode, développées par les frères Bonnart ou le peintre Jean Dieu de Saint-Jean, et enfin certaines estampes de Bernard Picart illustrant des fêtes mondaines idéales avaient déjà diffusé une certaine imagerie de la galanterie ; Watteau y puisa certains motifs pour forger sa propre vision de l’imaginaire galant. Pierre Rosenberg suggère, dans le catalogue de l’exposition de référence qu’il consacra au peintre en 1984, que c’est vers 1713-1714 que Watteau commence à élaborer sa propre illustration de l’« atmosphère de simple bonheur champêtre, annonciatrice des « fêtes galantes » qui lui assureront la célébrité », avec une toile particulièrement ambitieuse : Le Bal champêtre. Sous le regard d’une élégante assemblée, un jeune couple s’accorde dans une gracieuse « danse à deux » dérivée d’une danse de cour. À la lisière d’un bosquet aussi idéal que « mal peigné », chacun entend trouver sa juste place dans cet exercice obligé de la civilité galante.

Antoine Watteau, Le Bal champêtre, 1713-14 (?). Huile sur toile, 96 x 128 cm. Collection particulière.

Antoine Watteau, Le Bal champêtre, 1713-14 (?). Huile sur toile, 96 x 128 cm. Collection particulière. © Photo Josse / Bridgeman Images

Une pastorale en peinture

Les atours des figures de Watteau n’ont cependant rien de rustique, et les spécialistes de l’histoire du théâtre au XVIIIe siècle ont démontré que les costumes choisis par le peintre adoptent en fait les conventions de la scène parisienne et reproduisent souvent le « traditionnel habit de paysan [ou de paysanne] de demi-caractère ». Ici réside l’un des apports majeurs de Watteau à la peinture de son temps : la transposition de l’univers de la pastorale utopique dans celui de la fête galante et du théâtre. En cela également il est proche des églogues, poésies amoureuses et pastorales, d’obédience parfaitement galante, de son contemporain Bernard de Fontenelle : « Il en va ce me semble, des églogues comme des habits que l’on prend dans des ballets pour représenter des paysans. Ils sont d’étoffe plus belle que ceux des paysans véritables ; ils sont même ornés de rubans et de points, et on les taille seulement en habit de paysans. Il faut aussi que les sentiments dont on fait la matière des églogues soient plus fins et plus délicats que ceux des vrais bergers » (Fontenelle, Discours sur la nature de l’églogue, 1685). En filant la métaphore adoptée par Fontenelle, on relèvera alors que la sophistication des atours de théâtre dont Watteau drape ses personnages dénote la qualité de l’amour que ceux-ci jouent sur la toile. Cet amour est « de la plus belle étoffe », celle de la belle galanterie. Familier de longue date de l’univers de la scène, le peintre refonde ainsi l’iconographie galante en empruntant aux accessoires de la fête et du théâtre.

L’Amour paisible

Danses, offrandes de fleurs, chastes amours sous le regard du groupe, les motifs déclinés par Fontenelle, le poète mondain, furent repris par Watteau et bientôt développés par François Boucher (1703-1770). L’Amour paisible (vers 1716-1718, Berlin, château de Charlottenburg) réunit des personnages pour la plupart revêtus d’élégants costumes modernes, mêlés à quelques-uns en costume de théâtre, de ces « bergers » idéaux à la manière de ceux de L’Astrée d’Honoré d’Urfé, qui ont « pris cette condition […] pour vivre plus doucement & sans contrainte ». Watteau les présente appariés par couples et dispersés, au son de la guitare (instrument populaire mais goûté par Louis XIV lui-même !), dans une nature toute domestiquée et idéale.

Antoine Watteau, L’Amour paisible, vers 1716-18. Huile sur toile, 56 x 81 cm. Berlin, Stiftung Preussische Schlösser und Gärten Berlin-Brandenburg.

Antoine Watteau, L’Amour paisible, vers 1716-18. Huile sur toile, 56 x 81 cm. Berlin, Stiftung Preussische Schlösser und Gärten Berlin-Brandenburg. © BPK, Berlin, dist. RMN / image SPSG

Embarquer pour Cythère

Ce rêve de félicité et d’harmonie pastorale en accord avec la civilité galante, Watteau semble le parfaire dans un de ses ultimes chefs-d’œuvre, L’Embarquement pour Cythère (vers 1718-1719, Berlin, château de Charlottenburg). Il s’agit de la reprise du Pèlerinage présenté à l’Académie en 1717 : même format, même composition, même propos. Mais Watteau raffine davantage, s’il se pouvait, et rend plus explicite encore son rêve d’amour galant. De la statue de Vénus sur la droite, à qui ont été consacrées les armes bien reconnaissables du dieu de la Guerre (un bouclier, un casque et une épée), jusqu’à l’embarcation à gauche, manœuvrée par des cupidons ailés, Watteau inscrit l’ensemble de sa « fête galante » dans le domaine amoureux. Le reste des personnages vont par couples, où hommes et femmes sont proportionnés en grâce, en jeunesse, en beauté et en politesse. Sur la droite, un couple adopte l’attitude de la déférence galante : l’homme s’agenouille devant celle qui l’écoute. Au pied de la statue, à son jeune partenaire qui lui offre des roses, fleurs de Vénus, une belle tend son tablier pour les recevoir en signe d’acceptation. Au premier plan, trois petits amours enchaînent l’un à l’autre, par une guirlande de roses, une élégante jeune fille désormais consentante (sa main semble avoir renoncé à le repousser) à son soupirant qui déjà s’empresse de l’enlacer. Ces deux personnages mis en exergue ont quitté les costumes de théâtre et invitent à transposer le rêve dans un cadre plus profane et conforme à la civilité mondaine.

Antoine Watteau, L’Embarquement pour Cythère, vers 1718-19. Huile sur toile, 129 x 194 cm. Berlin, Stiftung Preussische Schlösser und Gärten Berlin-Brandenburg.

Antoine Watteau, L’Embarquement pour Cythère, vers 1718-19. Huile sur toile, 129 x 194 cm. Berlin, Stiftung Preussische Schlösser und Gärten Berlin-Brandenburg. © BPK, Berlin, dist. RMN – J. P. Anders

Opposer civilité et brutalité des mœurs

Vers 1717 enfin, Watteau, dans Les Bergers (Berlin, château de Charlottenburg), autre chef-d’œuvre, reprit et amplifia la thématique en mettant en exergue l’opposition fondamentale entre la civilité du couple de danseurs galants au centre de la toile et la brutalité de certains de leurs comparses campagnards aux mœurs mal dégrossies. Il peint ici la fougue amoureuse d’un couple de manants sur la gauche, aux costumes plus simples et aux gestes plus rudes, accompagnés d’un chien qui, s’adonnant à sa toilette, exhibe le ressort secret de la sexualité. Le rustre vient d’empoigner le sein de la paysanne, geste contrastant vivement avec la grâce sophistiquée de danseurs en costumes satinés au centre du tableau, portant rubans et guirlande de fleurs, vrais pasteurs d’opéra et repoussoirs galants de cette rusticité intempérante. Placée en opposition à la brutalité du désir populaire, la galanterie gagne son lustre et démontre la maîtrise qu’elle entend bien exercer sur la sexualité, sans l’occulter néanmoins.

Antoine Watteau, Les Bergers, vers 1716-18. Huile sur toile, 56 x 81 cm. Berlin, Schloss Charlottenburg.

Antoine Watteau, Les Bergers, vers 1716-18. Huile sur toile, 56 x 81 cm. Berlin, Schloss Charlottenburg. © BPK, Berlin, dist. RMN – J. P. Anders

Les exigences de l’idéal

L’Assemblée dans un parc (vers 1716-1717, Paris, musée du Louvre) évoque aussi l’impulsivité sensuelle perturbatrice que la sociabilité galante se doit de maîtriser et transpose la scène dans un contexte explicitement mondain et privilégié. La composition est en effet située aux confins d’un de ces parcs arborés, sans doute non loin d’une noble demeure de campagne. Les personnages ont ainsi revêtu d’élégants costumes qui mêlent les atours de la ville à la dernière mode aux costumes « de demi-caractère » du théâtre et de la fête. Un couple s’est isolé légèrement sur la gauche pour poursuivre un entretien privé, mais demeure décemment sous le regard du groupe. Alors que chacun se recueille au son de la flûte, un des protagonistes sur la droite s’est enhardi au point d’entreprendre d’enlacer une élégante, qui manifeste clairement son refus par son geste. La brusque attitude de l’homme est une inconvenance que le groupe saura réprimer. Mary Vidal a étudié naguère cette fonction régulatrice de la civilité galante que les toiles de Watteau illustrent. L’utopie amoureuse wattesque ne méconnaît donc pas la violence du désir brutal ; elle l’exhibe parfois au contraire, non pour l’exalter, semble-t-il, mais pour faire ressortir la sophistication de l’idéal galant.

Antoine Watteau, Assemblée dans un parc, vers 1716-17. Huile sur toile, 32,5 x 46,5 cm. Paris, musée du Louvre.

Antoine Watteau, Assemblée dans un parc, vers 1716-17. Huile sur toile, 32,5 x 46,5 cm. Paris, musée du Louvre. © RMN (musée du Louvre) – S. Maréchalle

Watteau ou la mélancolie

L’exploration du continent tendre par le peintre illustre, enfin, la « douce mélancolie » du sentiment amoureux. Ainsi le Dictionnaire universel de Furetière propose-t-il, dès 1690, cette définition qui apparaît pertinente pour certaines de ses toiles : « Les poètes, les amants entretiennent leur mélancolie dans la solitude. Des vers plaintifs sont le fruit d’une douce mélancolie. » À cette dernière répond l’analyse du sentiment formulée par Mme de Lambert dans ses Réflexions nouvelles sur les femmes publiées en 1727 : « Qui dit amoureux dit triste, mais il n’appartient qu’à l’Amour de donner des tristesses agréables. Les personnes mélancoliques ne sont occupées que d’un sentiment ; elles ne vivent que pour ce qu’elles aiment. »

Des figures isolées

Dès le XIXe siècle, on a relevé sur les toiles de Watteau ces figures isolées qui se détournent des plaisirs de la fête galante, telle la figure principale des Deux Cousines ou la figure évanescente au fond de la perspective de l’Assemblée dans un parc. L’isolement est une forme patente d’incivilité selon les fines indications du chevalier de Méré qui, dans ses Conversations de 1669, publia un véritable manuel de la civilité galante : « Si la foule ennuie, on s’en peut retirer, et même pour longtemps, lorsqu’on se plaît dans la retraite : mais quand on va dans le monde, il faut être ouvert et prêt à se communiquer ; car soit qu’on agisse ou qu’on parle, on doit principalement chercher à s’y prendre en honnête homme et je ne vois rien de plus malhonnête en compagnie que d’être recueilli et comme enfoncé en soi-même. » Ainsi au XVIIIe siècle déjà, les titres ou les commentaires inscrits au bas des gravures de reproduction d’après certaines peintures de Watteau explicitent le retrait solitaire de certaines de ses figures en renvoyant parfois manifestement à ce registre particulier de la douce mélancolie amoureuse. L’Amante inquiète (vers 1715-1718, Chantilly, musée Condé), gravée sous ce titre en 1729, relève sans doute de cette conception de l’amour raffiné et mélancolique prônée par « les poètes [et] les amants » de Furetière.

Antoine Watteau, Les Deux Cousines, vers 1719-20. Huile sur toile, 30,5 x 36 cm. Paris, musée du Louvre.

Antoine Watteau, Les Deux Cousines, vers 1719-20. Huile sur toile, 30,5 x 36 cm. Paris, musée du Louvre. © RMN (musée du Louvre) – S. Maréchalle

Le peintre proposait ainsi une forme de transposition très personnelle d’un type de comportement amoureux, objet central, en cette aube brillante des Lumières, de tant de débats mondains et littéraires et, au bout du compte, point de référence d’une forme renouvelée d’identité nationale. Le succès de sa proposition fut considérable au point de susciter, jusqu’au seuil des années 1740, de très nombreux émules et imitateurs, dont les plus célèbres, Jean-Baptiste Pater (1695-1736) et Nicolas Lancret (1690-1743), furent bel et bien reçus par l’Académie royale de peinture et de sculpture dans le genre de la « fête galante ». Ce modèle fut largement repris au-delà des frontières du royaume.

1 La France galante, 2008.

« Les mondes de Watteau », sous le commissariat scientifique d’Axel Moulinier et de Baptiste Roelly, du 8 mars au 15 juin 2025 au musée Condé, château de Chantilly, 7 rue Connétable, 60500 Chantilly. Tél. 03 44 27 31 80. www.musee-conde.fr

Catalogue d’exposition, sous la direction d’Axel Moulinier et de Baptiste Roelly, éditions Faton, 150 ill., 208 p., 24 €.