Cimabue, aux origines de la peinture italienne (8/10). Duccio et l’aube de la peinture à Sienne

Duccio di Buoninsegna (attribution remise en question par l’exposition du Louvre au bénéfice de Cimabue), La Vierge à l’Enfant avec deux anges, dite aussi Madone Gualino (détail), vers 1285. Tempera sur bois, 157 x 86 cm. Turin, Galleria Sabauda, collection Gualino. © Scala, Florence – Courtesy of the Ministero Beni e Att. Culturali e del Turismo, dist. RMN / image Scala
Les débats qui entourent l’attribution d’œuvres à Duccio et Cimabue ne seraient ni si anciens ni si vifs s’il n’existait pas des liens profonds, quasi originels, entre Sienne et Florence, entre ces deux écoles de peinture nées au XIIIe siècle et que la tradition a toujours opposées. Ce socle commun éclaire leurs divergences et la voie suivie par Duccio et ses collègues siennois.
La confrontation entre les peintures florentine et siennoise remonte aux origines de ces deux écoles. Comme à Florence, comme à Pise, les premiers peintres siennois sont en réalité des artistes originaires du monde byzantin dont les productions sont totalement imprégnées par les traditions orientales. Le devant d’autel de saint Jean-Baptiste de la Pinacoteca Nazionale de Sienne illustre bien cette première « résurrection » de la peinture amorcée par une nouvelle génération de laquelle émerge la peinture siennoise. Malgré ce socle commun à toute la péninsule, la seconde moitié du XIIIe siècle apporte un souffle nouveau, et l’on voit alors se dessiner différentes voies. Pour la première fois se mettent en place des caractéristiques permettant non seulement l’individualisation des artistes mais aussi la distinction entre les écoles, laissant à un œil exercé la possibilité d’identifier le lieu de production d’un tableau par ses simples caractéristiques esthétiques.
Vers une école siennoise
Guido da Siena est l’une des premières figures émergeant à Sienne avec des caractéristiques propres. Ce peintre est d’autant plus important qu’il fut longtemps considéré par les érudits de la ville comme le père de la renaissance picturale italienne. En effet, sa grande Vierge à l’Enfant de San Domenico de Sienne porte la date de 1221, qui fut longtemps considérée comme l’année de son exécution, antérieure à la naissance même de Cimabue – celui que Vasari décrivait au XVIe siècle comme le premier à faire revivre la peinture dans la péninsule. Toutefois, 1221 est en réalité l’année de la mort de saint Dominique, date importante pour l’ordre dominicain à l’origine de la commande. Le tableau a plutôt été exécuté aux environs de 1270. Cette grande madone trônant est en effet le témoin du passage à Sienne de Coppo di Marcovaldo, fait prisonnier lors d’une bataille en 1260 et qui signa en 1261 la madone aujourd’hui toujours en place dans l’église Santa Maria dei Servi de Sienne, en échange de sa liberté. Si les physionomies développées par Guido da Siena révèlent qu’il connaissait ce tableau, c’est aussi sur l’art de Cimabue que la réflexion du peintre siennois s’est portée. Dans la Vierge à l’Enfant de San Domenico il abandonne la géométrie du voile utilisée par les byzantins et par Coppo di Marcovaldo au profit d’un voile ondulant de manière plus naturelle sur la tête de la Vierge. De plus, il fait appel au subtil jeu de clair-obscur sur le visage des deux personnages, comme le développe à la même époque Cimabue. D’autres artistes émergent aussi alors. Rinaldo da Siena a été redécouvert à partir, notamment, des couvertures de livres des comptes de la ville. Dans sa Croix peinte conservée au Palazzo Comunale de San Gimignano, si la forme reste traditionnelle et le graphisme toujours essentiel à la construction des corps et des visages, l’utilisation de la modulation des tons pour donner une représentation subtile de la barbe du Christ met l’œuvre en lien avec Guido et Cimabue.
Guido da Siena, La Vierge à l’Enfant, vers 1270. Tempera et or sur bois, 89 x 60 cm. Sienne, église San Domenico. © Scala, Florence, dist. RMN / image Scala
La naissance d’une nouvelle sensibilité
On doit cependant le véritable renouveau de la peinture siennoise à une autre figure bien plus fondamentale pour l’histoire de la peinture italienne et même européenne : Duccio. Dès sa Vierge à l’Enfant conservée à Turin, parfois appelée Madone Gualino, qui figure parmi ses plus précoces créations, il révèle une attention particulière à l’ornementation, qui devient une caractéristique propre à cette école. Par ailleurs, la délicatesse des gestes et du contact entre la Vierge et l’Enfant transcendent toutes les œuvres florentines produites jusqu’ici. Un moment crucial de l’histoire de la peinture se joue toutefois à Florence dans les années 1280. À cette période, Cimabue a déjà produit plusieurs de ses œuvres majeures et il est de retour de Rome où il a pu enrichir son regard des exemples antiques et romains, après sa première expérience pisane. Giotto est aussi à la tête d’un atelier dans sa ville natale et, à la fin de la décennie, il peint sa grande madone destinée à San Giorgio alla Costa, aujourd’hui conservée au Museo Diocesano di Santa Stefano al Ponte. Or il se trouve que Duccio lui-même réside à Florence durant cette même décennie.
Duccio di Buoninsegna (attribution remise en question par l’exposition du Louvre au bénéfice de Cimabue), La Vierge à l’Enfant avec deux anges, dite aussi Madone Gualino, vers 1285. Tempera sur bois, 157 x 86 cm. Turin, Galleria Sabauda, collection Gualino. © Scala, Florence – Courtesy of the Ministero Beni e Att. Culturali e del Turismo, dist. RMN / image Scala
Duccio, maître de la douceur
Deux tableaux résument parfaitement ces années d’échanges entre Florence et Sienne à travers les regards croisés de Cimabue et Duccio. La Madone de Castelfiorentino illustre à elle seule la porosité entre les deux foyers, parfois difficiles à distinguer. Attribué par le passé tantôt à Cimabue tantôt à Duccio, tantôt à Cimabue et Duccio, le tableau fut finalement rendu au Florentin avec la probable participation du jeune Giotto à ses côtés1. La Madone de Crevole (Sienne, Museo dell’Opera del Duomo) a conservé quant à elle son attribution à Duccio au fil des siècles. Dans les deux tableaux, la Vierge figure en buste, tenant l’Enfant sur son bras gauche. Elle est drapée d’un lourd manteau, à l’origine bleu, dont les plis sont soulignés par la traditionnelle technique de la chrysographie, consistant en tracés graphiques à base d’or. On observe dans les deux cas une délicatesse dans les transitions de tons rendue possible par le clair-obscur mis au point par Cimabue. L’Enfant de la Madone de Castelfiorentino se distingue par un ample drapé aux plis comme taillés à la serpe, d’importants reflets presque métalliques et surtout l’importance donnée au corps sous-jacent et à sa pesanteur. Ces derniers détails permettent de le mettre en relation avec les fresques d’Assise du jeune Giotto. Au contraire, le drapé de la madone de Duccio est plus présent, plus ornemental, ponctué par le détail délicieux du lacet noué au niveau de la poitrine de l’Enfant. Le Siennois s’éloigne aussi avec force de ses contemporains florentins par la délicatesse et l’intimité qui se dégagent de son œuvre, caractéristiques que l’école siennoise cultivera après lui. Tandis que dans le tableau de Castelfiorentino la main droite de Jésus est un élément signifiant qui semble surimposé sur le visage de la Vierge pour diriger le regard vers elle, dans la Madone de Crevole au contraire Duccio cherche surtout, par ce geste, à transcrire l’intime lien unissant les deux figures. Loin de recouvrir le visage de la Vierge de façon presque abstraite, Jésus est comme surpris dans un moment où il étend tendrement le bras en direction de sa mère, jouant du doigt avec le voile qu’elle porte sous son capuchon.
De Duccio…
En dépit de sa monumentalité et des contraintes liées à ce genre de représentation, la célèbre Madone Rucellai témoigne du même élan porté par Duccio. Ce tableau destiné à Santa Maria Novella, église des dominicains florentins, et qui fut peut-être le motif du séjour du peintre siennois dans la ville, fut longtemps donné, y compris par Vasari, à Cimabue. Il aura fallu attendre la fin du XIXe siècle pour que des voix commencent à s’élever contre une telle attribution, et plus encore pour que Duccio soit unanimement reconnu comme l’auteur de l’œuvre. Malgré les liens étroits qu’il entretient avec l’art de Cimabue, ce tableau se distingue par la douceur des carnations mais aussi des expressions. L’autorité à la fois naturelle et stricte des visages de la Vierge et de Jésus dans la Maestà du Louvre peinte par Cimabue est ici remplacée par une douceur sereine et toute humaine. Duccio a renoncé à la chrysographie pour des plis plus naturels mais il ne suit pas, comme Cimabue, les modèles romain ou carolingien, autrement dit hérités de l’Antiquité tardive : il préfère au contraire tourner son regard vers le raffinement gothique nord-alpin et plus particulièrement français. Le galon du manteau de la Vierge, les courbes et contrecourbes des plis ou encore la représentation des anges, respectueusement agenouillés, sont autant d’éléments qui ancrent définitivement Sienne dans un autre langage que celui qui se développe à Florence avec Cimabue et, déjà, Giotto.
Duccio di Buoninsegna, La Viergeà l’Enfant ou Maestà dei Laudesi, dite aussi Madone Rucellai, 1285. Tempera et or sur bois, 450 x 290 cm. Florence, galerie des Offices. © Bridgeman Images
… au Maestro di Badia a Isalo
Directement issu de cette douceur si particulière, le Maestro di Badia a Isalo est probablement le premier collaborateur de Duccio. Malgré son importance, aucune de ses œuvres n’a pu être rattachée à un document comportant son nom, d’où le recours à un nom de convention né de son principal tableau, la Vierge à l’Enfant de l’église Santi Salvatore e Cirino de Badia a Isola (territoire de Monteriggioni). Au fil de sa production, ce peintre révèle une capacité inouïe d’entremêler les sources et rappelle à l’observateur attentif qu’une manière de peindre n’en chasse pas immédiatement une autre ; au contraire, au gré de sa fantaisie un maître peut faire se croiser diverses traditions, comme en témoigne ce tableau. Si le peintre conserve un drapé très graphique relevé d’or, il n’hésite pas à renoncer aux trônes en bois tournés de tradition byzantine en portant son regard sur le monde contemporain, comme le fait aussi Duccio dans sa grande Maestà, incorporant ainsi l’observation du réel à sa peinture.
Maestro di Badia a Isola, La Vierge à l’Enfant, dite aussi Madone de Badia a Isola, entre 1285 et 1315 environ. Tempera et or sur bois, 204 x 125 cm. Colle di Val d’Elsa, Museo San Pietro. © akg-images
Le Duomo de Sienne et ses héritiers
Une nouvelle génération siennoise émerge autour de Duccio à partir du chantier principal du peintre entre 1308 et 1311, celui du retable majeur de la nouvelle cathédrale de Sienne. Ce polyptyque monumental double face ne possède alors aucun équivalent. Si Cimabue avait été chargé d’un ample polyptyque pour Pise, sa disparition ne permit pas l’achèvement de cette commande ; plus encore, il semble que ce projet était moins ambitieux que celui des Siennois. L’image principale, la Vierge trônant entourée d’une cohorte de saints, s’anime du souffle nouveau apporté par Duccio sur un chantier majeur qui fut un laboratoire pour de nombreux peintres, en premier lieu Simone Martini. Lié à Memmo di Filippuccio, peintre de San Gimignano ayant participé au chantier giottesque d’Assise, mais aussi aux orfèvres siennois, Simone fut certainement présent sur le chantier ducciesque du Duomo de Sienne. Un tableau comme la Vierge à l’Enfant de la Pinacoteca Nazionale, autrefois donné à Duccio lui-même, est un parfait exemple des transferts qui s’opèrent d’une génération à l’autre. Une fois de plus, le manteau de la Vierge donne au tableau une charge traditionnelle et son visage est encore fortement empreint des caractéristiques ducciesques. Toutefois, le peintre utilise pour les nimbes un grand nombre de poinçons, matrices venues du champ de l’orfèvrerie et appliquées sur le fond d’or pour donner en relief un motif. Simone est celui qui le premier semble avoir généralisé cet usage quand Duccio et ses contemporains ne produisaient que des nimbes rehaussés d’incisions. Mais surtout, la figure fière de l’Enfant témoigne du regard neuf de Simone Martini avec son visage qui renonce aux formes « byzantinisantes » que Duccio, probablement de façon intuitive, maintenait. La réattribution de l’œuvre permet de mieux comprendre l’inscription de la Maestà du Palazzo Pubblico de Sienne, peinte à fresque par Simone Martini en 1315, dans une filiation directe avec Duccio qui dépasse la simple référence visuelle. Par la suite, Simone enrichira son expérience en intervenant dans la basilique inférieure de San Francesco d’Assise pour la chapelle San Martino, croisant alors l’influence de Duccio à des références giottesques et nord-alpines.
Simone Martini, La Vierge à l’Enfant, vers 1310. Tempera et or sur bois,88 x 57 cm. Sienne, Pinacoteca Nazionale. © Scala, Florence – Courtesy of the Ministero Beni e Att. Culturali e del Turismo, dist. RMN / image Scala
Pietro et Ambrogio Lorenzetti
Du même chantier de la Maestà du Duomo de Sienne émergent deux autres figures incontournables de la Sienne du Trecento, les frères Lorenzetti. Pietro Lorenzetti est connu dès les années 1310 pour sa production profondément marquée par l’art de Duccio. Il semble alors essentiellement travailler en dehors de Sienne : polyptyque de Monticchiello, fresques du transept droit de la basilique inférieure San Francesco d’Assise, Madone de Cortone… Mais l’ancrage de ces tableaux dans la tradition ducciesque laisse peu de doutes quant à une formation siennoise. La douceur et la délicatesse de sa Sainte Agathe font référence à Duccio dont le peintre parvient cependant à s’émanciper comme peu d’autres. Comme Duccio, Pietro ne résiste pas à l’élégance gothique des drapés ni à la poétique ornementale d’une boutonnière ornée à la pointe du pinceau de points blancs imitant l’émail. Ses fresques d’Assise sont d’autres témoins importants de l’indépendance de cet artiste dont le sens dramatique n’aura guère d’égal. Son frère Ambrogio, bien qu’issu lui aussi du chantier du Duomo, s’émancipe très tôt de cet héritage. Sa première œuvre connue, la Vierge à l’Enfant provenant de Vico l’Abate, aujourd’hui conservée à San Casciano, révèle en effet un tout autre esprit. Frontale, dotée d’un volume massif parfaitement maîtrisé, elle révèle au contraire l’influence d’une nouvelle génération, celle de Giotto.
Pietro Lorenzetti, fragment du polyptyque de Monticchiello : Sainte Agathe, vers 1315. Tempera et or sur bois, 64,9 x 33,3 cm. Le Mans, musée de Tessé. © Bridgeman Images
1 L’auteur de cet article se réfère à l’attribution à Cimabue et Giotto, défendue par L. Bellosi, qui demeure convaincante. À la lumière de l’étude scientifique des deux œuvres du Louvre, l’exposition de 2025 et son catalogue proposent, eux, de revenir sur cette attribution. Thomas Bohl voit plutôt dans la Madone de Castelfiorentino une œuvre passée par l’atelier de Duccio (voir « La gloire retrouvée de l’artiste au Louvre »).
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