Gustave Fayet, artiste protéiforme et collectionneur visionnaire

Odilon Redon (1840-1916), Le Jour (détail). Huile sur toile, 200 x 650 cm. Bibliothèque de Fontfroide. © MAGFF
Demeuré une figure méconnue de l’histoire de l’art, Gustave Fayet (1865-1925) est aujourd’hui remis à l’honneur à l’occasion du centenaire de sa disparition, au fil d’une grande saison d’expositions et de colloques organisée par ses descendants, qui se terminera par une magistrale rétrospective à la Fondation Louis Vuitton en 2026. Cette personnalité riche et singulière, à la fois artiste, mécène et immense collectionneur – qui posséda jusqu’à soixante-dix œuvres de Gauguin – réunit l’une des plus importantes collections d’art moderne d’Europe et joua un rôle clé dans la promotion des avant-gardes.
« Un artiste de haut mérite… Il se nomme Gustave Fayet, il était inconnu hier, il sera célébré demain quand on aura vu ses œuvres », écrivait en 1923 Gustave Geffroy, directeur du musée du Luxembourg. Sa prédiction semble se réaliser cent ans plus tard, alors que plusieurs musées et institutions culturelles mettent en lumière la diversité de sa production artistique et l’importance de sa collection. Pourtant, au début du XXe siècle, le nom de Gustave Fayet était déjà bien connu à Paris, autant dans le monde de l’art que dans le milieu des affaires.
De l’entrepreneur…
Le Biterrois devait sa notoriété à son immense fortune, provenant de l’exploitation du canal du Midi et des domaines viticoles du Languedoc que sa famille faisait fructifier depuis plusieurs générations. Seul héritier de l’entreprise qu’il reprit à la mort de son père en 1899, Gustave Fayet réussit à lui donner un nouveau dynamisme. Son intérêt pour les innovations techniques le conduisit à moderniser la production et à l’accroître de manière considérable. Il innova également en diversifiant ses activités, investissant dans le développement de la Compagnie des Chemins de Fer du Midi, s’engageant comme administrateur d’une banque d’affaires, et se lançant dans l’exploitation minière du Val d’Aran dans les Pyrénées. Ses succès d’entrepreneur lui permirent de donner libre cours à sa passion pour l’art.
Paul Cézanne (1839-1906), Autoportrait, entre 1878 et 1880. Huile sur toile, 55,5 x 46,2 cm. Munich, Neue Pinakothek. © Neue Pinakothek München
… au mécène
Gustave Fayet avait développé dès son enfance un goût pour la peinture, encouragé par son père et son oncle qui maniaient volontiers le pinceau. Gabriel et Léon Fayet appréciaient tout particulièrement les impressionnistes et avaient réuni une belle collection d’œuvres d’art. Membres de plusieurs sociétés savantes, ils fréquentaient écrivains et artistes, comme le peintre Adolphe Monticelli. Les deux frères avaient aménagé de vastes ateliers au deuxième étage de la demeure familiale de Béziers, où ils formèrent le jeune Gustave à la peinture de paysage, d’après Corot et Daubigny. La première toile répertoriée de Gustave Fayet, Femmes dans un champ au bord du chemin, datée de 1887, montre son goût pour les effets de lumière dans la lignée des impressionnistes. Deux ans plus tard, le jeune peintre se mit à exposer au Salon de Montpellier et participa ensuite régulièrement à différentes manifestations artistiques à Béziers, Marseille et Narbonne. Il obtint en 1893 une première médaille d’or pour Un coin de mon jardin.
Gustave Fayet, Femmes dans un champ au bord du chemin, 1887. Huile sur toile, 70 x 98 cm. © MAGFF
Le tournant de 1896
Alors que ses toiles étaient présentées pour la première fois à Paris au Salon des Champs-Élysées, organisé par la Société des artistes français en 1896, Gustave Fayet découvrit l’art moderne au Salon des Indépendants et au Salon du Champ-de-Mars. Sa peinture évolua rapidement vers une approche plus synthétique, dans une veine nabie inspirée des paysages de Maurice Denis ; il expérimenta des couleurs plus audacieuses dans ses compositions picturales, et s’essaya également à de nouvelles techniques, comme le pastel ou la céramique. Profondément marqué par sa visite de la Maison de l’Art nouveau de Siegfried Bing, Fayet se lança, avec son ami le peintre et sculpteur biterrois Louis Paul, dans la fabrication de vases en céramique émaillée aux formes inspirées par l’univers végétal. Entre 1896 et 1900, ils produisirent soixante-dix vases selon une esthétique Art nouveau teintée de japonisme, qui furent exposés à Béziers, puis dans la galerie de Siegfried Bing à Paris. Mais, à partir de 1902, Gustave Fayet délaissa son activité artistique. Pendant une dizaine d’années, il cessa de peindre et se consacra essentiellement à la constitution d’une impressionnante collection d’art.
Gustave Fayet et Louis Paul (1854-1922), Vase, entre 1897 et 1901. Céramique émaillée, 25 x 10 cm. © MAGFF
Les débuts de collectionneur
Parmi ses premières acquisitions majeures, on compte plusieurs lots d’estampes japonaises achetés lors de la vente Goncourt en 1897, puis une quarantaine de pièces de la collection du viticulteur Armand Cabrol qui comprenait des œuvres de Monet, Degas, Renoir, Sisley, Pissarro, Manet, Seurat, Fantin-Latour, Puvis de Chavannes et Rodin.
« Dans sa quête permanente de modernité artistique, il fit rapidement évoluer sa collection. »
Gustave Fayet s’imposa en peu de temps comme une figure centrale du marché de l’art contemporain. Ses nombreuses relations dans le monde artistique lui permirent d’acquérir des œuvres directement auprès des artistes, mais aussi d’autres collectionneurs, comme Serguei Chtchoukine et Ivan Morozov. Il n’hésitait pas à vendre ses tableaux pour en acheter de nouveaux et pratiquait des échanges. Dans sa quête permanente de modernité artistique, il fit rapidement évoluer sa collection, remplaçant les toiles impressionnistes par les créations les plus audacieuses de Van Gogh (comme son Autoportrait à l’oreille coupée), Cézanne, Matisse, et surtout de ses deux artistes de prédilection : Gauguin et Redon.
Vincent van Gogh (1853-1890), Les grands platanes (Travailleurs de la route à Saint-Rémy), 1889. Huile sur toile, 104,5 x 124,5 cm. Cleveland Museum of Art. © Cleveland Museum of Art
Les demeures de Gustave Fayet
Si l’abbaye de Fontfroide fut le chef-d’œuvre de Gustave Fayet, le collectionneur possédait bien d’autres demeures. Il hérita des nombreux biens acquis au fil des générations par sa famille, comme les châteaux de Védilhan, La Dragonne, Canet et Milhau, au cœur de vastes propriétés viticoles. À Béziers, il habitait l’hôtel de Villeraze, construit au XVIIe siècle, acquis par ses arrière-grands-parents, qui constitue aujourd’hui le musée Fayet. Il consacra beaucoup de soin à moderniser ses demeures, à les meubler et à les décorer selon ses aspirations artistiques. Puis il acheta en 1912 le château d’Igny (transformé par la suite en mairie) dans la vallée de la Bièvre (Essonne), dont il confia l’aménagement aux architectes Louis Süe et André Mare et aux décorateurs André Groult et Georges Lepape. Il transforma une grange pour y exposer une partie de sa collection. Son goût pour la nature le porta à imaginer de somptueux jardins. À la fin de sa vie, il acheta la villa de Costebrune, près du cap Brun à Toulon. Le goût de Gustave Fayet pour le patrimoine se retrouve également à l’abbaye Saint-André de Villeneuve-lès-Avignon, qu’il acheta en 1916 pour la poétesse alsacienne Elsa Koeberlé, réfugiée en France pendant la Première Guerre mondiale. L’artiste, très attaché à la Provence, y résida fréquemment.
La découverte de Gauguin…
Grâce au peintre George-Daniel de Monfreid, il découvrit en 1897 l’œuvre de Gauguin qu’il se mit à collectionner avec passion. Il acquit tout d’abord Les Trois Tahitiens et Les Deux Tahitiennes par l’intermédiaire de Monfreid qui écrivit à Gauguin : « Vos deux toiles, qu’il sait apprécier à leur vraie valeur artistique, font admirablement bien dans sa collection, entre un magnifique Cézanne et un Degas. Il paraît qu’elles démolissent tout dans leur voisinage. Fayet fera certainement beaucoup pour votre réputation, non seulement à Béziers, mais même à Paris ». L’insigne collectionneur, qui finit par posséder près d’une centaine de toiles et sculptures de Gauguin, s’employa activement à promouvoir son œuvre. Devenu conservateur du musée de Béziers, il organisa en 1901, pour le compte de la société des Beaux-Arts de sa ville natale, une exceptionnelle exposition d’art moderne où figuraient des créations de Gauguin, mais aussi de Cézanne, de Van Gogh, de Rodin et du jeune Picasso, qui voyait ses toiles exposées pour la première fois en France. Gustave Fayet prêta également des œuvres lors de l’exposition posthume consacrée à Gauguin au Salon d’automne en 1906. Et il conviait volontiers des journalistes, des artistes ou encore des collectionneurs à admirer les tableaux accrochés dans son appartement parisien.
Paul Gauguin (1848-1906), Les Deux Tahitiennes, 1899. Huile sur toile, 94 x 72,4 cm. New York, Metropolitan Museum of Art. © Metropolitan Museum of Art
… et d’Odilon Redon
Grâce à son ancien camarade de l’École de Sorèze, Maurice Fabre, également viticulteur et collectionneur, qui l’introduisit dans les milieux symbolistes et ésotériques parisiens, Gustave Fayet fit la connaissance d’Odilon Redon en 1899. Il fut immédiatement fasciné par ses fusains et se mit à acquérir son œuvre noire. Par la suite, il encouragea l’artiste dans son évolution vers la couleur et lui commanda à partir de 1906 une série de portraits. Redon, devenu un ami très proche de la famille, réalisa au pastel de chatoyantes compositions chromatiques mettant en scène Madeleine d’Andoque, l’épouse de Gustave Fayet, et leurs filles Simone et Yseult. Mais son œuvre la plus spectaculaire demeure le décor de la bibliothèque de l’abbaye de Fontfroide.
Eugène Druet (1867-1916), Gustave Fayet dans la grange d’Igny avec sa fille Yseult, vers 1912. Photographie. Cet espace était dévolu à la présentation d’une partie de ses collections. © MAGFF
L’enchantement de Fontfroide
En 1908, Gustave et Madeleine Fayet acquirent aux enchères l’abbaye cistercienne de Fontfroide, dans les contreforts des Corbières. Ils s’employèrent à redonner toute sa splendeur au monument, laissé à l’abandon après le départ des derniers moines, provoqué par les lois de séparation de l’Église et de l’État. Gustave Fayet alla jusqu’à vendre des toiles de Cézanne et de Gauguin pour financer les travaux. Il fit rechercher en Espagne un mobilier en cuir repoussé, des lanternes de procession et des céramiques de Manises afin de meubler l’abbaye selon une unité stylistique en harmonie avec son architecture. Et surtout, il passa commande à Odilon Redon et à Richard Burgsthal d’un décor symboliste, onirique et mystique.
« Dans l’abbaye devenue lieu de création, Gustave Fayet accueillit ses nombreux amis et créa un cénacle artistique, réunissant peintres, sculpteurs et musiciens […]. Dans cette atmosphère propice, il se remit à peindre sur les conseils d’Odilon Redon. »
Grand admirateur de Wagner, Gustave Fayet imagina un ample programme iconographique inspiré par de multiples références littéraires, musicales et picturales. Richard Burgsthal, à la fois peintre, maître verrier et musicien, créa pour l’ancien parloir de l’abbaye une quinzaine de panneaux sur les thèmes de l’amour maudit et de l’amour rédempteur. Dans le même esprit wagnérien, il exécuta pour la salle de musique deux grandes peintures murales, La Musique profane et La Musique sacrée, complétées par des aquarelles sur papier de Chine destinées à évoquer des vitraux. Ces dernières compositions furent ensuite remplacées par de véritables verrières. Car Gustave Fayet et Richard Burgsthal poussèrent le zèle jusqu’à fonder une verrerie d’art pour réaliser leurs propres vitraux. Burgsthal mena de nombreuses expérimentations pendant deux années afin de retrouver les techniques des maîtres-verriers médiévaux, et en particulier il finit par mettre au point ses propres procédés pour obtenir des bleus et des rouges intenses, à l’imitation de la cathédrale de Chartres, et réalisa une série de trente-quatre vitraux pour Fontfroide sur des thèmes eschatologiques.
L’abbaye de Fontfroide à Narbonne. © Rogier Fackeldey et Yann Monel
Le décor de Fontfroide, chef-d’œuvre testamentaire d’Odilon Redon
Lors du deuxième séjour d’Odilon Redon à Fontfroide en mars 1910, Gustave Fayet lui proposa de réaliser trois œuvres pour la bibliothèque qu’il venait d’aménager.
L’artiste reprit le thème du char d’Apollon qu’il avait déjà traité à maintes reprises et qui trouvait une nouvelle résonance dans l’abbaye depuis que Gustave Fayet y avait installé un groupe en terre cuite, sculpté par Gossin l’Aîné pour le château de Vaux-le-Vicomte et représentant le quadrige du dieu du soleil. Il conçut un vaste cycle opposant les vibrations solaires du Jour à la fantaisie du rêve de la Nuit, sous la figure énigmatique du Silence. Cet immense décor à la détrempe, qui fut la dernière grande réalisation d’Odilon Redon, peut se lire comme l’aboutissement de toute son œuvre. Il y reprend ses motifs récurrents et synthétise l’ensemble de ses recherches, de son exploration du noir dans ses fusains à ses expérimentations sur la couleur dans ses pastels. Odilon Redon réalisa Le Jour dès l’été 1910, à Paris, avant de se rendre à Fontfroide en septembre pour achever cette ample composition s’étendant sur six mètres de long. La fougue des quatre chevaux et l’intensité du rayonnement créé par les tons jaunes et dorés symbolisent l’énergie et la joie solaire qui favorisent la croissance d’une étrange végétation. Le char du soleil semble se confondre avec de mystérieuses fleurs aux formes démesurées. Cette flore surprenante se retrouve dans les panneaux du mur opposé, La Nuit, réalisé durant l’hiver 1910-1911. Ils mettent en scène un univers onirique, peuplé de créatures hybrides, parmi lesquelles surgissent les visages de Gustave Fayet, des membres de sa famille (et même de leur petit singe Kiki), mais aussi de Déodat de Séverac et de Robert Schumann. Le cycle se clôt par Le Silence, qui unit les tons dorés du Jour aux figures sombres de La Nuit. Placé au-dessus de la porte de la bibliothèque, cette allégorie invite au recueillement et à la méditation.
Odilon Redon, La Nuit. Huile sur toile, 200 x 650 cm. Bibliothèque de Fontfroide. © MAGFF
Un nouvel élan créateur
Dans l’abbaye devenue lieu de création, Gustave Fayet accueillit ses nombreux amis et créa un cénacle artistique, réunissant peintres, sculpteurs et musiciens, comme Aristide Maillol, Manolo Hugué, Déodat de Séverac, Ricardo Viñes… Dans cette atmosphère propice, il se remit à peindre sur les conseils d’Odilon Redon. Ses aquarelles vaporeuses, où se déploie un imaginaire végétal et aquatique, contrastent avec ses paysages méditerranéens aux couleurs puissantes, soulignées par l’encre de chine. Grand bibliophile, Gustave Fayet se lança dans l’illustration de ses livres de prédilection, comme Les Fleurs du Mal de Charles Baudelaire et Mireille de Frédéric Mistral. Il s’engagea également dans la réalisation de décors pour ses nombreuses demeures. Il orna les murs et le mobilier de représentations de paysages et de motifs végétaux et floraux, souvent d’inspiration japonisante. Il en vint à proposer ses modèles à la manufacture Dumas-Barbedienne qui les édita en tissus et papiers peints de luxe à partir de 1912.
Gustave Fayet, Motif floral, avant 1925. Aquarelle sur papier buvard, 41 x 25 cm. © MAGFF
L’atelier de La Dauphine
Leur succès commercial encouragea Gustave Fayet à créer sa propre maison : l’atelier de La Dauphine (qui tirait son nom de son adresse au 30 rue Dauphine à Paris). Ses qualités d’artiste et d’entrepreneur assurèrent la réussite de cette manufacture de tapis qui reçut de prestigieuses commandes d’Alphonse de Rothschild, de Jeanne Lanvin, mais aussi du grand couturier et collectionneur Jacques Doucet, et même du maharadjah d’Indore. La modernité de ces créations les fit remarquer à l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels de 1925, quelques mois avant le décès de Gustave Fayet. L’année suivante, leur présentation au musée des Arts décoratifs constitua un hommage posthume à l’artiste et à la modernité de son goût.
Gustave Fayet et l’Atelier de La Dauphine (fabricant), tapis au point noué, 1920. Laine. © MAGFF
Pour tout savoir sur Gustave Fayet et la saison du centenaire : gustavefayet.fr