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Juin 2025 : notre sélection de livres d’art

Gustave Courbet, Les Demoiselles des bords de la Seine (détail), 1857. Huile sur toile, 174 x 206 cm. Paris, Petit Palais – musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris.

Gustave Courbet, Les Demoiselles des bords de la Seine (détail), 1857. Huile sur toile, 174 x 206 cm. Paris, Petit Palais – musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris. Photo CC0 / Petit Palais – musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris

Au programme des lectures de l’été, des monstres japonais, une correspondance érotique, une personnalité essentielle de l’art moderne, une biographie monumentale et une réflexion sur l’art contemporain née d’une affaire invraisemblable. 

La disparition de l’art

Paru en 2022, traduit de l’espagnol dès 2023, après avoir fait l’unanimité auprès de la critique et des lecteurs, Chef-d’œuvre a été réédité cette année en livre de poche. C’est le moment de lire cet ouvrage du romancier Juan Tallón, certes de fiction, mais qui en dit plus qu’un manuel d’histoire de l’art sur les rouages de la création contemporaine, sur la marche des institutions muséales et plus généralement, sur notre rapport à l’art.

L’intrigue s’appuie sur des faits réels, malgré leur caractère inouï. En 2005, lors d’un récolement, les conservateurs du musée Reina Sofia de Madrid réalisent qu’ils ne peuvent plus localiser une sculpture de Richard Serra, créée en 1986 et déposée en 1990 par l’institution dans un entrepôt. Faite d’acier, comme la majorité des œuvres de Serra, la sculpture pesait trente-huit tonnes et deux de ses parties mesuraient plus de cinq mètres de longueur. Avait-elle été malencontreusement égarée ? Volée ? Dépecée et fondue ? En 2006, lorsque l’affaire éclata au grand jour, les journaux ne se firent pas faute de proposer les hypothèses les plus farfelues sur cette disparition mystérieuse, qui occupa l’actualité artistique internationale pendant plusieurs années. Une enquête judiciaire fut ouverte ; à ce jour, la sculpture, dont l’artiste a donné une réplique en 2017, n’a pas été retrouvée. L’énigme reste entière.

Une mosaïque de regards

Or percer le secret de cette disparition n’est pas le véritable but de l’écrivain, même si le suspens tient en haleine le lecteur du début jusqu’à la fin. La structure même du livre empêcherait du reste de l’assimiler à un roman policier : il s’agit d’une suite de soixante-dix-sept textes de personnalités différentes (conservateurs, juristes, critiques d’art, gardienne de musée, visiteurs et historienne de l’art, musiciens, journalistes, policiers, chauffeurs routiers, transporteurs, plasticiens, jusqu’au sculpteur et à l’auteur eux-mêmes…), écrits au style direct. Ils se succèdent et recomposent par bribes la mosaïque de l’histoire, en mélangeant les époques et les points de vue. Certaines interventions sont fondées sur la réalité ; d’autres sont totalement imaginaires. La différence n’est aucunement sensible, car toutes proposent une vision de l’art qui, en s’imbriquant les unes dans les autres, telles les pièces d’un kaléidoscope, finissent par en recréer une image très fine et percutante.

Une réflexion sur l’art contemporain

On comprend ainsi la révolution opérée par Serra dans l’art sculpté à partir de la fin des années 1960 : le traitement spectaculaire de l’acier, choisi alors même que la désindustrialisation commençait à déstabiliser l’économie européenne et américaine, est un des fils les plus forts de l’intrigue. La participation du spectateur à l’art dans l’espace urbain, le régime de la commande muséale d’État, qui s’instaure dans les années 1980 et modèle réellement la forme des œuvres, en est un autre. Beaucoup de passages explorent encore le thème de la valeur de l’art contemporain : valeur pécuniaire, mais surtout valeur patrimoniale et même sentimentale, alors même que la duplication de la sculpture par Serra et ses collaborateurs pose le problème de l’originalité de l’œuvre d’art. Rien de pesant pourtant dans ce roman, qui fait penser à l’esthétique du meilleur Nabokov, et s’impose comme une des plus belles réflexions de la littérature sur les vicissitudes de la création et sur la consistance (ou l’inconsistance ?) de l’art. C.G.

Juan Tallón, Chef-d’œuvre, Gallimard, Folio, 2025, 416 p., 10 €.

Juan Tallón, Chef-d’œuvre, Gallimard, Folio, 2025, 416 p., 10 €.

Juan Tallón, Chef-d’œuvre, Gallimard, Folio, 2025, 416 p., 10 €.

Avez-vous peur des monstres ?

Qu’on ne s’y trompe pas ! Avec sa reliure japonaise et sa délicate couverture en soie, ce livre renferme pourtant des créatures à faire frémir les âmes les plus sensibles… Bien connus des amateurs de manga ou de films d’horreur, les yokai sont des monstres incontournables de l’imaginaire et du folklore japonais. Ils sont nés à l’époque Edo (1603-1867), alors que toutes les rues ou presque étaient plongées dans l’obscurité la plus totale à la nuit tombée, une atmosphère propice à l’éclosion de bien des fantasmes. On les retrouve partout où s’insinue le frisson de la peur : au fond d’un couloir sombre ou d’un puits, au cœur d’une forêt silencieuse ou derrière la grille d’un cimetière…

C’est au succès grandissant des estampes à l’époque Edo que l’on doit la si large diffusion de ce motif, dont s’emparèrent les maîtres du genre, Utagawa Kuniyoshi (1797-1861), suivi par ses disciples Utagawa Yoshitsuya (1822-1866) et Tsukioka Yoshitoshi (1839-1892) ; et aussi aux cercles de lettrés, qui multipliaient les « veillées aux cent bougies » au cours desquelles on éteignait les chandelles une à une, à chaque fin de récit, pour convoquer les esprits malfaisants ou malicieux des yokai. Revêtant souvent la forme d’un animal (crapaud, chauve-souris, singe géant, renard à neuf queues, blaireau aux pouvoirs envoûtants…), mais aussi parfois celle de simples objets capables de prendre vie et de jouer de mauvais tours à leurs propriétaires, il s’agit de monstres tantôt protecteurs, tantôt destructeurs, tantôt amusants, tantôt effrayants. Philippe Charlier, médecin légiste, archéologue et anthropologue, leur rend ici hommage à travers quatorze chapitres aux intitulés évocateurs et au stylé enlevé, qui tous témoignent de son intérêt indéniable pour ce sujet. Plus de 100 estampes, dessins et peintures, signés des plus illustres maîtres et reproduits pour nombre d’entre eux en pleine page, servent le propos et offrent une plongée saisissante dans l’univers de ces créatures fascinantes. F.L.-C.

Philippe Charlier, Monstres yokai, Hazan, 2025, 192 p., 29,95 €.

Philippe Charlier, Monstres yokai, Hazan, 2025, 192 p., 29,95 €.

Philippe Charlier, Monstres yokai, Hazan, 2025, 192 p., 29,95 €.

Gustave Courbet érotique

Il était difficile, jusqu’à présent, d’imaginer l’intimité de Gustave Courbet avec les femmes qui ont partagé sa vie et sur lesquelles on est d’ailleurs mal renseigné. En 1991, une exposition du musée d’Ornans s’intéressait à la comtesse Mathilde Montaigne Carly de Svazzena, qui apparaît aussi dans la volumineuse Correspondance de Courbet (1996, Flammarion) publiée par Petra Ten-Doesschate Chu. Il y est question de lettres d’amour écrites par cette femme au peintre et du fait qu’en publiant les réponses de Courbet, elle pouvait lui « faire du tort dans Paris ». Vingt-cinq de ces courriers ont été découverts en 2023 à la bibliothèque municipale de Besançon et, complétés d’autres déjà connus, font l’objet d’un livre à ne pas mettre entre des mains innocentes.

Car, comme le remarque Laurence Madeline, l’un de ses éditeurs avec Ludovic Carrez, Pierre-Emmanuel Guilleray et Bérénice Rigaud-Hartwig, cette correspondance donne au tableau L’Origine du monde « une puissance érotique, pornographique, renouvelée ». Mathilde n’était ni comtesse, ni recommandable, et le peintre, en réponse à une lettre admirative qu’elle lui avait adressée, a rapidement entamé avec elle un dialogue épistolaire détaillant tous les fantasmes qu’elle lui inspirait. Elle y prenait sa part avec le talent de la professionnelle de l’amour qu’elle était sans doute, entretenant le désir dans un langage tout aussi explicite, pimenté de pudeurs feintes de petite bourgeoise.

Les recherches menées par les éditeurs permettent de mieux connaître la sulfureuse Mathilde. Comme à son habitude avec ses amis et conquêtes, Courbet l’a impliquée dans ses affaires financières alors qu’elle était aux abois et vivait d’escroqueries. Mais lui aussi fut malhonnête : tous les échanges sont tendus vers le moment où le couple pourrait se rencontrer, or l’artiste manœuvre habilement pour le retarder, n’étant pas physiquement en mesure de tenir ses promesses. Il y eut un procès, Mathilde fut emprisonnée puis disparut de la vie du peintre. En définitive, ils ne se seront jamais vus. G.J.

Gustave Courbet, Correspondance avec Mathilde, coédition Gallimard / Ville de Besançon, 2025, 359 p., 25 €.

Gustave Courbet, Correspondance avec Mathilde, coédition Gallimard / Ville de Besançon, 2025, 359 p., 25 €.

Gustave Courbet, Correspondance avec Mathilde, coédition Gallimard / Ville de Besançon, 2025, 359 p., 25 €.

Marguerite Matisse

Marguerite Matisse a 16 ans lorsqu’elle adresse sa première lettre à son père. Jusqu’à la mort du peintre, elle ne cessera de lui écrire, donnant autant de conseils picturaux que de nouvelles personnelles, prodiguant attentions ou critiques avec la même droiture et le même cœur aimant et compréhensif. C’est ce trésor épistolaire qui constitue le matériau rare et inédit de la biographie qu’Isabelle Monod-Fontaine et Hélène de Talhouët viennent de consacrer à la fille aînée de Matisse, un travail de cinq années qui a eu pour résultat corollaire l’actuelle exposition au Musée d’Art Moderne de Paris.

Divisé en quinze chapitres d’une vingtaine de pages chacun, le livre retrace la vie discrète mais essentielle de Marguerite, dédiée tout entière à l’un des grands génies du XXe siècle. Fille d’un modèle mais aussitôt adoptée par Amélie Matisse qu’elle considèrera toujours comme sa propre mère, la jeune Marguerite doit subir plusieurs trachéotomies douloureuses et handicapantes. En lieu et place de l’école, elle fréquente l’atelier de son père : elle suit ainsi au jour le jour son évolution artistique, devenant rapidement la personne qui le connaît le mieux.

Dotée d’une force de caractère peu commune, elle refuse autant la flatterie que l’auto-apitoiement, ce que sait bien Matisse, qui doit plus d’une fois essuyer ses critiques (quand il ne pousse pas assez loin sa peinture) ou ses reproches (quand il se montre ingrat avec Amélie). Épouse du grand critique Georges Duthuit, Marguerite affirme sans peine sa personnalité et n’hésite pas à rompre temporairement lorsque son mari se montre par trop infidèle. Révoltée par l’injustice et les crimes du nazisme, elle confie à ses parents son fils Claude pour mieux s’engager dans la Résistance, au péril de sa vie.

La disparition de Matisse en 1954 n’arrête en rien son dévouement à l’œuvre paternel : elle poursuit l’établissement du catalogue raisonné, rend possible l’ouverture d’un musée à Nice, participe à l’élaboration de plusieurs grandes expositions… « Mon travail, mon travail ! », seront ses ultimes paroles, comme un écho aux propos de Matisse qui disait « résist[er] tant que le travail restera ». B.A.

Isabelle Monod-Fontaine, Hélène de Talhouët, Marguerite Matisse. La jeune fille au ruban, Grasset, 2025, 384 p., 24,90 €.

Isabelle Monod-Fontaine, Hélène de Talhouët, Marguerite Matisse. La jeune fille au ruban, Grasset, 2025, 384 p., 24,90 €.

Isabelle Monod-Fontaine, Hélène de Talhouët, Marguerite Matisse. La jeune fille au ruban, Grasset, 2025, 384 p., 24,90 €.

Mondrian, une quête d’absolu

La nouvelle biographie monumentale de Nicholas Fox Weber, Mondrian, His Life, His Art, His Quest for the Absolute, publiée chez Knopf, sort près de soixante-dix ans après la première consacrée à l’artiste hollandais, par Michel Seuphor, et une dizaine d’années après la seconde, de Hans Janssen. Entre l’image d’un ascète rigide et celle, plus vive, d’un danseur passionné de jazz, Weber dessine un homme en quête d’absolu pictural, de spiritualité universelle et de liberté individuelle.

L’auteur recompose la psychologie du maître du modernisme, avec un intérêt revendiqué pour l’enfance et la psychanalyse. La richesse des anecdotes, issues d’une recherche minutieuse menée sur douze ans, dépeint Piet Mondrian comme un être susceptible « d’une sollicitude des plus tendres, puis d’une indifférence extrême », entouré de jeunes hommes attentionnés et de quelques amies proches et confidentes. Doté d’une remarquable faculté d’adaptation, le peintre traverse une existence marquée par une santé fragile et des difficultés économiques récurrentes. La structure du livre, à la fois chronologique et centrée sur les lieux de sa vie, permet de suivre ce parcours jalonné d’instabilité.

Le texte foisonne d’ekphrasis, de The Red Cloud (1907) à Victory Boogie Woogie, en passant par la figuration, le mouvement De Stijl, le néoplasticisme, jusqu’à l’adhésion au groupe des American Abstract Artists. L’auteur ne néglige aucun aspect : les techniques et matériaux utilisés, les méthodes de conservation et de nettoyage préconisées par l’artiste lui-même, les choix d’exposition, la réception critique. Il reconstitue aussi les espaces où Mondrian a vécu et créé, réaménagés par le peintre pour répondre à ses besoins artistiques et psychiques. En replaçant les œuvres dans leur contexte biographique, Weber approfondit ainsi la lecture du travail de ce génie de l’abstraction géométrique. F.M.

Nicholas Fox Weber, Mondrian, His Life, His Art, His Quest for the Absolute, en anglais, Knopf, 2024, 656 p., 44 €.

Nicholas Fox Weber, Mondrian, His Life, His Art, His Quest for the Absolute, en anglais, Knopf, 2024, 656 p., 44 €.

Nicholas Fox Weber, Mondrian, His Life, His Art, His Quest for the Absolute, en anglais, Knopf, 2024, 656 p., 44 €.