La fascination pour l’Orient la vogue des fabriques exotiques en France au XVIIIe siècle

Le Pavillon chinois de Cassan à L’Isle-Adam (Val-d’Oise). © Alamy Stock Photo
La fascination exercée par l’Orient, en particulier la Chine, sur les Européens au XVIIIe siècle, se manifesta notamment, en France, par la floraison de jardins anglo-chinois dans lesquels s’élevaient des édifices, aujourd’hui en grande partie disparus, dont l’apparence exotique devait évoquer dans l’esprit du promeneur le charme et la beauté de contrées fantasmées.
La mode des jardins anglo-chinois
L’intérêt porté pour l’Orient, qui se manifesta en France à partir du règne de Louis XIV avec le développement des chinoiseries, s’accentua au cours du XVIIIe siècle pour culminer avec la mode des jardins anglo-chinois dès les années 1760. Celle-ci s’inscrivait dans le contexte de l’anglomanie et du « retour à la nature » prôné par Jean-Jacques Rousseau. Les jardins anglais ou anglo-chinois, dans lesquels des allées et rivières sinueuses découpaient le paysage de manière irrégulière, furent peuplés de « fabriques », constructions pittoresques dont l’architecture et le décor se référaient essentiellement à des périodes anciennes ou à des contrées plus ou moins lointaines.
Le goût de l’aristocratie
Au sein de ces jardins aménagés pour une aristocratie éclairée, le promeneur pouvait être amené à emprunter des ponts dits « chinois », comme par exemple à Monceau chez le duc de Chartres, à Attichy chez la duchesse de La Trémoïlle, à Paris chez Mademoiselle Dervieux, à Bagatelle chez le comte d’Artois, à Méréville chez le marquis de Laborde, ou encore à Betz chez la princesse de Monaco, où le « pont chinois » était « d’une hardiesse étonnante. Les balustrades [étaient] en compartimens chinois d’un excellent goût, ornées de pilastres portant des vases, des lanternes soutenues par des dragons ailés garnis de guirlandes, de sonnettes et de perles. Les lanternes altern[ai]ent avec des vases garnis de fleurs et de plantes analogues. À l’entrée de ce pont, vers le sud, [étaient] 2 pagodes chinoises mouvantes et dans le costume de cour, assises sur des rochers garnis de coraux, de coquilles et joucas. À l’extrémité vers le nord [étaient] 2 dragons ailés à queues de serpent d’une immense longueur, têtes mobiles et triples gueules, tenant à chacune des sonnettes mouvantes et sonores. Ce pont [était] peint de différentes couleurs, avec les caractères hyérogliphiques [sic] de la Chine. Les dragons [étaient] dorés, azurés et bronzés sur les diverses parties de leurs corps et ailes1 ». Une telle profusion de couleurs et d’ornements se retrouvait également sur les kiosques et pavillons dits « chinois ».
Anonyme, Coupe longitudinale de la Maison chinoise du Désert de Retz, fin du XVIIIᵉ siècle. Plume et encre noire, lavis gris et aquarelle sur papier, 47,6 x 61,2 cm. Stockholm, Nationalmuseum. © Nationalmuseum, Stockholm
L’âge d’or des kiosques et pavillons chinois
D’origine turque, le kiosque est une fabrique ouverte, contrairement au pavillon dont les murs sont percés de fenêtres. De plan centré (souvent octogonal ou carré) et présentant généralement un seul niveau, ces édifices étaient construits en bois et peints de couleurs vives. Au sein des jardins pittoresques, kiosques et pavillons chinois, qui se référaient aux ting asiatiques, se distinguaient par la combinaison d’éléments librement inspirés de la Chine, tant au niveau de la structure (emploi de fines colonnes soutenant un toit à pans relevés et couvert d’ardoises taillées en écailles de poisson, étagement des toitures de taille décroissante conférant une silhouette pyramidale, ou encore utilisation de panneaux et de balustrades ajourés de motifs géométriques), que du décor (présence de clochettes, de dragons, de parasols, de bambous, de mâts cerclés d’anneaux, d’idéogrammes ou encore de personnages chinois parfois appelés « pagodes »). La proximité de l’eau et la situation en belvédère de ces édifices permettaient au promeneur de bénéficier d’un cadre agréable et dépaysant dans lequel il pouvait se délasser tout en prenant des collations ou des rafraîchissements. Si quelques kiosques et pavillons chinois furent construits sur une île accessible par un pont ou par bateau (à Betz, à la Folie Saint-James chez Claude Baudard de Sainte-James), plusieurs s’élevaient sur une grotte artificielle dans laquelle s’écoulait de l’eau (à Rambouillet chez le duc de Penthièvre, à Bonnelles chez la duchesse d’Uzès) ou qui renfermait une glacière (à la Folie Saint-James, à Franconville chez le comte d’Albon), tandis que d’autres étaient sur des pilotis (à Bagatelle, à Mauperthuis chez le marquis de Montesquiou). Le pavillon chinois de Cassan, construit en bois pour Pierre-Jacques Bergeret dans son domaine de L’Isle-Adam au cours des années 1780, prend place sur un robuste soubassement de pierre qui renferme un bassin circulaire entouré de huit colonnes doriques.
Vue du kiosque de Rembouillet [sic], eau-forte extraite de : Georges-Louis Le Rouge, Jardins anglo-chinois ou Détail des nouveaux jardins à la mode, Paris, 1784, cahier XI, planche 1. © BnF
Le kiosque chinois de Chantilly
Le pavillon octogonal permet encore d’apprécier la polychromie et la richesse décorative, parfois exubérante, qui caractérisaient les fabriques construites dans le goût chinois. Le kiosque chinois de Chantilly en constituait un des plus remarquables exemples. Élevé par Jean-François Leroy pour le prince de Condé au centre du Labyrinthe, l’édifice, inauguré en 1771, suscita l’admiration des visiteurs : « Le kiosque […] est un pavillon chinois, surmonté d’une lanterne, et entouré de quatre pavillons plus petits, qui ont chacun, pour amortissement, une figure chinoise, jouant de quelque instrument de musique. L’intérieur présente quatre grandes niches, dans chacune desquelles est un sopha, et au-dessus une cassolette chinoise : entre ces sophas et devant les trumeaux, sont des tables de marbre, et au-dessus, des tableaux et des bas-reliefs représentant des fêtes chinoises. On y voit aussi des termes chinois, adossés à des pilastres où sont posées des girandoles. Le plafond représente un ciel où voltigent des oiseaux chinois. […] Le meuble est d’une perse fort jolie ; les deux portes sont ornées de draperies retroussées avec grâce. Lorsqu’on y donne des fêtes, des musiciens sont placés dans une partie circulaire de la coupole, de manière qu’on les entend sans les voir2 ». Un tel aménagement fascina la baronne d’Oberkirch lorsqu’elle vint y « manger des fruits » le 11 juin 1782 : « Étant assis bien mollement dans la salle sur un sofa, on entend de la musique au-dessus de soi, sans l’apercevoir le moins du monde. Cela fait une illusion charmante ; on croit entendre chanter les anges du ciel3 ». Plus sobre, le kiosque chinois construit pour l’avocat Élie de Beaumont dans le parc de Canon faisait exception en ponctuant le grand axe transversal du jardin mixte qui mêle les caractéristiques du jardin régulier (dit « à la française ») à celles du jardin pittoresque.
Chambé (attribué à), Plan, élévation et coupe du Kiosque de Chantilly, planche extraite de l’Album du comte du Nord : recueil des plans des châteaux, parcs et jardins de Chantilly levé en 1784. Encre, aquarelle et gouache, 64,5 x 48,5 cm. Chantilly, musée Condé. © RMN-Grand Palais (domaine de Chantilly) / René-Gabriel Ojéda
L’étonnante maison chinoise du désert de Retz
Au Désert de Retz, François-Nicolas-Henri Racine de Monville fit élever, en 1777, une étonnante maison chinoise qui lui servit de demeure jusqu’à la construction de la fameuse « colonne détruite ». Édifié en teck, l’édifice, qui s’est effondré en 1967 en raison de son délabrement, multipliait les références à l’Empire céleste, ce qui fit dire au prince de Ligne que « l’Empereur de la Chine avouerait la petite maison chinoise de Mr de Monville4 ». Les façades, constituées de panneaux ajourés de motifs géométriques, étaient scandées de fines colonnes simulant des tiges de bambou. Étagés sur trois niveaux, les toits à pans relevés de taille décroissante étaient couverts d’ardoises taillées en écailles de poisson. Les lampes de verre bombé et les clochettes suspendues à la toiture, les deux vases de Chine en tôle peinte qui faisaient office de souches de cheminée ou encore les quelques personnages chinois, accentuaient ce parfum d’exotisme qui se répandait également dans la demeure. Renfermant un vestibule, une salle à manger, une chambre, un boudoir et deux cabinets au rez-de-chaussée, ainsi qu’une bibliothèque à l’étage, elle était élégamment meublée de sièges confortables qui côtoyaient des vases de porphyre et des porcelaines de Chine, ainsi que des objets en jade et en laque. S’apparentant à une « folie », c’est-à-dire une petite demeure d’agrément se distinguant par un parti architectural original, elle était agrémentée d’un jardin qui était parcouru d’une rivière sinueuse jaillissant de la bouche d’un personnage chinois allongé, et dans lequel deux portes, une orangerie et une chaumière présentaient également des éléments librement inspirés de la Chine.
Maison chinoise vue du côté de l’entrée au Midy au Désert de Retz, eau-forte extraite de : Georges-Louis Le Rouge, Jardins anglo-chinois ou Détail des nouveaux jardins à la mode, Paris, 1785, cahier XIII, planche 12. © BnF
L’imposante pagode de Chanteloup
L’exemple le plus spectaculaire en la matière est la fameuse pagode de Chanteloup, « édifice unique à plusieurs égards, & dont l’élégance & la magnificence répondent bien au but de celui qui en a conçu le dessein5 », à savoir Étienne-François, duc de Choiseul. Ministre d’État sous Louis XV et gouverneur général de Touraine, Choiseul fut contraint de se retirer dans son domaine de Chanteloup lorsqu’il tomba en disgrâce en 1770. Ayant entrepris l’aménagement d’un jardin anglo-chinois, il confia à Louis-Denis Le Camus le soin d’élever, de 1775 à 1778, une imposante pagode, située dans l’axe du château et de la grande pièce d’eau. Construit en pierre, l’édifice est constitué de sept niveaux dont la superficie décroissante confère à l’ensemble la silhouette d’un temple asiatique, haut de 44 mètres. Cette pagode mêle des emprunts à l’architecture classique (le péristyle de seize colonnes doriques ceignant le vestibule au rez-de-chaussée, ou encore les ornements architecturaux constitués de feuilles d’acanthe, de pommes de pin et de couronnes de laurier) et des références à la Chine (le toit recourbé qui couvrait initialement le péristyle, les ardoises taillées en écailles de poisson, les clochettes qui pendaient sous les balcons, ainsi que les motifs géométriques des ferronneries et des huisseries).
« La pagode de Chanteloup semble rivaliser avec celle de Kew Gardens en Angleterre (conservée), construite par Chambers de 1757 à 1762 et dont l’architecture renvoie davantage aux modèles chinois. »
À l’intérieur, les « sophas, les tables, les tabourets et les fauteuils distribués dans les différents étages », qui renferment chacun une salle voûtée desservie par un escalier en acajou, étaient « dans le goût chinois6 ». Sur les trumeaux séparant les huit fenêtres du salon au premier étage, Choiseul avait fait disposer sept tables de marbre blanc, dont cinq étaient « toutes remplies des noms des personnes qui [étaient] venues à Chanteloup pendant l’exil du duc de Choiseul, écrits en lettres d’or & par ordre alphabétique7 ». Ces inscriptions éclairaient la signification des idéogrammes gravés sur les plaques de marbre surmontant les baies du rez-de-chaussée, signifiant « gratitude » et « reconnaissance ». Cette pagode, que Choiseul « avait regardée d’abord comme une bagatelle de mille louis », mais qui « lui était revenue à plus de quarante mille écus8 », devait ainsi apparaître comme un véritable « monument » (issu du latin monere, « faire penser ») destiné à rappeler et à proclamer le soutien et la fidélité dont firent preuve les amis du duc malgré sa disgrâce. La pagode de Chanteloup semble rivaliser avec celle de Kew Gardens en Angleterre (conservée), construite par Chambers de 1757 à 1762 et dont l’architecture renvoie davantage aux modèles chinois.
La pagode de Chanteloup à Amboise (Indre-et-Loire). © Alamy Stock Photo
La mode des jeux de bague chinois
Le jeu de bague, qui consistait en une sorte de manège associé à une potence au bout de laquelle pendaient des anneaux que les joueurs devaient essayer d’enfiler à l’aide d’une lance ou d’une baguette, était très prisé à la fin du XVIIIe siècle. Cet aménagement ludique n’échappa pas à l’engouement pour la Chine. Le jeu de bague chinois que fit construire le duc de Chartres dans son jardin de Monceau en 1775 ne manqua pas de susciter la curiosité des contemporains : « Trois pagodes chinoises portent un grand parasol qui couvre ce jeu. Ces pagodes, appuyées sur une barre horizontale, meuvent avec le plancher qui est sous leurs pieds. […] Des bords du plancher partent quatre branches de fer, dont deux soutiennent des dragons sur lesquels les messieurs montent à cheval ; sur les deux autres branches sont couchés des Chinois soutenans d’un bras un coussin sur lequel s’assoient les dames ; ils tiennent d’une main un parasol garni de grelots, & de l’autre un second coussin servant à poser les pieds. Aux bords du grand parasol sont suspendus des œufs d’autruche & des sonnettes9 ». Fascinée par une telle création, la reine Marie-Antoinette s’en fit aménager un sur le même modèle, dès l’année suivante, dans son nouveau domaine du Petit Trianon. Présentant quelques variantes, ce jeu de bague fut agrémenté en 1782 d’une « galerie chinoise », couverte d’une double toiture à pans relevés, qui faisait office de tribune pour des spectateurs.
Claude-Louis Châtelet, Vue du Jeu de Bague, de sa gallerie et d’une des façades du Château du Petit Trianon, 1786. Aquarelle sur papier vergé, 29,7 x 43,7 cm. Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon. © château de Versailles, Dist RMN-Grand Palais / Christophe Fouin
L’évocation d’autres lointaines contrées
Quelques édifices évoquaient d’autres lointaines contrées. L’Inde était ainsi représentée à Bagatelle, où s’élevait « un pavillon dans le genre de ceux que se font les Indiens, pour se mettre à l’abri des bêtes féroces10 ». Dans certains cas, la présence de tentes tartares renvoyait aux habitats en toile des peuples nomades d’Asie centrale. Si celle du Désert de Retz (reconstruite en 1988 en acier inoxydable), jadis en tôle peinte à rayures turquoise et jaunes, était couverte d’un dôme « fait en manière siamoise », la tente tartare circulaire de Monceau disposait quant à elle d’une ouverture zénithale, à l’instar des tentes des Kalmouks dans lesquelles était fait du feu. Cette fabrique y côtoyait deux tentes turques, rayées de rouge et de blanc pour l’une et de bleu et de blanc pour l’autre. Ce style devait également s’illustrer à Armainvilliers, où Jean-Augustin Renard imagina d’élever pour le duc de Penthièvre un pont orné de personnages turcs et un pavillon cantonné de minarets surmontés d’un croissant de lune. Ces éléments renvoyaient à l’engouement pour les turqueries qui culmina en France au cours des années 1770-1780. Enfin, dans le parc du Raincy, le duc d’Orléans disposait de « maisons russes », dont les parois extérieures étaient revêtues de plâtre simulant des troncs d’arbres de manière à imiter des isbas, habitations traditionnelles des paysans russes. Elles faisaient ainsi écho à la « russerie », ultime avatar du goût pour l’exotisme qui s’épanouit en France au Siècle des lumières.
À lire : Bernd H. Dams, Andrew Zega, La folie de bâtir. Pavillons d’agrément et folies sous l’Ancien Régime, Paris, Flammarion, 1995, 192 p.
Ernest de Ganay, « Fabriques aux jardins du XVIIIe siècle », Gazette des Beaux-Arts, mai-juin 1955, pp. 287-298.
Osvald Sirén, China and Gardens of Europe of the Eighteenth Century, New York, The Ronald Press Company, 1950, 223 p. et 192 ill.
1 Gustave Macon, « Description historique du château de Betz, parc, bois, rivières, jardins et monumens pittoresques qu’il renferme », Comptes-rendus et mémoires du Comité archéologique de Senlis, 4e série, t. X, année 1907, 1908, pp. 202-203.
2 René-Louis ou Stanislas-Xavier de Girardin, Promenades ou Itinéraire des jardins de Chantilly…, Paris, Desenne, Gattey et Guyot, Chantilly, Hédouin, 1791, p. 40.
3 Henriette-Louise de Waldner de Freundstein, baronne d’Oberkirch, Mémoires de la baronne d’Oberkirch, publiés par Léonce de Montbrison, Paris, Charpentier, 1853, t. 1, pp. 290-291.
4 Charles-Joseph de Ligne, Coup d’œil sur Belœil et sur une grande partie des jardins de l’Europe, publié par Ernest de Ganay, Paris, Bossard, 1922, pp. 222-223.
5 Louis Dutens, Œuvres mêlées de M. L. Dutens, Genève, Bonnant, 1784, p. 349.
6 Marie du Deffand, Correspondance complète de Mme du Deffand avec la duchesse de Choiseul, l’abbé Barthélemy et M. Craufurt, publiée par le marquis de Sainte-Aulaire, Paris, Michel Lévy frères, 1866, t. 3, p. 328.
7 L. Dutens, op. cit., p. 357.
8 Jean-Nicolas Dufort de Cheverny, Mémoires du comte Dufort de Cheverny, publiés par Robert de Crèvecœur, Paris, Plon-Nourrit et Cie, 1909, t. 1, p. 417.
9 Luc-Vincent Thiéry de Sainte-Colombe, Guide des amateurs et des étrangers voyageurs à Paris, Paris, Hardouin et Gattey, 1787, t. 1, p. 72.
10 L.-V. Thiéry de Sainte-Colombe, op. cit., p. 26.