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Le livre de la semaine : D’art et de papier, éloge du dessin

Michel-Ange, Études pour la Sybille libyque (détail), vers 1510-1511. Sanguine, rehauts de craie blanche sur papier crème, 28,9 x 21,4 cm. New York, Metropolitan Museum of Art.

Michel-Ange, Études pour la Sybille libyque (détail), vers 1510-1511. Sanguine, rehauts de craie blanche sur papier crème, 28,9 x 21,4 cm. New York, Metropolitan Museum of Art. Photo CC0 / The Metropolitan Museum of Art, New York

Conservateur du patrimoine chargé des Arts graphiques au département Recherche du Centre de recherche et de restauration des musées de France (C2RMF), Éric Pagliano signe une luxueuse synthèse sur le dessin, matrice et vecteur séculaire de la création artistique en Occident.

Le papier, légèrement grenu, annonce d’emblée, et de manière tactile, le sujet de ce livre. Quant au choix, un peu pointu, de la couverture – une suave tête de jeune homme à la sanguine due à un maître maniériste émilien de second rang entre Corrège et Parmesan, Michelangelo Anselmi –, il situe l’auteur dans cette catégorie liée de manière étroite à l’histoire du dessin, le connaisseur (la quatrième de couverture, occupée par une belle feuille d’études pour une Océanide de l’ingresque Henri Lehmann, fait de même). Il s’agit donc ici d’aborder l’art du dessin dans ses principales dimensions, lesquelles se trouvent, pour une large part, être tributaires de l’étymologie. Dérivant de l’ancien desseigner (et ayant subi l’influence du polysémique disegno italien), dessin, jusque tard dans le XVIIIe siècle, s’écrivit couramment dessein en France. C’est dire que l’étude qui nous est proposée est celle de l’intrication, indémêlable, de l’intention et de la ligne, de la projection mentale et de la surface qui la reçoit.

« L’étude qui nous est proposée est celle de l’intrication, indémêlable, de l’intention et de la ligne, de la projection mentale et de la surface qui la reçoit. »

La passion du dessin

Les fous de dessin abondent dans l’histoire de l’art, et ce des deux côtés de la création. Les innombrables dessinateurs compulsifs d’abord, jusqu’à (et au-delà de) Edgar Degas, « fou de dessin, anxieux personnage de la tragi-comédie de l’Art Moderne » selon Paul Valéry, lequel se référait en filigrane à un horizon fort lointain et, plus spécifiquement, à Katsushika Hokusai surnommé (par lui-même) « vieux fou de dessin » (Gakyō rōjin). On croise d’ailleurs le maître japonais, représenté par une rare étude de guerrier à cheval (Paris, musée Guimet), dans le livre d’Éric Pagliano qui fait, à cette occasion, une brève incursion dans l’art de l’Asie. À l’autre extrémité de l’arc se trouvent les curieux d’art graphique, « fétichistes » du dessin promu progressivement au rang d’œuvre d’art autonome. Ceux qui, pendant des siècles, convoitèrent, poursuivirent et se disputèrent des feuilles dont le rassemblement, utilitaire à l’origine (le dessin outil), et le classement avaient été initialement le fait des artistes eux-mêmes1. Entre les deux, un monde foisonnant, considéré ici, dans la tradition graphique occidentale, entre le Moyen Âge tardif et le XXe siècle.

Fonctions, usages…

Le dessin occupera toujours une place à part pour l’historien, comme pour l’amateur, parce qu’il donne le sentiment (la promesse est, en vérité, tenue) d’approcher aussi près qu’il est possible les méandres de la création, de l’invention, de la pensée souvent – de l’acte manqué parfois – en train de s’accomplir. Il est, dans les arts visuels, l’autographe par excellence. Suppléant de la mémoire (le dessin d’après l’antique, d’après les maîtres, comme journal de voyage, etc.), il possède, avant comme après l’âge de la reproductibilité mécanique de l’image, une fonction documentaire, ou pour mieux dire d’appropriation documentaire, cruciale. Il est surtout un outil heuristique – c’est à bon droit qu’on parle d’étude –, témoin indiscret du tâtonnement qui devient la solution, laquelle est parfois moins heureuse que la fulgurance inaboutie, l’incongruité abandonnée. Repris, biffé, contradictoire, suspendu, remployé, d’après le mannequin ou le modèle vivant (tension du nu et du drapé), les différentes typologies du dessin sont tour à tour envisagées par l’auteur. Ce dernier prend toutefois soin de souligner que notre connaissance de l’histoire graphique n’est jamais qu’une appréhension tronquée, par défaut, bornée par des pertes et des destructions massives, en particulier celles des dessins « scandaleux » et des gribouillis ou « dessins sans desseins ».

« Le dessin est, dans les arts visuels, l’autographe par excellence. Suppléant de la mémoire (le dessin d’après l’antique, d’après les maîtres, comme journal de voyage, etc.), il possède, avant comme après l’âge de la reproductibilité mécanique de l’image, une fonction documentaire, ou pour mieux dire d’appropriation documentaire, cruciale. »

… et délectation

La quatrième et dernière partie du livre porte sur la fonction dite « génétique » du dessin et l’aspect séquentiel des différentes phases graphiques menant à l’œuvre finale, La Madone au long cou de Parmesan (préparée par une cinquantaine de dessins) et Les Demoiselles d’Avignon de Picasso faisant l’objet de deux études tranchant avec la concision de la plupart des textes antérieurs. Le lecteur pourra regretter l’absence, inévitable, de telle ou telle feuille faisant partie de son musée imaginaire. On ne saurait toutefois manquer de relever, pour finir, la qualité et la dimension des reproductions qui font honneur à des dessins célébrissimes de Dürer, Michel-Ange, Rubens, Watteau, Schiele, ou plus méconnus (Salviati, Mola…). Elles contribuent grandement à faire surtout de cet ouvrage un régal pour l’œil.

1. Le mythique Libro de’ disegni composé de dessins réunis au XVIe siècle par Giorgio Vasari est réputé être la première collection de dessins poursuivant un dessein (décidément) documentaire et historique.

Éric Pagliano, L’art du dessin. Les processus de création, Citadelles & Mazenod, mars 2023, 400 p., 248 ill., 199 €