Le livre de la semaine : Greek Revival et peinture victorienne

Détail de la couverture du livre d'Anne-Florence Gillard-Estrada, Le Corps grec dans la peinture victorienne, entre idéal et fantasme.
Loin d’avoir été négligée par les artistes britanniques de la seconde moitié du XIXe siècle, l’Antiquité, grecque spécifiquement, exerça une fascination qui fit naître, au sein de la peinture victorienne, une série de paradoxes féconds à la croisée du néoclassicisme, du symbolisme et de l’Aestheticism professé par Oscar Wilde.
Les Européens sont des Grecs qui s’ignorent (plus ou moins). Étudié par Anne-Florence Gillard-Estrada dans son ouvrage, l’ampleur du Greek Revival en Grande-Bretagne à l’âge de l’empire britannique triomphant, de l’éclairage au gaz et de la révolution industrielle, démontre la prégnance dans la culture occidentale d’un « héritage grec » extrêmement durable et fertile, parce que d’une grande plasticité. Symbolisée par l’installation au British Museum (1816) des « marbres Elgin » rapportés de Grèce un peu plus tôt, cette dynamique repose sur une connaissance affinée de ce legs fascinant – et insidieusement subversif –, non plus appréhendé à travers l’intermédiaire de Rome, mais connu à sa source. Aiguisé par la redécouverte des sites de Pompéi et alentour, de ceux, grecs, de Sicile (Agrigente, etc.), le néoclassicisme en Angleterre proclama, comme le fit David en France, vouloir « faire du grec pur ». Ce purisme naïf du tournant du XVIIIe siècle faisait cependant peu de cas des valeurs anthropologiques des Grecs, très différentes de celles du temps regardant la question de la morale, des mœurs ou de la pudeur…
« À la poursuite d’une beauté intemporelle et littéralement impeccable, les peintres amoureux de l’idée cultivèrent une beauté glacée, servie par un art ligneux, marmoréen, statique »
Paradoxes
Ce regain d’intérêt pour une civilisation grecque mieux connue dans ses spécificités, mais dont le caractère pluriel tarda à se dessiner (la « Période archaïque » mit du temps à être appréhendée), allait nourrir des options artistiques diverses et parfois divergentes. À la poursuite d’une beauté intemporelle et littéralement impeccable, les peintres amoureux de l’idée cultivèrent une beauté glacée, servie par un art ligneux, marmoréen, statique (c’est le cas d’Albert Moore, de manière exemplaire). La tentative (désespérée) de la période victorienne de « désexualiser » ce que l’héritage grec pouvait avoir d’offensant pour la rigueur – affichée mais guère pratiquée – de ses mœurs produisit des résultats que l’on qualifiera d’aporétiques. La répression de la sensualité inhérente aux figures et aux thèmes « grecs » produisit ainsi – chassez le naturel… – un éventail de possibilités plastiques et stylistiques qui pourraient être caractérisées de perverses (fétichisme, sadisme, etc.). Le syndrome Ingres outre-Manche, en quelque sorte. La tension entre la poursuite de l’idéal et la charge érotique que contiennent nombre des œuvres reproduites ici atteint évidemment son acmé dans la problématique du nu. Défendu par son prestige dans le monde artistique et sa chasteté (très) théorique, le nu, à la frontière entre la tolérance et la franche réprobation, suscita continuellement des controverses dans une nation où il avait été plus largement proscrit qu’ailleurs postérieurement à la révolution puritaine de Cromwell.
Le monde grec miroir et envers de l’époque
Tirant parti des multiples études en langue anglaise parues ces dernières décennies dans le sillage des Gender Studies (lesquelles présentent le défaut d’être trop souvent entachées d’un anachronisme disqualifiant), l’auteure jette un éclairage intéressant sur « le corps grec » comme lieu privilégié de sublimation et de refoulement de la société britannique. À travers le « filtre grec », les peintres conjurèrent, en les magnifiant par les ressources de l’art, une fascination horrifiée pour la sexualité et la hantise suscitée par la puissance du désir : celui inspiré par les femmes (« fatales », souvent), mais aussi un désir homoérotique qui trouve, via l’art, un accès à la fois obvie et clandestin à l’espace public. Sous des pinceaux nourris par l’archéologie, ou du moins se voulant « exacts », comme ceux du Néerlandais devenu sujet de sa Gracieuse Majesté, Lawrence Alma-Tadema, les Britanniques se rêvèrent aussi en Grecs pour mesurer la vitalité de leur hégémonie et se projeter, ultime paradoxe, dans le futur.
Anne-Florence Gillard-Estrada, Le Corps grec dans la peinture victorienne, entre idéal et fantasme, Sorbonne Université Presses, décembre 2024, 360 p., 120 ill., 39 €