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Le livre de la semaine : Radiographie du réalisme dans l’art

Gustave Courbet, Jo, la belle Irlandaise, 1865-66. Huile sur toile, 55,9 x 66 cm. New York, Metropolitan Museum of Art.

Gustave Courbet, Jo, la belle Irlandaise, 1865-66. Huile sur toile, 55,9 x 66 cm. New York, Metropolitan Museum of Art. Photo CC0 / The Metropolitan Museum of Art, New York

Les Presses universitaires de Rennes, dans leur collection « Référence », publient la traduction d’une imposante histoire mondiale du réalisme dans les arts visuels entre 1830 et 1990, signée par un professeur de l’université RheinMain de Wiesbaden, Boris Röhrl.

Près de 700 pages, un lexique, un appareil substantiel de notes, une bibliographie, deux index (nominum et rerum) : une somme, comme on dit. Parue en 2013 sous le titre World History of Realism in Visual Arts1, faisant suite à Kunsttheorie des Naturalismus und des Realismus (2003) du même auteur, la synthèse de Boris Röhrl est sans doute appelée à trouver une place significative2 au sein des ouvrages relatifs à ce mouvement artistique influent, mais apparemment ardu à définir et à appréhender dans ses arcanes. Les questions relevant de la sémantique occupent d’ailleurs une partie non négligeable de l’ouvrage sans que le nœud gordien donne l’impression d’être dénoué.

L’équation du beau et du vrai

Le projet central de la tradition figurative occidentale reposa, avant le XXe siècle, sur l’imitation (mimésis) du monde phénoménal. Ce point étant posé, on constate une tension entre le degré d’intensité de cette imitation et d’autres projets qui lui font concurrence, en particulier la poursuite du Beau qui conduisit les artistes, à la recherche de cet absolu chimérique, à vouloir amender une nature « imparfaite ». Résumée par la polarité réalisme/idéalisme, cette tension court dans le temps long, chaque période, chaque école, chaque artiste en vérité investissant les deux termes de l’équation – Le Beau / Le Vrai – d’une manière pouvant produire des manifestations très éloignées. Penchant du côté d’une recomposition idéale, antiquisante, Poussin peut écrire en 1665 que « la peinture est une imitation […] de tout ce qui se voit sous le soleil […] » sans mettre en contradiction son art et son credo. L’auteur du présent ouvrage envisage, quant à lui, les sources du réalisme en peinture à travers le cas de Caravage et celui des maîtres hollandais du XVIIe siècle, lesquels symbolisèrent longtemps un rapport réputé immédiat avec le réel (ce qui les fit estimer à la fois par le prosaïsme « bourgeois » et par les penseurs socialistes, comme Proudhon).

« On constate une tension entre le degré d’intensité de cette imitation et d’autres projets qui lui font concurrence, en particulier la poursuite du Beau qui conduisit les artistes, à la recherche de cet absolu chimérique, à vouloir amender une nature “imparfaite”. »

L’essor de la pensée esthétique socialiste

L’âge des révolutions (la France joua un rôle central dans la redéfinition du réalisme en peinture à partir des années 1840, ce que l’ouvrage montre bien), celui des révolutions industrielles et agraires, l’obsession du fait national, la nouvelle polarité sociale de la bourgeoisie et du prolétariat, enfin l’essor de la pensée esthétique socialiste (à laquelle est consacrée toute la deuxième partie du livre) bouleversèrent les termes d’un débat séculaire. Caravage n’avait jamais ambitionné de décrire objectivement la réalité ni de documenter les conditions de la vie « moderne ». Or, c’est précisément de cela qu’il fut question désormais. Si les cartes sont rebattues au XIXe siècle, le débat ne gagne guère en clarté tant les termes utilisés – réalisme, vérisme, naturalisme (les frères Goncourt ne parvinrent pas à imposer « naturisme » qui connut un autre destin…) – paraissent intriqués, tout en recouvrant des acceptions diverses. La chose est patente lorsque l’on procède à une histoire comparée en considérant la situation dans les nations européennes et extra-européennes qui se définirent souvent par rapport à la France, comme modèle ou comme repoussoir…

« Si les cartes sont rebattues au XIXe siècle, le débat ne gagne guère en clarté tant les termes utilisés paraissent intriqués, tout en recouvrant des acceptions diverses. »

Une histoire mondiale

C’est ici que réside le principal intérêt du livre qui embrasse, dans un vaste panorama comparatif presque démesuré, les soubassements idéologiques et l’histoire concrète des réalismes et des naturalismes en Europe, puis dans le monde. L’entreprise de conquête planétaire par le marxisme-léninisme à partir de l’Union soviétique ouvre un nouveau chapitre de la question abordée dans la partie III du livre (portant sur la période 1917-1960). L’enquête est finalement élargie jusqu’à 1990 dans les Républiques socialistes parvenues à leur crépuscule, dans les démocraties libérales occidentales et dans les pays dits « en voie de développement ».

1. On notera que la présente édition, traduite par Suzanne Noll (et Mélanie Gauthier), est une version revue, corrigée et augmentée.

2. Et ce en dépit d’un soin éditorial laissant un peu à désirer. Une citation comme celle du peintre russe Répine (mort en 1930) : « Je suis un homme des années 1960… pour moi les idéals [sic] de Gogol […] ne sont pas morts » (p. 107) laisse perplexe.

Boris Röhrl, Histoire générale du réalisme dans les arts visuels 1830-1990, Presses universitaires de Rennes (PUR), collection « Référence », mars 2025, 672 p., 97 ill. en noir et blanc, 34 €