Le livre de la semaine : Victor Stoichita explore le rêve et ses représentations

Détail de la couverture du livre La Fabrique du rêve. Songe et représentation au seuil de la modernité.
Ce nouvel opus de l’écrivain et historien hispano-roumain invite à explorer l’un des univers les plus vastes qui soient offerts à l’homme peut-être, celui qui se trouve sous les paupières alourdies du dormeur et dans les méandres du songe qui le possède.
Selon Prospero (Shakespeare, The Tempest, 1611) : We are such Stuff as Dreams are made on and our little Life is rounded with a Sleep (« Nous sommes de l’étoffe dont sont faits les rêves, et notre petite vie est entourée de sommeil »). On est étonné de ne pas trouver ce propos – extra-lucide, pour le coup – du mage shakespearien dans ce « beau livre » fourmillant de textes et d’images. Victor Stoichita définit ainsi le champ d’une étude qui s’étend entre la fin du Moyen Âge et le XVIIe siècle : « Notre recherche se propose […] d’interroger la façon dont l’art occidental s’est confronté au nœud qui relie l’expérience picturale au débordement onirique. » Bien avant d’être un sujet d’investigation pour Freud qui identifia notamment dans le rêve une sorte d’exutoire du désir, des siècles avant les travaux des neurologues sur la phase du sommeil paradoxal et cette oscillation oculaire (REM pour Rapid Eye Mouvement) témoignant de l’activité paroxystique qu’est le rêve, le songe a en effet été un topos culturel des plus fréquentés. Appartenant au domaine à la fois de la transcendance et du visible (et donc du représentable) depuis l’Antiquité, le rêve est bien plus que l’envers du monde conscient, chaque sphère se révélant, en vérité, garante de l’existence de l’autre.
Albrecht Dürer, Six études d'oreiller, 1493. Plume et encre noire, 27,8 x 20,2 cm. New York, Metropolitan Museum of Art. Photo courtesy The Metropolitan Museum of Art, New York
« À l’instar des poètes, les peintres et dessinateurs sont en terrain conquis dans l’infra-conscience visionnaire du rêve qui, loin d’altérer leurs facultés, les exalte. »
« Maintes gens disent que dans les songes il n’y a que fable et mensonge » (Roman de la Rose)
Tout au long de ce livre érudit (où Homère et Shakespeare manquent bizarrement à l’appel), des artistes majeurs et des œuvres religieuses, littéraires et visuelles clefs servent de guide au lecteur, comme Virgile pour Dante, dans l’intrication étroite, fondamentale, du vécu et du rêvé dont est tissée l’existence humaine. La poésie initiatique médiévale, celle de la Renaissance (dont l’Hypnerotomachia Poliphili1 attribué à Francesco Colonna) ont ici rendez-vous avec les dormeurs des Écritures, Jacob et l’apôtre Pierre délivré par l’ange alors qu’il sommeille au fond de son cachot. Éros et la métaphysique s’y croisent, sans s’ignorer, au contraire. Les songes des anachorètes, saint Antoine abbé de manière exemplaire – ajoutons saint Jérôme –, sont remplis d’images impures, tentatrices, qui connaîtront une immense fortune visuelle dans l’art européen.
Licence et inspiration
À l’instar des poètes, les peintres et dessinateurs sont en terrain conquis dans l’infra-conscience visionnaire du rêve qui, loin d’altérer leurs facultés, les exalte. Le « dérèglement » du rêve, la licence à laquelle il laisse libre cours inspirent, selon les sources anciennes, les peintres de grotesques qui couvrent de leurs fantaisies les murs des palais et églises de la Renaissance aussi bien que les « horribles songes » (Gian Paolo Lomazzo, Trattato dell’arte della pittura…, 1584) d’un Jérôme Bosch. Le chapitre sur Dürer, auteur en 1525 d’un « récit de rêve » illustré (Traumgesicht) unique en son genre (Vienne, Kunsthistorisches Museum), donne lieu à l’un des plus intéressants développements du livre. Il est significatif que la maquette de l’ouvrage qui nous occupe soit scandée de reproductions des fascinants « oreillers-visages » dus au génie du maître allemand (1493, New York, Metropolitan Museum).
Les songes de Descartes
Outre Dürer, l’un des héros du livre est assurément René Descartes, qui apparaît dans la section conclusive, après un détour par l’Espagne, la pièce de Calderón de la Barca La vida es sueño (La vie est un songe, 1636, telle est bien la question…) et les vanités peintes par le contemporain du dramaturge, Antonio de Pereda. Descartes construisit son édifice philosophique et scientifique novateur de sujet pensant (Cogito ergo sum) grâce plutôt que contre une expérience onirique réputée fondatrice. À la fin de ce panorama d’un véritable fait culturel européen, on demeure songeur, mais certes pas assoupi.
1 Stoichita traduit le titre de cet ouvrage cryptique publié en 1499, l’un des plus mystérieux de l’histoire littéraire italienne, par Le combat d’amour de Poliphile dans le rêve, ce qui est plus pertinent que le plat Songe de Poliphile habituellement retenu.
Victor I. Stoichita, La Fabrique du rêve. Songe et représentation au seuil de la modernité, éditions Hazan, octobre 2024, 278 p., nombreuses illustrations, 110 €