L’énigme Jean Goujon (2/2). La fontaine des Innocents : un nymphée imaginaire au cœur du Paris de la Renaissance

La fontaine des Innocents restaurée.

La fontaine des Innocents restaurée. © OPM

La restauration de la fontaine des Innocents en 2023, la dépose des cinq figures de nymphes qui en forment le décor le plus admiré et leur remplacement par des copies, a été l’occasion d’une belle exposition au musée Carnavalet. Elle a permis non seulement de faire le point sur la genèse et le sens de cette œuvre magique, mais d’en suivre les péripéties et la place dans l’imaginaire jusqu’à nos jours.

Lors de l’exposition « La fontaine des Innocents. Histoires d’un chef-d’œuvre parisien » qui s’est tenue au musée Carnavalet, pour la première fois, la juxtaposition des cinq nymphes debout, avec les reliefs qui ont abouti au Louvre depuis les remaniements de la fontaine au XIXe siècle, a permis de reconstituer à hauteur de regard l’étonnante mise en valeur sensuelle du corps féminin que Goujon a imaginée pour la rue parisienne.

Aux origines

Tout a commencé avec le souci de la Ville de Paris d’améliorer l’alimentation hydrique des différents quartiers et en particulier du quartier central des Halles, où aboutit l’eau des sources de Belleville depuis l’aqueduc du Pré-Saint-Gervais. Cette eau est à la fois indispensable pour la vie, l’hygiène, la nourriture, le commerce, et se pare d’une symbolique bienfaisante que la référence à la mythologie va exalter. Une inscription en donnait la clef : fontaine des Nymphes.

« Le sculpteur ne craint pas de faire tourner le dos à ses créatures, dont aucune ne nous regarde. Elles sont dans le monde imaginaire de l’eau bienfaisante. »

Un cadre sophistiqué et luxueux

Au début de 1548, la Ville prévoit la reconstruction de la fontaine adossée à l’église des Innocents : elle va lui offrir un cadre sophistiqué et luxueux. Le projet sera terminé ou en cours d’achèvement lors de l’entrée royale d’Henri II en juin 1549. Guillaume Fonkenell a démontré que s’il était concomitant et bien placé sur le chemin du cortège royal, il ne comptait pas parmi les réalisations des architectures éphémères dressées pour l’occasion.

Jacques Androuet du Cerceau, Élévation de la fontaine des Innocents, vers 1560. Eau-forte, 27,5 x 40,3 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France.

Jacques Androuet du Cerceau, Élévation de la fontaine des Innocents, vers 1560. Eau-forte, 27,5 x 40,3 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France. Photo BnF

Une construction totalement innovante

Monté sur un réservoir, aveugle au rez-de-chaussée, le bâtiment rectangulaire portait une loggia à l’étage, dont une arcade s’ouvrait sur la rue Saint-Denis et deux autres sur la rue aux Fers. Cet espace a servi à un public, sans doute trié sur le volet, pour voir les festivités de l’entrée royale et probablement des processions, mais restait d’un usage assez limité.

Un décor abondant

L’architecture de cette fontaine se ressent de la connaissance de l’antique évidemment, mais par le filtre de Serlio, dont Goujon était familier. Très minérale, elle ne manifeste ni le miroitement, ni le murmure des eaux comme une fontaine de jardin. Seuls des robinets donnent l’eau sur les murs aveugles des parties basses. Par une sculpture luxuriante, la loggia en revanche est un hymne à l’eau. L’abondance du décor sculpté s’insinue dans une architecture sobre et forte, que forment des arcades en plein cintre, encadrées de doubles pilastres cannelés et surmontées de frontons triangulaires. Faute de documents, Goujon a été désigné comme l’auteur des reliefs où se retrouvent avec évidence son style et son écriture. On lui a associé Lescot pour l’architecture, puisque tous deux collaboraient à cette époque, d’abord sur le chantier du jubé de Saint-Germain-l’Auxerrois puis du Louvre. Mais Goujon, se targuant d’être lui-même architecte, aurait parfaitement pu concevoir aussi la construction, comme l’a suggéré avec prudence Guillaume Fonkenell.

Le décor sculpté

Outre la partie ornementale et héraldique, celui-ci se concentre sur plusieurs ensembles : trois reliefs horizontaux placés sous la balustrade où des personnages posés sur des conques glissent sur un flot ondé ; cinq figures de grandes nymphes debout qui semblent sortir d’entre les pilastres et offrent l’eau par des vases en trompe-l’œil ; trois frontons, où se retrouvent les flots ondés sur lesquels des petits génies aquatiques jouent, posés sur des coquillages gigantesques ou des monstres marins ; enfin six Renommées en écoinçon des arcs, comme celles d’Écouen, offrant des couronnes.

Le musée imaginaire de Jean Goujon

Ici, comme ailleurs chez Goujon, les références sont légion. Tel relief de nymphe et triton s’inspire d’un petit bas-relief antique alors célèbre, tel groupe de nymphe et génie rappelle des gravures de Mantegna ou d’après Raphaël. Loin de démontrer un manque d’imagination, les citations appartiennent au musée imaginaire du sculpteur, elles proviennent peut-être de voyages ou d’une bibliothèque, sont nourries du voisinage avec les Italiens de la cour. Elles sous-tendent pourtant une création personnelle par laquelle Goujon entonne un hymne au corps féminin, parfois entièrement nu et de face – qu’en a-t-on alors pensé dans la rue ? –, parfois délicatement sinueux, drapé de linges mouillés qui laissent transparaître les formes. La virtuosité du relief fluide, si proche de celui des allégories du Louvre, s’allie à une multiplicité des poses. Le sculpteur ne craint pas de faire tourner le dos à ses créatures, dont aucune ne nous regarde. Elles sont dans le monde imaginaire de l’eau bienfaisante.