Martine de Béhague « une âme en quête de perfection »
Elle achetait un objet par jour et son palais, empli de richesses, faisait rêver tout Paris. L’arrivée de son yacht dans un port était un événement. Elle connaissait les « grands » de son époque. Poètes et musiciens l’admiraient. Elle bâtissait, voyageait, accumulait les plus beaux objets de tous les temps et de toutes les époques. Le nom de Martine de Béhague, comtesse de Béarn (1870-1939), demeure encore aujourd’hui le symbole d’une provenance prestigieuse. Mais la femme qui se cache derrière ce nom s’est effacée comme une ombre. Elle a pourtant marqué son temps.
« On se demandait quelle fée pouvait bien habiter ce bateau » écrit un chroniqueur du Figaro le 18 octobre 1898 lorsqu’apparaît quai de Grenelle un house-boat comme on n’en avait jamais vu sur la Seine. En tenue de yachtwoman, ladite « fée », qui pose bientôt fièrement pour un photographe, est pourtant bien connue des Parisiens : c’est Martine de Béhague, comtesse René de Béarn.
Alors âgée de seulement 28 ans, la jeune femme a commandé et fait venir depuis le Berkshire, par la Tamise et la traversée de la Manche, ce qui est un exploit pour un bateau à fond plat, ce petit palais flottant et son annexe qu’elle a baptisés Le Lotus et Le Scarabée ; elle navigue bientôt sur les fleuves d’Europe. Ce n’est pas le premier caprice spectaculaire de la comtesse et ce ne sera pas le dernier. Marquée par la disparition précoce de ses parents, le bibliophile Octave de Béhague, décédé en 1879, et Laure de Haber, remariée au député James de Kerjégu et morte en couches en 1885, mais aussi de son grand-père le richissime baron Samuel de Haber qui s’est éteint en 1890, Martine a décidé d’être une femme libre. Elle a donné congé à son époux le comte de Béarn en 1895, après l’échec de leur mariage. À la tête d’une fortune colossale, la jeune femme se consacre désormais à un seul but, véritable démarche salvatrice : la quête de la beauté sous toutes ses formes.
« Depuis ses premiers achats vers 1890 jusqu’à sa mort en 1939, Martine de Béhague met sur un même pied peintures, dessins, sculptures, mobilier, art décoratif, étoffes, numismatique, bibliophilie, orfèvrerie, armes et miniatures persanes. »
Une âme mélancolique
Martine de Béhague a vécu son enfance entre le château de Courances, restauré par son grandpère Haber, et le petit hôtel de Béhague où vit son père, rue Saint-Dominique. La petite fille que l’on découvre dans ses cahiers d’écolière porte en elle une mélancolie et une profondeur de réflexion étonnantes. La conjonction entre ce tempérament natif, les deuils, l’amour déçu et le contexte intellectuel de l’époque, entre idéalisme et décadentisme, forme un caractère complexe qui explique la personnalité de la jeune femme, marquée par le mouvement symboliste. Martine de Béhague, telle que la décrivent Henry de Régnier, Paul Valéry ou Marie-Laure de Noailles, hésite sans cesse entre magnificence et repli sur soi, enthousiasme et tristesse. Et pourtant, avec une énergie étonnante, elle mène bientôt de front d’importants travaux, de grands voyages, une vie aristocratique conforme à un modèle d’Ancien Régime qu’elle chérit et l’acquisition presque quotidienne des objets qui sont aujourd’hui la fierté des plus grandes collections et des plus importants musées du monde. Dans d’épais carnets, le secrétaire Charles du Bousquet inscrit les achats de la comtesse. Ventes publiques, marchands du monde entier ou découvertes lors des voyages, les pages surchargées donnent le vertige.
Un éclectisme sans limite
L’apparent éclectisme de ces listes interminables masque un appétit sans bornes de rareté et de beauté. Au-delà de l’idée de collection, il s’agit de vivre une harmonie presque mystique avec les objets : « J’ai ressenti de telles émotions que je ne puis croire qu’il n’y ait échange » écrit-elle. Depuis ses premiers achats vers 1890 jusqu’à sa mort en 1939, Martine de Béhague met sur un même pied peintures, dessins, sculptures, mobilier, art décoratif, étoffes, numismatique, bibliophilie, orfèvrerie, armes et miniatures persanes. Le beau doit être partout, y compris dans le grandiose yacht qu’elle commande en 1902 et qui porte le beau nom de Nirvana. À son bord, accompagnée d’hôtes de marque, elle parcourt la planète jusqu’à un tour du monde qui passe par l’Asie en 1908, avec une visite à l’impératrice Tseu-Hi dans la Cité interdite. Le roi Alphonse XIII d’Espagne, l’empereur Guillaume II et le baron Shibuzawa, fondateur du capitalisme japonais, dînent sur le yacht. Les bâtiments la passionnent aussi. En témoignent le nouvel hôtel de Béhague, actuelle ambassade de Roumanie, construit selon un modèle versaillais, et sa spectaculaire salle de théâtre, dite « byzantine », pourvue d’un dispositif scénique révolutionnaire dû à Mariano Fortuny. Avec Charles-Marie Widor comme « maître de chapelle », on y interprète Richard Wagner, Gabriel Fauré y dirige son requiem, Camille Saint-Saëns s’y produit, Isadora Duncan et les Sakharrof y dansent. Mais il y a encore le château de Fleury, entièrement restauré, et l’hôtel de Sully, sauvé de la ruine. Comme cette énumération même, la vie et les passions de la comtesse semblent parfois désordonnées. C’est que la logique profonde qui l’anime reste souvent impénétrable aux autres.
Le taquin Robert de Montesquiou la moque, jaloux sans doute, lorsqu’elle offre à La Joconde un nouveau cadre, d’époque Renaissance (toujours en place aujourd’hui), pour remplacer une banale bordure Louis-Philippe. De son côté, Catherine Pozzi, la fille du beau docteur immortalisé en robe de chambre rouge par Sargent, écrit que la comtesse « vit entre une porte gardée de lar-bins et une console d’or ». Paul Morand parle quant à lui d’un « incroyable entassement de richesses, de lambris dorés, d’objets d’art sans prix ». Jusqu’à Edgar Degas, décrivant une de ses visites rue Saint-Dominique, non sans un humour acide : « Escalier de marbre. Salon, tapisseries, bibelots. Galerie, objets d’art. Là, un Fragonard de 800 000 francs ; là un Boucher et des ivoires et des orfèvreries, de tout, pour des millions, et, au bout, sur ses fourrures sans prix, dans ce luxe, je la vois, la malheureuse ! ». Henry de Régnier doute lui-même que sa chère Martine ait jamais été heureuse. Mais n’est-ce pas cette tristesse même qui permet à la jeune femme d’échapper à la vacuité et au monde souvent superficiel de son milieu ? La comtesse, comme le confirme Marcel Proust, est d’une haute culture ; elle a lu Goethe, Schopenhauer et Baudelaire et elle a suivi les cours de Ferdinand Brunetière sur Bossuet. Sa quête métaphysique de l’art et de la beauté comme voyage dans le temps et l’espace prend donc pour elle une importance vitale.
L’amie des écrivains
La comtesse de Béhague est proche des artistes mais aussi des poètes. De José-Maria de Heredia à Gabrielle d’Annunzio, en passant par Pierre Loti, Henri et Marie de Régnier, André Suarès, Paul Morand, Cocteau, Colette et Paul Fort, elle est non seulement une des plus grandes bibliophiles de son époque, mais aussi une lectrice de ses contemporains. Durant sa jeunesse marquée par l’idéalisme, elle fréquente le philosophe Édouard Schuré, auteur des Grands initiés, l’un des livres les plus lus de la décennie 1890. Durant les années 1920 et 1930, Paul Valéry est son plus proche ami et c’est chez elle, à Hyères, que le poète écrit Degas, Danse, Dessin et s’adonne à la gravure et à l’aquarelle. Il voyage aussi à bord du Tenax, le second yacht de Martine. Tandis que les nuages s’accumulent sur l’Europe, la comtesse accueille encore dans sa thébaïde qu’est La Polynésie à Hyères, sous les treilles chargées de roses et face à la mer, aussi bien Ida Rubinstein qu’Aldous Huxley, qui vient de publier Le Meilleur des mondes, Edith Wharton, d’Annunzio et beaucoup d’autres. Le monde a changé et, loin de l’univers corseté d’avant la guerre, Martine profite de la plage, comme sur la photographie où on la voit en maillot de bain en compagnie de Valéry et d’Huxley. Jusqu’à la fin de sa vie, la comtesse de Béhague aura été l’amie des lettres et des arts.
Anticomania
On comprend vite qu’une recherche personnelle aussi réfléchie et nourrie de culture débouche sur une passion pour les temps les plus reculés. L’archéologie passionne la comtesse qui visite le pays des pharaons en 1899. Parmi les plus beaux objets de sa collection égyptienne, on peut citer une délicate figurine en ivoire de l’époque amarnienne et un roi faisant une offrande en argent et or de la XXIe dynastie (tous deux aujourd’hui au Louvre). Mais d’autres merveilles doivent être mentionnées, comme la grande déesse Bastet, acquise sur place, ou encore la fameuse Dame Tiye en bois sculpté de l’époque d’Aménophis III (New York, Metropolitan Museum of Art). Des vitrines entières sont consacrées rue Saint-Dominique à l’art égyptien. Mais l’amour de Martine pour le monde gréco-romain n’est pas en reste. Son émotion à Épidaure, à Athènes, et dans tous les lieux visités dont témoigne son journal, en atteste. Dans la liste des chefs-d’œuvre de ces civilisations, on doit mentionner le cheval hellénistique grandeur nature dit « Weiller », le Satyre « de Jouey » gallo-romain provenant de la collection Dominique-Vivant Denon, des reliefs, acrotères, autels, statues et le rarissime gobelet d’or acquis auprès d’un pêcheur d’éponges à Bodrum.
Mais que dire des extraordinaires vases, comme le dinos à figures noires attribué au cercle du peintre Antimenes, dont le col représente une bataille navale, des archers et des hoplites (Malibu, Villa Getty) ? La même frénésie habite Martine lorsqu’elle s’intéresse au monde paléochrétien, à l’art byzantin, au Moyen Âge et aux primitifs flamands, français et italiens. La qualité le dispute à l’abondance. Il en va de même de la Renaissance : plat de Bernard Palissy, rarissimes aiguière et biberon aux armes d’Henri II en faïence de Saint-Porchaire, aquarelle de Hans Baldung, dessins de Dürer dont le célèbre Crabe de mer, mais aussi de Léonard de Vinci avec cinq des draperies dites « Jabach ». Le sommet de cet ensemble est cependant le Portrait d’Alfonso d’Avalos du Titien (Malibu, Villa Getty) acquis auprès de la famille Potocki en 1922 pour la somme astronomique de 800 000 francs. Lorsque la passion la saisit, la comtesse ne compte pas !
« Devant l’immensité de la collection, on ne peut qu’user de formules : “d’Ingres à Degas” pourrait résumer la chose. L’Iliade, reprise du décor pour le plafond du Louvre, montre l’admiration de la comtesse pour la pureté classique du premier tandis que les Danseuses à l’exercice du second révèlent sa sensibilité à une intimité poétique. »
L’hôtel de Béhague, un écrin sur-mesure
Dans l’hôtel de Béhague, où lambris et marbres témoignent d’un véritable amour pour le XVIIIe siècle, la comtesse réunit toiles et dessins de Boucher, Hubert Robert, Fragonard et Watteau dont les merveilleuses Deux Cousines, fleuron du Louvre. Ces œuvres voisinent avec les innombrables meubles précieux et les objets d’art. Ainsi du vase en porcelaine, biscuit et bronze doré de Joseph Hannong offert à Marie-Antoinette en 1781, acquis aux enchères contre le musée de Strasbourg et son grand conservateur Hans Haug. Déçu, l’historien demande à Martine une photo de l’objet : elle lui promet aussitôt son legs ! Le vase trône aujourd’hui au Palais Rohan.
Mais les XIXe et XXe siècles sont aussi présents en abondance rue Saint-Dominique. Devant l’immensité de la collection, on ne peut qu’user de formules : « d’Ingres à Degas » pourrait résumer la chose. L’Iliade, reprise du décor pour le plafond du Louvre, montre l’admiration de la comtesse pour la pureté classique du premier tandis que les Danseuses à l’exercice du second révèlent sa sensibilité à une intimité poétique. Lorsque, soucieuse de calme, elle fait construire vers 1922 à Hyères La Polynésie, propriété néo-provençale, elle se tourne vers les « modernes », Derain, Jouve, Picasso, Bakst, Othon Friesz, mais aussi vers les arts dits « primitifs ». Parmi ses achats, le plus beau pectoral Hei tiki maori connu, le pectoral Rei Miro découvert par Pierre Loti sur l’île de Pâques et aujourd’hui accroché sur le « mur » André Breton à Beaubourg ou le masque Kpan Plé Baoulé Baule de Côte d’Ivoire. Rien n’échappe à l’œil de celle que Maurice Paléologue qualifie après sa mort soudaine en 1939 d’« âme en quête de perfection ».
À lire : Jean-David Jumeau-Lafond, Martine de Béhague. Un esthète à la Belle Époque, Flammarion, 2022, 240 p., 59 €.