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Rubens à domicile au Musée royal des beaux-arts d’Anvers

Pierre Paul Rubens (et Antoine Van Dyck ?), Épitaphe de Jan Michielsen et de son épouse Maria Maes (Déploration du Christ mort encadrée, à gauche, d’une Madone à l’Enfant et, à droite, de Saint Jean l’Évangéliste), 1618. Huile sur panneau, 138 x 178 cm (l’ensemble). Anvers, Musée royal des beaux-arts.

Pierre Paul Rubens (et Antoine Van Dyck ?), Épitaphe de Jan Michielsen et de son épouse Maria Maes (Déploration du Christ mort encadrée, à gauche, d’une Madone à l’Enfant et, à droite, de Saint Jean l’Évangéliste), 1618. Huile sur panneau, 138 x 178 cm (l’ensemble). Anvers, Musée royal des beaux-arts. © KMSKA

Rubens et Anvers sont étroitement identifiés l’un à l’autre. En proposant un compendium de l’art, notamment sacré, de ce peintre superlatif, le Musée royal des beaux-arts ne permet, certes pas, d’appréhender l’universalité du génie rubénien, mais il offre une occasion de mesurer la grandeur de sa contribution fondamentale à l’histoire de la peinture européenne.

Rubens demeure, par excellence, l’incarnation de l’apogée de la tradition picturale anversoise au XVIIe siècle. Issu d’une famille de bonne souche anversoise, le futur maître ne vit pourtant pas le jour au bord de l’Escaut mais en terre allemande, à Siegen (Westphalie). Soupçonné de sympathie pour le protestantisme, son père, Jan Rubens, avait quitté Anvers où sévissait la répression de la puissance espagnole pour entrer au service d’un prince protestant de premier plan, Guillaume d’Orange-Nassau dit le Taciturne. Les choses prirent un tour surprenant. Devenu l’amant de la femme du prince, ce juriste distingué fut jeté en prison pour être finalement libéré en 1573. La famille Rubens demeura quelques années à Siegen avant de s’établir à Cologne. C’est dans ces circonstances que Pierre Paul vit le jour en 1577 (imagine-t-on débuts plus romanesques – et plus difficiles – pour le futur prince des peintres et pour l’un des plus éloquents apologues du catholicisme ?). À défaut d’y être né, Rubens marqua pour Anvers (où il fut reçu maître à la guilde des peintres en 1598 après avoir été formé par le paysagiste Tobias Verhaecht et par un artiste aussi instruit que rébarbatif, Otto Van Veen dit Venius) une prédilection qui ne devait s’achever qu’avec sa mort. Devenu peintre des archiducs Albert et Isabelle de Habsbourg après un long séjour italien (1600-1608) qui le révéla à lui-même, Rubens choisit de s’établir à Anvers plutôt qu’à la cour de Bruxelles. C’est depuis la cité scaldienne, dont il deviendra l’un des citoyens les plus illustres, qu’il mènera une carrière d’ampleur européenne, dirigeant, depuis une demeure quasi palatiale, l’un des ateliers les plus productifs et les plus efficaces du siècle.

Pierre Paul Rubens, Le Char de Calloo, 1638. Huile sur panneau, 103 x 71 cm. Anvers, Musée royal des beaux-arts.

Pierre Paul Rubens, Le Char de Calloo, 1638. Huile sur panneau, 103 x 71 cm. Anvers, Musée royal des beaux-arts. © KMSKA

Ad maiorem Dei gloriam (Pour la plus grande gloire de Dieu)

Les collections du KMSKA donnent l’impression (sans être à proprement trompeuse, elle a le défaut d’être tronquée) d’une spécialisation de Rubens dans le domaine de l’art sacré. Sorte d’hybridation de Michel-Ange et de Tintoret, l’œuvre la plus ancienne du maître visible dans les salles est d’ailleurs un monumental Baptême du Christ (1604-1605) commandé par le duc Vincent de Gonzague pour l’église des Jésuites de Mantoue. Le maître, souvent secondé par son atelier, déploya après son retour d’Italie une activité débordante dans la catégorie picturale aussi prestigieuse que rémunératrice des retables. C’est ainsi qu’il réalisa pour les couvents et églises d’Anvers, des Pays-Bas espagnols, puis très au-delà de ces limites, une quantité impressionnante de tableaux d’autel, manifestations d’un catholicisme combatif, militant, particulièrement adapté à des régions situées sur la ligne de front avec l’Europe protestante. La plupart des tableaux visibles ici proviennent des lieux de culte anversois où il se trouveraient sans doute toujours si la Révolution française n’était venue renverser l’ordre ancien et disperser les œuvres. On peut ainsi admirer, dans les collections, des polyptyques « épitaphes » de taille humaine réalisés pour les sépultures de mécènes qui étaient parfois des amis du peintre (Épitaphe de Nicolaas Rockox et de son épouse Adriana Perez, Épitaphe de Jan Michielsen et de son épouse Maria Maes1) ou des retables de dimensions moyennes comme la représentation de l’intercession de sainte Thérèse au profit de Bernardino de Mendoza qui paraît trouver le temps long au Purgatoire.

Pierre Paul Rubens, Sainte Thérèse d’Ávila intercédant pour Bernardino de Mendoza au Purgatoire, 1630-1635. Huile sur toile, 138 x 178 cm. Anvers, Musée royal des beaux-arts.

Pierre Paul Rubens, Sainte Thérèse d’Ávila intercédant pour Bernardino de Mendoza au Purgatoire, 1630-1635. Huile sur toile, 138 x 178 cm. Anvers, Musée royal des beaux-arts. © KMSKA

L’Adoration des mages

On prétend que Rubens aurait réalisé cette grande Adoration des mages verticale pour l’église de l’abbaye des prémontrés Saint-Michel d’Anvers dans le temps record de deux semaines. La maîtrise parfaite de son art par le peintre et un carnet de commandes débordant de clients rendent-ils vraisemblable le déploiement de cette « célérité magistrale » ?

Toujours est-il, au-delà de l’anecdote, qu’un examen attentif du retable pratiqué ces dernières années a démontré qu’il comptait parmi les rares œuvres monumentales dont le maître assura lui-même l’exécution sans le soutien discernable de l’atelier. Le prix considérable de 1 500 florins déboursé par le commanditaire, l’abbé Matthijs Yrsselius, ne suffit pas à expliquer entièrement la très large part prise par l’artiste dans la réalisation du retable (sa destination prestigieuse, l’autel majeur de l’abbatiale Saint-Michel, pas davantage). Cette implication résultait peut-être des liens familiaux existant entre le peintre et le lieu auquel était destiné le grand tableau : Rubens avait épousé Isabella Brant, sa première épouse, à Saint-Michel en 1609, et l’église abritait, en outre, la sépulture de sa mère. Dans cette Adoration des mages venus honorer l’Enfant Jésus, incarnation de la portée universelle du christianisme, Rubens parvient à rendre intéressant l’un des sujets, certes les plus touchants, mais aussi les plus rebattus de l’art sacré. Le maître et son atelier revinrent souvent à ce thème, rarement de manière aussi heureuse. La touche fluide, la somptuosité chromatique du tableau, l’exotisme digne d’un conte oriental et l’intérêt constant des types humains, avec l’admirable contraste physique et psychologique des trois mages (bonhomie étonnée, révérence, sans oublier l’introspection presque courroucée de l’inoubliable Melchior…), contribuent à faire du grand tableau d’autel anversois une parfaite réussite artistique et une véritable fête pour l’œil. Les dispositifs parfois très théâtraux (encadrement de marbre, statuaire) qui servaient d’écrin aux grands retables ont généralement péri dans les bouleversements amenés par la Révolution française. Tel n’est pas le cas, en l’espèce, puisque l’église Saint-Trond de Zundert (Pays-Bas) conserve l’encadrement originel du maître-autel de Saint-Michel.

Pierre Paul Rubens, L’Adoration des mages, 1624-1625. Huile sur panneau, 447 x 336 cm. Anvers, Musée royal des beaux-arts.

Pierre Paul Rubens, L’Adoration des mages, 1624-1625. Huile sur panneau, 447 x 336 cm. Anvers, Musée royal des beaux-arts. © KMSKA

Prodigieuses machines baroques

Enfin, le musée tire une partie de sa réputation de prodigieuses machines baroques comme L’Adoration des mages (voir encadré ci-dessus) ou la gigantesque « Conversation sacrée », autel majeur de l’église des Augustins d’Anvers réalisé en 1628. Ce dernier tableau a le défaut d’apparaître uniformément jaunâtre2, impression renforcée par le fait qu’une partie des Rubens du musée ont été (très bien) restaurés pendant la fermeture. Soulignons, à cet égard, qu’une aussi bonne occasion de considérer la palette du maître et son coloris, plus pondéré que le public ne l’imagine, se présente rarement. Une autre surprise, plus déroutante, concerne l’attribution des tableaux, parfois donnés explicitement aux collaborateurs de Rubens sur les cartels. C’est le cas, en particulier, du fameux Christ en croix dit Le Coup de lance (1619-1620), provenant des Récollets minorites d’Anvers, attribué ici à Van Dyck. Il est fort vraisemblable que ce dernier soit, en effet, l’auteur du tableau, mais ce raccourci est susceptible de créer un malentendu dans l’esprit du visiteur qui doit comprendre que tous ces tableaux d’autel sont des « Rubens » même quand il n’en est pas « l’exécuteur ». Inspirateur immédiat des tableaux, maître souverain de l’atelier, Rubens est le seul élément indispensable dans une chaîne de production bien rodée qui permit d’orner d’innombrables lieux de culte. Le cartel qui attribue le superbe Christ à la paille à Rubens et à un exécutant de luxe (ici Van Dyck, mais il pourrait s’agir d’un autre de ses assistants) paraît bien plus satisfaisant.

Venus frigida

Très représentatif de l’art à la fois remarquablement érudit et essentiellement sensuel de Rubens en matière de sujet mythologique, ce tableau constitue une illustration piquante d’une sentence latine ambiguë empruntée à L’Eunuque, comédie romaine de Terence (IIe siècle avant J.-C.) : Sine Cerere et Baccho friget Venus. L’expression, devenue proverbiale, signifie que sans nourriture (Cérès) et sans vin (Bacchus), l’ardeur de l’amour (Vénus) a tôt fait de refroidir. Libre à chacun d’en déduire que l’amour est une bien faible chose qui nécessite de semblables adjuvants pour perdurer ou au contraire qu’il importe de veiller à ce que le vin et les mets ne fassent jamais défaut… La position de Rubens apparaît quelque peu équivoque. Vénus et le petit Éros recroquevillé, reflet inversé de sa mère, ne sont pas à proprement parler moqués. Le satyre ricanant pourvu d’une énorme corne d’abondance, et qui semble venu les narguer plus que les réconforter, introduit cependant ici, avec son absence d’empathie, une note moins légère que grinçante. La grammaire de Rubens, sa syntaxe même, suppose l’emploi constant d’œuvres antiques qui sont citées dans leur contexte ou à l’inverse détournées pour offrir une tout autre signification. Ici la figure accroupie d’une Vénus grelottante correspond à la citation directe d’un type de représentation de la déesse mis au point par l’art hellénistique : Aphrodite au bain versant de l’eau sur son épaule, qui serait une invention de Doidalsès de Bithynie (?) et dont plusieurs copies romaines étaient alors visibles en Europe, en particulier à Rome. L’accroupissement en torsion de la déesse garantissait dans le cas de la sculpture (comme de la peinture qui s’en inspirait) la vision d’un dos et d’une croupe d’une vénusté épanouie. On notera que l’œuvre est signée (P.P. RVBENS F.[ECIT]), ce qui laisse supposer qu’elle fut réalisée dans un but précis et pour un destinataire justifiant cette indication, rare chez Rubens. Le tableau fut agrandi ultérieurement.

Pierre Paul Rubens, Venus frigida, 1614. Huile sur panneau, 145,1 x 185,6 cm. Anvers, Musée royal des beaux-arts.

Pierre Paul Rubens, Venus frigida, 1614. Huile sur panneau, 145,1 x 185,6 cm. Anvers, Musée royal des beaux-arts. © KMSKA

Mythologie, art « célébratif », paysage et portrait

Les collections du musée d’Anvers donnent un aperçu bien moins complet des (multiples) activités du maître en dehors de l’art sacré, mais elles le font néanmoins avec des œuvres significatives. L’importante Venus frigida (voir encadré ci-dessus) permet ainsi d’appréhender la verve et la profondeur de Rubens interprète de la mythologie. Quant à son excellence en matière de célébrations allégoriques des puissants ou en qualité d’« ordonnateur » des fêtes civiques, on doit la mesurer à l’aune d’esquisses colorées tel le superbe modello pour le char triomphal immortalisant la victoire espagnole contre les Hollandais ayant tenté d’encercler Anvers en 1638 ; celles-ci étaient ensuite traduites de manière monumentale par des peintres, sculpteurs et menuisiers. On ne saurait naturellement passer sous silence Le Fils prodigue, grand tableau situé au carrefour de l’art sacré, de la scène de genre et du paysage, où Rubens saisit le débauché de la parabole biblique au fond de sa déchéance au moment où il amorce son chemin vers le Salut.

Pierre Paul Rubens, Le Fils prodigue, vers 1618. Huile sur panneau, 111 x 159 cm. Anvers, Musée royal des beaux-arts.

Pierre Paul Rubens, Le Fils prodigue, vers 1618. Huile sur panneau, 111 x 159 cm. Anvers, Musée royal des beaux-arts. © KMSKA

Rubens, monumental objet de recherche

Ville natale de Rubens, comptant maints retables du peintre dont certains demeurés in situ, Anvers, qui dispose par ailleurs avec la Rubenhuis de la meilleure introduction possible à la découverte du maître flamand, est devenue très logiquement le haut lieu de la recherche dédiée à Rubens. Le Corpus Rubenianum Ludwig Burchard y a son siège, adossé à la Rubenshuis. Cette ambitieuse entreprise réunissant un collège international des meilleurs spécialistes de l’artiste vise à établir le catalogue raisonné de son œuvre gigantesque. Quelque quarante volumes de ce projet à nul autre pareil ont été publiés depuis 1968. Le KMSKA, dont deux conservateurs contribuent au Corpus Rubenianum, a lancé de son côté le Rubens Research Project avec le soutien de la Fondation Getty (Los Angeles). Il vise à une étude approfondie des œuvres de Rubens du musée appuyée sur les analyses scientifiques les plus complètes. Mieux connaître les œuvres d’un point de vue technique doit non seulement permettre de lever des questions de datation et d’attribution, mais aussi contribuer à leur meilleure restauration possible.

Le peintre inspire le XIXe siècle

Signalons, pour ce qui regarde le paysage rubénien, qu’à l’occasion de la réouverture du KMSKA, le musée Boijmans Van Beuningen de Rotterdam a prêté (à long terme) le très beau Paysage avec un chariot. Cette œuvre datant des années 1630 aide à comprendre l’importance décisive de la production tardive de Rubens dans l’histoire du genre en Europe, l’art du paysage anglais et français au XIXe siècle ayant trouvé dans ce type de représentation « atmosphérique » une référence et un guide. Enfin le portrait, l’un des domaines les plus sous-estimés peut-être dans l’œuvre océanique du maître, est représenté par une effigie d’érudit à la fois « chic » et intense. Le tableau, dont les aspects secondaires furent laissés à un collaborateur, représente Jan Gaspard Gevartius, juriste, poète et érudit, secrétaire de la ville d’Anvers et ami du peintre à qui il ressemble à maints égards, jusque dans cette référence stoïcienne commune matérialisée par un buste de l’empereur Marc Aurèle.

 Pierre Paul Rubens, Jan Gaspard Gevartius, vers 1628-1631. Huile sur panneau, 119 x 98 cm. Anvers, Musée royal des beaux-arts.

Pierre Paul Rubens, Jan Gaspard Gevartius, vers 1628-1631. Huile sur panneau, 119 x 98 cm. Anvers, Musée royal des beaux-arts. © KMSKA

 

1 Les revers des panneaux représentent le Christ sauveur et une Madone à l’Enfant.

2 Il devrait faire l’objet prochainement d’une restauration dont on espère qu’elle lui rendra sa splendeur ternie.