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Au sein des « écritures » de Jephan de Villiers

Jephan de Villiers, la plume à la main.

Jephan de Villiers, la plume à la main. © J.-D. Burton

Sculpteur français renommé, Jephan de Villiers, né en 1940, est aussi un artiste du livre dont les « images-écritures » enchantent et intriguent. Leur pouvoir à la fois évocateur et énigmatique inspire nombre de poètes qui tracent leurs mots en écho à la forêt de signes déployés sur les pages par le plasticien. Tentative de déchiffrement.

Les « écritures » de Jephan de Villiers me déchaînent, c’est-à-dire m’enthousiasment dans la mesure où elles me privent de leur sens, de leur supposée signification. Mais elles me déchaînent aussi au sens où justement elles me libèrent de certaines chaînes comme celles de vouloir tout comprendre et maîtriser. Les écritures de Jephan laissent coi – avec des « quoi ? » qui ne cessent de s’accumuler et de s’amonceler au sein des signes qui envahissent comme frénétiquement la page du peintre-poète.

Une apothéose amoureuse

Mon chemin avec Jephan de Villiers commence en 2009, quand Éric Coisel me demande d’accompagner trois pages du peintre dans sa collection « Mémoires ». De sa plume vive, Jephan a fait jaillir, sur deux pages blanches, trois fleurs. Bien sûr, ce ne sont pas des fleurs, mais de simples corolles qu’une simple tige noire tient sans s’enfoncer dans la terre. Un suspens permet à la tige de remonter vers le haut, vers la corolle offerte à la fleur. Ça descend pour mieux remonter ; c’est un échange entre la base et le sommet, mais sans terre ni ciel. C’est un entre-deux fragile. Je suis fasciné quand je découvre ces menus signes de Jephan ; ils réclament des mots. Traits est le titre qui s’impose, et j’évoque « simplement des traits / qui se toucheraient / ou s’écarteraient / comme dans la danse de l’amour / quand c’est la première fois / que l’assaut se prépare ». Et il me plaît de mêler « les traits d’amour » au « trait d’union / des sexes autour ». Ma découverte première des signes de Jephan culmine donc dans une apothéose amoureuse.

Jephan de Villiers et Daniel Leuwers, Traits. 2009.

Jephan de Villiers et Daniel Leuwers, Traits. 2009. © Daniel Leuwers

Repères biographiques

1940 Naissance au Chesnay, près de Versailles.

1962-1964 Guerre d’Algérie.

1965 Solitaire en son atelier parisien, il se voue à la sculpture.

1966 Il change son prénom Jean-François en Jephan et part à Londres où il montre de plus en plus son travail. Les expositions se multiplient.

1976 Il s’installe à Bruxelles où la forêt de Soignes devient son alliée, au point qu’il déménage auprès d’elle, à Jolimont, en 1989.

1995 Création d’une Fondation Jephan de Villiers à Jolimont.

2005 Inauguration de l’Espace Jephan de Villiers à Corloux, près de Mirambeau et de l’estuaire de la Gironde, où il vit désormais avec sa femme Françoise qui contribue à de nombreuses mises en espace de son œuvre.

Une écriture visible avant d’être lisible

Oui, l’écriture de Jephan de Villiers suscite le déchaînement et, à chaque occasion où il m’est donné de la retrouver, j’ai envie d’en savoir plus sur l’artiste et même de le connaître (pour mieux le faire connaître à d’autres). En 2023, je prends contact avec lui pour le convier à réaliser quelques « livres pauvres ». Il accepte en collant à côté de mon écriture (disons « normale ») des feuillets de son écriture dont Yves di Manno dit avec justesse qu’elle est « visible avant d’être lisible ». Puis il m’envoie certains de ses livres – et notamment Jephan de Villiers. Le signe et la mémoire publié par la Bibliotheca Wittockiana à Bruxelles en 2018. Et, en août 2024, l’occasion se présente pour moi de rejoindre Jephan dans sa campagne de Corloux proche de l’estuaire de la Gironde. À peine arrivé, je découvre les nombreux ouvrages consacrés à l’art et aux « écritures » de Jephan. Elles sont posées sur la page comme une évidence. Le poète Marc Petit a dit son émerveillement devant une graphie qui « réduit la belle parole au silence, devançant tout ce qui sur elle sera dit, tout ce qui ne saurait être dit, tout ce qui sera tu… » (Jephan de Villiers, Prisme Éditions, 2021, p. 59). Il n’empêche que je cherche toujours le secret et que je suis gagné par une véritable fièvre référentielle. Ne serait-il pas possible de traduire les signes que nous offre Jephan ? Et je suis persuadé que je vais bien finir par découvrir des mots lisibles – des mots écrits pour moi, pour moi seul peut-être.

Jephan de Villiers et Daniel Leuwers, Tombées, double page, 2024.

Jephan de Villiers et Daniel Leuwers, Tombées, double page, 2024. © Daniel Leuwers

La danse des signes

Quand je lis des poèmes « normaux », il y a toujours un moment étrange et inattendu où le sens – le sens profond du texte – soudain s’éclaire. Un déhanchement de la langue, une saillie impromptue font que tout devient transparent ou presque. Les psychanalystes mettent cela sur le compte de l’« attention flottante ». On croit qu’on n’écoute pas, qu’on surfe négligemment au milieu des mots, et tout devient brusquement clair, et la mer, dès lors, commence à gonfler en nous et à nous rapprocher du « sentiment océanique » que Freud et Romain Rolland ont décelé aux moments les plus forts de la création – quand l’inconscient justement affleure, devient fleur, corolle et tige. Or, devant les écritures de Jephan, j’ai l’impression qu’un mot va soudain tout me révéler, mais ce n’est pas précisément un mot, c’est le rêve d’un mot, c’est l’urne d’un mot ou d’un mort, et la fleur presque absente du célèbre bouquet de Mallarmé. Les écritures de Jephan nous placent dans une situation ambiguë où la frustration se transforme en caresse apaisante.

Jephan de Villiers, Arboglyphes et murmurations, 2025, deux feuillets libres.

Jephan de Villiers, Arboglyphes et murmurations, 2025, deux feuillets libres. © Jephan de Villiers

Les traces d’une plume

À de certains moments, je crois lire ici l’expression « en vol » et là « super », mais rien de très sûr car, ce qu’on trouve dans les écritures, ce sont plutôt les traces d’une plume qui semble aller, à rebours de nos habitudes, non pas de gauche à droite, mais de droite à gauche et qui donc se rapprocherait des scripteurs arabes et japonais, ou qui serait parente de l’Apollinaire du Poète assassiné prompt à transformer son héros Croniamantal en Latnamainorc. Avec Jephan, ça coulisse d’autant plus facilement que les mots sont des signes autonomes, et non des « calligrammes » trop pris dans les miroirs de la mimésis. Ce qui est radicalement étonnant, c’est l’abandon total de nos mots (et, par là même, de nos maux ?). Il y a peut-être un goût secret de la médication chez le docteur Jephan ! Par ailleurs, comme les signes ne font signe qu’à eux-mêmes, ils ont le don de nous entraîner dans une véritable spirale picturale. Les signes ne figurent pas, ils conduisent à une rêverie où l’abstraction se déploie à l’envi.

Jephan de Villiers et Michel Butor, Les Plumes de l’archange, 2011, Éditions Collection de Mémoire, 20 pages sous coffret.

Jephan de Villiers et Michel Butor, Les Plumes de l’archange, 2011, Éditions Collection de Mémoire, 20 pages sous coffret. © Jephan de Villiers

Écriture et abstraction

Quand je regarde une page de Villiers, je contemple un tableau à la recherche de son unité, de son intime équilibre. Les mots se résorbent dans les mots, et ce sont des formes qui s’imposent pour traduire des pans entiers de notre réalité. « Cette écriture dit sans dire. Elle délire », remarque Caroline Lamarche dans Jephan de Villiers : Arboglyphes (Prisme Éditions, 2022, p. 5). Pendant des semaines, elle l’a suivi dans son atelier et a remarqué l’implication très physique de l’artiste dans son travail : « Le geste est cinglant, sans hésitation ni reprise, d’une brièveté de lame. Le bas du corps est stable, les bras le long du corps, mais les avant-bras et la main tenant la plume dansent avec une détermination presque furieuse. Un moment d’escrime pure. De combat contre un ennemi invisible. De lutte avec et contre soi. » Jephan confie : « L’encre se jette sur le papier toute seule », donnant ainsi une sorte de primat à l’instinctif, à l’impulsif, au déchaînement. En feuilletant ces pages, tracées (ce n’est pas un hasard) sur des carnets de dessin, je constate soudain que, sur une page bien précise (et elle est unique), un mot et une expression sont clairement et volontairement lisibles. Je lis « Reliquaire », puis « Fragments de mémoire ». Pourquoi nous concède-t-il ces mots bien réels ? Un double sens ne s’y cache-t-il pas ?

Jephan de Villiers, Émoiles de terre, 1982, feuille libre.

Jephan de Villiers, Émoiles de terre, 1982, feuille libre. © Jephan de Villiers

La forêt des livres d’artiste

Jephan de Villiers a réalisé des livres d’artiste manuscrits, souvent à deux exemplaires, avec les poètes et plasticiens Jean Anguera, Alexis Audren, Joël Bastard, Michel Butor, Jacques Capdeville, François Dominique, Armand Dupuy, Jean-Paul Gavard-Perret, Daniel Leuwers, Hubert Lucot, Arnaud Matagne, Henri Meschonnic, Bernard Noël, Tita Reut, Salah Stétié. Il a aussi confectionné des livres à exemplaire unique.

Fragments de mémoire

Un reliquaire est un coffret où l’on dépose des reliques – une façon de les sacraliser. Mais, chez Jephan, les reliques peuvent être tout simplement des signes disposés sur une page. Quand la sculpture les prend en charge, des herbes et des branches d’arbres se surajoutent. Dans Reliquaire, on est en présence de coquilles arrachées à l’océan qui s’est retiré. C’est tout le poumon du monde qui respire dans ces assemblements qui sont une façon d’affirmer, et d’affermir, la vie contre la mort. Le mot « reliquaire » est d’ailleurs chargé de sonorités – et sororités – signifiantes. Dans « reliquaire », il y a d’abord l’alliance implicite de « relire » et de « relier ». La page de Jephan nous lie, elle est une liane ; elle nous incite à la relire pour la lier à quelque mot rêvé ; elle nous aimante dans un vide qui se substitue au mot insuffisant en lui donnant un sens profond ; une sorte de recours aux moires de nos mémoires. Le manque, c’est le tout qui agit. Quant à Fragments de mémoire, c’est bien plus que des mots ; c’est le titre que Jephan donne à d’étonnantes sculptures en terre (le sommet de son art) sur lesquelles il grave des signes souvent appliqués et répétitifs. Ces signes ne gisent pas à l’intérieur d’un coffret mais ils parent le coffret et le couronnent. Des cordelettes et des étoupes ceignent ces coffrets qui donnent l’impression de contenir en leur sein un secret. Tels des enfants, nous avons envie de briser l’œuf, de regarder ce qu’il contient et qui ne doit pas manquer d’avoir de secrets rapports avec le ventre maternel. Mais, comme dans les écritures de Jephan, le secret de ces coffrets à forme d’œuf reste bien gardé. Il est le garant d’une émotion première qui n’a rien à voir avec la parole maîtrisée.

Jephan de Villiers, Reliquaire, 1982, feuille libre.

Jephan de Villiers, Reliquaire, 1982, feuille libre. © Jephan de Villiers

Exagérer la naturelle liberté de l’écriture

Je distingue volontiers les écritures de Jephan des célèbres « logogrammes » de Christian Dotremont. Tous deux ont réalisé un « duo » en 1992 au château Malou à Bruxelles, mais le parcours de Dotremont est un peu différent : il nous passionne quand il cherche dans l’écriture un équivalent de la peinture. Il déclare vouloir « exagérer la naturelle liberté de l’écriture » et il confectionne donc des « dessins de mots ». À partir de ses séjours en Laponie, les traces rêveuses des traîneaux sur la neige ou sur la glace le fascinent. Alors les lettres, les chiffres et la ponctuation deviennent des éléments « distordus, dynamisés, rendus méconnaissables », comme le dira l’artiste, initiateur essentiel du mouvement Cobra. Mais ce qui me surprend, c’est que Christian Dotremont assortit souvent ses logogrammes, ses logoneiges et ses logoglaces d’un texte qui en est comme la traduction. Serait-ce pour montrer jusqu’où peut aller la spontanéité ? La « révolution » qu’il propose ne vise-t-elle pas à substituer un ordre plastique à un ordre linguistique ? Mais alors, pourquoi revenir à cet ordre linguistique ? Et pourquoi le signe devrait-il finalement se résorber dans un mot ? Je suis gêné par ce retour soudain à la signification quand, pour moi, c’est l’absence de sens qui crée une frustration agissante. Cet univers de signes me fait penser aux « Mouvements » d’Henri Michaux. Dans ses recueils poétiques, celui-ci n’a de cesse de clamer le primat de la peinture qui permet à l’artiste de commencer son œuvre là où il veut – et pas seulement en haut et de gauche à droite. Jephan participe de cet idéal de liberté.

Jephan de Villiers et Michel Butor, Notes sur une civilisation furtive, 2003-2004, Éditions Collection de Mémoire, 28 pages.

Jephan de Villiers et Michel Butor, Notes sur une civilisation furtive, 2003-2004, Éditions Collection de Mémoire, 28 pages. © Jephan de Villiers

Les mots s’envolent

Alors, les mots s’envolent et deviennent de libres signes comme ces assemblées d’oiseaux qui ont l’art d’imprimer dans le ciel les vertus de la vitesse et de la danse. Ces signes ailés sont « les témoins d’une catastrophe si violente que seul leur silence peut la dire. Ils sont les revenants de ce monde qui se vantait d’avoir inventé des technologies libératrices, mais qui n’a servi que les puissants et finit dans la barbarie en exterminant le langage et la pensée » (Bernard Noël in Jephan de Villiers, Prisme Éditions, p. 35). Les mots ne risquent-ils pas d’être ceux que le monde médiatique et les réseaux sociaux nous imposent et dont ils criblent nos cerveaux ? Ces mots ne doivent, dès lors, plus être appréhendés comme des signes chargés de mystère mais comme la prolifération de discours qui nous déboussolent et opèrent une sorte de « castration mentale ». Autre grand poète requis par l’œuvre de Jephan, Michel Butor discerne, lui, des « alphabets en dérive », des « sources d’encre » qui dressent « des bannières et des banderoles indéchiffrables ». Les hommes et les animaux (spécialement les ours) restent stupéfaits et bouche bée devant ces flots et ces vagues de signes qui nous éloignent des « savoirs anciens » et des « vieilles prophéties » et qui nous projettent dans un « nouveau langage qui servira peut-être pour les enfants de nos enfants » (Jephan de Villiers, Prisme Éditions, 2021, p. 157). Les écritures de Jephan peuvent s’entendre de façon contrastée et même contradictoire. C’est leur charme et leur inquiétante étrangeté. Elles traduisent notre destin érigé au-delà des significations simplistes et dans le trouble de ce que Rimbaud appelle notre « inhabileté fatale ».