Prix Out of the box : encourager l’innovation en reliure
Bookbinding out of the box (la reliure hors des sentiers battus) est le nom de la collection dans laquelle nous publions mes recherches – et celles d’autres relieurs – en matière de structure du livre. Depuis un moment déjà nous envisageons notre mission de façon plus large, à savoir encourager l’innovation en reliure de manière générale ; et nous réfléchissons à des moyens inédits d’arriver à ces fins. D’où l’idée d’un concours, dans lequel ce qui serait récompensé ne serait pas uniquement le savoir-faire et l’aspect visuel, mais aussi et surtout l’ingéniosité.
Il nous manquait un sujet, un problème concret à résoudre, et une réflexion de Paul Garcia (Angleterre) nous livra tout chaud un défi à la fois amusant, insolite et suffisamment épineux pour faire plancher des relieurs de tout poil et justifier une belle récompense. En novembre 2020, Paul Garcia, qui était relecteur pour notre dernier tutoriel, nous a envoyé une photo lorsque son exemplaire du tutoriel est arrivé. Elle était accompagnée des mots suivants : « Cher Ben, merci pour l’exemplaire tout frais du tutoriel Pianel, qui est arrivé hier. Maintenant, bien sûr, je vais avoir besoin d’un étui plus grand… » Paul Garcia collectionne nos publications depuis le début et, à la cinquième, il a réalisé un étui pour conserver l’ensemble. Nous lui avons fait remarquer qu’il allait sans doute devoir fabriquer un nouvel étui chaque année, ce à quoi il a répondu : « Je vais devoir inventer un étui expansible ! » La participation fut modeste mais encourageante et les résultats variés et dignes d’intérêt. Mais, avant de nous pencher sur les propositions que nous avons reçues, résumons le cahier des charges.
Objet
L’objet du concours était formulé ainsi : mise au point d’un étui capable de se dilater et de se contracter dans la largeur. Nous avons précisé des dimensions intérieures : 150 mm pour la profondeur, 235 mm pour la hauteur (le format de nos manuels) et indiqué une fourchette de 30 à 60 mm pour la largeur, en précisant que cette fourchette devait inclure toutes les mesures intermédiaires (31, 32, 33, etc.). Pour participer, les candidats devaient envoyer un prototype de leur invention. L’étui pouvait être réalisé dans n’importe quel matériau et par n’importe quel procédé. Il pouvait être réalisé entièrement par le candidat, en partie seulement (fabrication en partie sous-traitée) ou pas du tout (fabrication entièrement sous-traitée), l’accent principal étant mis sur l’idée. Les prototypes furent examinés et jugés début octobre 2021 par un jury composé de Nadine Werner (Allemagne), Marja Wilgenkamp (Pays-Bas) et moi-même, sur la base des critères suivants : – l’étui se doit de remplir sa tâche principale, qui est de protéger son contenu des chocs, de la poussière et de la lumière (à l’exception de l’ouverture) ; – il doit pouvoir tenir debout, sans aucune aide extérieure ; – il doit être sans danger pour les livres voisins dans les rayonnages ; – l’usage de l’étui, et en particulier la fonction expansion, doit être le plus simple et le plus intuitif possible ; – sont également prises en compte (bien que secondaires) la dimension esthétique et la qualité de l’exécution.
Résultats
Nous avons reçu 22 propositions d’un peu partout dans le monde, et le prix Out of the box (premier du nom) a été décerné à Cora Rijper (Pays-Bas). Elle a remporté la collection complète des six tutoriels plus les packs de matériaux, et un entretien d’une heure avec moi pour me poser des questions techniques, commerciales ou me demander des conseils. En plus du prix du jury, nous avons soumis une sélection de 10 étuis à un vote du public. Cette action a généré 549 votes en ligne, et le prix du public a été remporté par Emmy van Eijk (Pays-Bas). Emmy a gagné un tutoriel de son choix et un pack de matériaux. Dans cet article, je passe en revue les réalisations qui m’ont semblé les plus frappantes, en les groupant en cinq catégories. J’explique le fonctionnement des étuis tout en analysant leurs points forts et leurs points faibles. Notez qu’il s’agit de ma vision personnelle, ne reflétant par forcément celle du jury.
Vocabulaire
De façon générale, j’ai désigné par « murs » les faces étroites de l’étui (haut, bas, arrière), et par « plats » les faces les plus grandes (droite et gauche). J’ai qualifié d’« incrémentale » la fonction d’expansion incluant les mesures intermédiaires.
1. Murs coulissants
C’est le principe qui a été utilisé le plus souvent, y compris par notre gagnante (avec une différence importante néanmoins). L’idée de base est que les murs, rigides, consistent en deux couches (au moins) qui coulissent les unes par rapport aux autres. En pratique, cela se concrétise souvent par un étui fait de deux moitiés, qu’il est parfois possible de séparer. Afin de solidariser ces deux moitiés, et d’éviter qu’elles ne se séparent plus que nécessaire, les candidats ont eu recours respectivement aux aimants (Heike Zobel, Allemagne), aux rubans (Bart Wassenaar, Pays-Bas) ou aux élastiques (Silke Thiel, Allemagne). Certains n’ont pas jugé cela nécessaire, comme Prisca Joubert (France). Les principaux points forts des étuis réalisés de cette manière sont leur stabilité et l’efficacité de la fonction expansion, y compris dans les mesures intermédiaires. Une conséquence (ni positive, ni négative, à vous de décider !) est que ces étuis ont généralement un aspect plutôt massif. Au niveau des points faibles, il faut signaler que l’expansion n’est pas toujours sans accroc et qu’il résulte souvent de cette construction des jours dans les étuis et un « sol » à plusieurs niveaux.
C’est justement ce dernier point qui fait sortir du lot l’étui de Cora Rijper (Pays-Bas), dont le sol est plat à tout moment. Son étui consiste en trois parties : une partie centrale qui est en réalité un étui rigide, « normal » et, de part et d’autre, deux parallélépipèdes creux, dans lesquels s’encastre et vient coulisser la partie centrale. Cette construction complexe est dans la pratique très facile à manipuler et très stable. De plus, l’étui est véritablement fermé en haut, en bas et au fond, et ne laisse entrer strictement aucune lumière. Enfin, visuellement, le résultat est une composition puissante et monumentale, qui pourtant s’efface devant le contenu qu’elle met en valeur.
2. Murs pliables
J’ai réuni dans cette catégorie les solutions dans lesquelles la largeur des murs est rendue variable par pliage ou méthode similaire. Les étuis construits ainsi font preuve d’une ingéniosité étonnante. Notons pour commencer l’étui de Ting-Hsuan Lu (Taïwan), qui exploite le principe de l’échelle de Jacob : les murs consistent en quatre bandes rigides qui peuvent être disposées soit les unes à côté des autres pour une capacité interne de 60 mm ; soit en deux rangées de deux bandes, pour une capacité de 30 mm. La même Ting-Hsuan Lu nous montre, dans une autre proposition, un système assez semblable, mais en carte, dans lequel les bandes se replient de façon gracieuse à la manière d’un pliage de Hedi Kyle. Pilar Calahorra (Espagne) propose une solution similaire à l’aide de deux bandes rigides, reliées par du Tyvek fin, et un réseau de rubans émantés. En position contractée, les bandes rigides sont l’une sur l’autre, et en position étendue, l’une à côté de l’autre. Encore plus spectaculaire est la solution de Emmy van Eijk (Pays-Bas), qui utilise pour ses murs des accordéons très étroits, d’un seul tenant pour le haut, le bas et l’arrière, et au travers desquels passent des élastiques ! Les points faibles de cette approche sont que, mis à part l’étui de Emmy van Eijk, ces propositions ne satisfont pas au critère d’expansion incrémentale. Ils sont également d’une stabilité variable, certains ne tenant pas du tout debout, d’autres un peu plus et, dans l’ensemble, on estime les murs trop fragiles pour assumer leur rôle sur le long terme. Ces points faibles sont toutefois compensés par l’ingéniosité des systèmes, intéressants à étudier pour leur intelligence intrinsèque.
3. Aimants
Bien qu’ils soient également utilisés dans d’autres catégories, les aimants méritent bien ici une rubrique à part. Les réalisations utilisant la force de l’aimant comme ressource principale tendent à être composées de quatre, cinq, voire beaucoup plus d’éléments. Le plus audacieux (et simple) d’entre tous est l’étui de Daniel Kelm (États-Unis), qui propose un bâti entièrement démontable, où chaque face du parallélépipède « étui » est tout simplement un plat muni d’aimants, à connecter aux autres faces. Irmtraud Ruttner (France) a conçu une solution élaborée avec des portions d’étuis s’imbriquant les unes dans les autres. Dans la même lignée, Katja Künnemann (Allemagne) imagine un étui expansible fait de deux moitiés d’étuis, et de toute une foule de tranches d’étui intermédiaires en U, toutes connectables grâce à leurs aimants internes et bien entendu dissimulés. Le point fort de ces solutions est sans aucune hésitation l’aspect ludique. En revanche, ces méthodes ne permettent pas véritablement une expansion incrémentale, et on pourrait également émettre des objections sur la nécessité d’un autre emboîtage pour stocker les pièces détachées…
4. Rabats
Voici un principe dans lequel les murs sont déconnectés des plats d’un côté, et se prolongent pour former des sortes de rabats de longueurs variables, qui viennent se fixer le long des plats (Bruno Cadiou, France) ou à l’intérieur des plats (Terrie Reddish, Nouvelle-Zélande). Bruno Cadiou propose un système semi-souple en gainage (âme / couvrure), Terrie Reddish un système en carte. Le point fort de l’étui de Bruno Cadiou est son originalité, avec un objet final ayant une esthétique plus proche de l’univers du sac ou du portefeuille que de l’emboîtage rigide traditionnellement mis en œuvre en reliure. La fonction expansion est bonne dans toutes les mesures intermédiaires, le contenu est bien protégé et les rabats qui collent aux plats avec des aimants ne posent pas trop de problèmes aux livres voisins sur les rayonnages. Un travail similaire en carte est moins convaincant car insuffisamment rigide. Notons que c’est le cas, de façon générale, des travaux en carte pour ce sujet. Une personne n’ayant pas envoyé son prototype a finalement développé le principe pour une reliure, nous verrons cela plus loin dans la partie Bonus.
5. Plats expansibles
Un seul étui dans cette catégorie : celui de Paul Garcia (Angleterre). Contrairement à toutes les autres propositions, les dimensions extérieures de cet étui sont fixes, et c’est l’épaisseur des plats qui est variable et permet à l’étui de s’adapter à son contenu. Chaque plat est constitué de deux cartons, qui s’écartent l’un de l’autre au moyen d’un ressort métallique dissimulé grâce à un soufflet. Le point faible évident est que le volume occupé par l’étui dans une bibliothèque est le même, quel que soit le contenu de l’étui. Il n’en reste pas moins que l’idée est très intéressante et peut-être à développer pour d’autres applications. Le contenu de l’étui est bien protégé et constamment soumis à une légère pression. Je me demande si cela ne pourrait pas constituer une solution pour des livres rechignant à se fermer, par exemple des reliures en parchemin.
« J’ai vu apparaître sur Instagram une reliure étonnante, d’un type nouveau, portant le sympathique nom de Bambalina. Le dos de cette reliure, fait de Tyvek, de Mylar ou encore de toile, disparaît dans les plats à mesure que le corps d’ouvrage s’ouvre… Très intéressant ! »
Bonus : Bambalina
Au cours des semaines qui ont suivi le concours, j’ai vu apparaître sur Instagram une reliure étonnante, d’un type nouveau, portant le sympathique nom de Bambalina. Le dos de cette reliure, fait de Tyvek, de Mylar ou encore de toile, disparaît dans les plats à mesure que le corps d’ouvrage s’ouvre… Très intéressant ! En engageant une discussion avec sa créatrice, Susana Dominguez Martin (Espagne), il s’est avéré que cette structure est née en réfléchissant à notre challenge d’étui expansible. Vous imaginez ma joie quand j’ai appris ça.
Le bilan de ce premier concours est très positif. Nous envisageons d’en organiser un nouveau en 2023. Vous avez des idées de thèmes ? N’hésitez pas à m’écrire
Benjamin Elbel, courriel : ben@elbel-libro.com). Pour voir d’autres réalisations et une vidéo du prix Out of the box, rendez-vous sur : bookbindingoutofthebox.com