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Benjamin Elbel et la reliure pixel

Benjamin Elbel montre la souplesse de cette reliure.

Benjamin Elbel montre la souplesse de cette reliure. © Benjamin Elbel

Benjamin Elbel est un artiste innovant : après avoir présenté ses reliures à dos rapporté, Shrigley, à l’oignon, tue-mouche, elbum ou encore Pianel, voici la dernière en date, la reliure pixel, dont il dévoile ici les principes. Une lecture à compléter par l’ouvrage tutoriel qu’il publie pour l’occasion.

La reliure pixel, qu’est-ce que c’est ?

La reliure pixel est une structure dont les plats, au lieu d’être d’un seul tenant, sont constitués d’un assemblage de petits carrés de carton, que j’ai baptisés les « pixels ». Ils s’articulent entre eux, principalement selon l’axe vertical, l’articulation selon l’axe horizontal étant entravée du fait du dos. La grille qui résulte de la fragmentation en petits carrés des plats (et du dos) confère à ce type de reliures un aspect et un toucher tout à fait originaux et séduisants. Le mot « pixel » est aussi une référence à mon nom de famille, comme dans elbum, Pianel
D’un point de vue de la structure du livre à proprement parler (type de corps d’ouvrage, liaison corps d’ouvrage et couverture, mécanique d’ouverture…), j’ai mis au point deux variantes : la variante « à la japonaise » et la variante « codex », qui est l’objet du tutoriel publié en novembre 2024. Cette dernière est la plus intéressante et la plus complexe. Elle permet une excellente ouverture du corps d’ouvrage, même pour les gros volumes, ce qui vient combler un manque dans la recherche en structures de ces dernières années qui s’est concentrée surtout sur les volumes fins et légers.

Extrait du tutoriel : schéma de couvrure, détail des pixels « bruts », puis recouverts de papier, plats semi-souples.

Extrait du tutoriel : schéma de couvrure, détail des pixels « bruts », puis recouverts de papier, plats semi-souples. © Dessins de Kieke Schaaper, photographies de Paul Slot

Dans quelle famille peut-on la classer ?

La reliure pixel appartient à la famille des reliures semi-souples. À mi-chemin entre les reliures rigides et les reliures souples, les reliures semi-souples sont constituées de panneaux rigides qui s’articulent entre eux. Si les reliures rigides sont comme le chêne et les reliures souples comme le roseau, les reliures semi-souples s’apparentent davantage au corps humain !
Les reliures semi-souples ont fait leur apparition il y a une trentaine d’années, le plus souvent sous la forme de reliures à lamelles, c’est-à-dire des bandes verticales. Elles sont parfois appelées reliures articulées ou à lamelles. On peut citer la relieuse néerlandaise Pau Groenendijk ou l’Américaine Hedi Kyle. En France, Florent Rousseau, Hélène Limousin et sans doute d’autres encore. Il me semble cependant que le relieur qui a contribué au sujet de la façon la plus significative est Jean de Gonet : il a poussé la chose jusqu’à un style très proche de la reliure pixel, qu’il a baptisé « reliure en pavage ». À noter cependant que ses reliures en pavage sont constituées de carrés généralement non couverts, souvent en bois, rapportés à une matière souple, contrairement à la reliure pixel, dans laquelle les petits cartons qui composent l’âme des plats ne sont plus visibles en fin de reliure, et la couvrure est d’un seul tenant. Visuellement, l’effet est semblable mais, dans un cas (reliure en pavage), c’est un procédé très chronophage, à réserver aux pièces uniques, et, dans l’autre (reliure pixel), c’est un procédé rapide également adapté aux petites séries.

Rapprochement entre des mouvements de yoga et la souplesse de la reliure pixel.

Rapprochement entre des mouvements de yoga et la souplesse de la reliure pixel. © Dessins de Kieke Schaaper, photographies de Paul Slot

Cahier des charges de la reliure pixel, version codex :

– une reliure à l’aspect et au toucher originaux 

– très bonne ouverture des plats et du corps d’ouvrage 

– économique en termes de matériaux 

– relativement rapide d’exécution

D’où est venue l’idée ?

Vers 2016, j’ai commencé à m’intéresser au sujet des reliures semi-souples. Dans un premier temps, j’ai imité la forme la plus courante avec des bandes verticales, puis j’ai introduit des charnières horizontales, qui ont évolué vers le carré sur lequel je me suis fixé.

Comment ça marche ?

Contrairement à ce qu’on pourrait penser, les charnières ne sont formées ni par foulage ni par gravure (retrait de matière) ou incision. Elles résultent tout simplement de l’espace laissé libre entre les carrés de carton. Le sillon entre les cartons est formé de la façon suivante : après couvrure, on effectue un mouvement de flexion dans les deux sens au niveau des charnières, ce qui fait que les cartons se rapprochent les uns des autres, de même que le matériau de couvrure se rapproche du matériau de doublure. Ce principe fonctionne également pour les charnières horizontales et l’on peut de cette manière réaliser des panneaux constitués d’un assemblage de cartons fins articulés entre eux.
L’étape suivante a été de chercher une structure adaptée à ce type de confection de plats à charnières multiples. La difficulté est que l’on doit pouvoir opérer le mouvement de flexion (travail des charnières) selon les axes horizontaux, ce qui exclut d’emblée une structure dans laquelle les couvertures sont liées au corps d’ouvrage par les supports de couture ou autre : ça doit être un emboîtage (couverture réalisée entièrement à part).

La méthode Taral

La solution adoptée est la méthode Taral (mise au point par Alain Taral pour ses reliures en bois), qui consiste à emballer le corps d’ouvrage dans une couverture flexible munie d’un soufflet spécial (couverture intérieure) et de la fixer à la couverture extérieure par le dos. J’ai introduit quelques modifications dans la technique de base qu’il m’a montrée en 2008.

La méthode japonaise

La seconde façon de faire est la technique dite « japonaise » ou « extrême-orientale ». Dans ce cas, on va simplement créer des plats pixel, puis les rapporter au corps d’ouvrage par couture ou par collage. Cela fonctionne très bien, mais c’est à réserver à des cahiers uniques montés sur onglet ou bien des feuillets simples dont le papier a suffisamment de souplesse. Ce type de structure pour des cahiers multiples est à mon avis à éviter.
Pour finir, je signalerai une distinction à effectuer entre les reliures pixel en papier et celles en cuir. Dans le cas du cuir, que ce soit en structure codex ou japonaise, les plats pixel ne sont pas exécutés avec la méthode de flexion décrite plus haut. Le cuir étant souple, il est possible de le « gainer » sur et autour des pixels. Le cuir doit être fin et le travail de gainage est très chronophage. Je ferai peut-être un jour un supplément au tutoriel sur ce sujet1.

Variante : codex

Couvrure : papier

C’est ma toute première reliure pixel aboutie. Elle est recouverte de papier noir traité au graphite, avec un titrage au froid naturel et en orange, trois tranches graphite, des tranchefiles en peau et des gardes en chèvre velours. Ce qui m’a d’emblée plu avec ce travail est la réaction des gens, qui n’arrivaient pas à identifier la matière des plats. Est-ce du cuir ? Du caoutchouc ? Je trouve cette équivoque très intéressante.

Paul van Capelleveen, De complete verzameling - Notities over het einde van boekencollecties, 2016, Amsterdam, éditions De Buitenkant. Reliure de Benjamin Elbel. Collection du relieur.

Paul van Capelleveen, De complete verzameling – Notities over het einde van boekencollecties, 2016, Amsterdam, éditions De Buitenkant. Reliure de Benjamin Elbel. Collection du relieur. © Torben Raun

Variante : japonaise

Couvrure : papier

Le décor de cette reliure a été réalisé par estampage de lignes courbes à froid, puis d’un motif multiligne à chaud en 4 couleurs (œser) sur l’ensemble de la surface des plats, à la manière des touches de pinceau d’un peintre. Les contreplats sont traités de la même manière, mais de façon plus retenue et en une seule couleur. Les gardes sont en velours de veau.

Lise Hirtz, Il était une petite pie, ill. Joan Miró, 1928, éditions Jeanne Bucher, Paris, exemplaire n° 163/300, sur papier Arches. Reliure de Benjamin Elbel. Bibliothèque royale des Pays-Bas, La Haye.

Lise Hirtz, Il était une petite pie, ill. Joan Miró, 1928, éditions Jeanne Bucher, Paris, exemplaire n° 163/300, sur papier Arches. Reliure de Benjamin Elbel. Bibliothèque royale des Pays-Bas, La Haye. © Torben Raun

Variante : codex

Couvrure : cuir

Pour ce livre, j’ai poursuivi la technique de décor initiée dans la reliure précédente, à savoir l’impression à l’œser d’un motif multiligne. Mais, tandis que dans la précédente, une même impression pouvait passer d’un pixel à l’autre, ce n’est pas le cas dans celle-ci, où elle se limite strictement à chaque pixel. C’est donc pixel par pixel que cette reliure est décorée, et chacun d’entre eux a reçu deux impressions, par exemple l’orange est fait avec du jaune et du rouge.
Le parti pris est une composition en strates horizontales, du bleu (en pied) au vert (en tête), en passant par du mauve, du rouge, de l’orange. La formule est la même pour toute une ligne, mais l’angle entre les impressions étant aléatoire, il en résulte d’intéressantes variations d’un pixel à l’autre au sein d’une même ligne.
Le titre a été poussé dans le même esprit, avec les noms de Gaspard, Melchior et Balthazar occupant un carré chacun.
Couvrure et doublure en veau végétal, gardes en chèvre velours.

Michel Tournier, Gaspard, Melchior et Balthazar, 1980, Paris, Gallimard. Reliure de Benjamin Elbel. Collection privée en France.

Michel Tournier, Gaspard, Melchior et Balthazar, 1980, Paris, Gallimard. Reliure de Benjamin Elbel. Collection privée en France. © Dirk Wolf

Variante : japonaise

Couvrure : cuir

Même vocabulaire, concept différent. J’ai opté pour deux combinaisons de couleurs produisant des teintes assez proches, l’une plus claire (rose + rouge) que l’autre (rouge + violet). J’ai réparti ces deux teintes de manière à créer un alphabet complet du plat arrière au plat avant en passant par le dos. Cet alphabet est bien présent mais pas forcément visible à première vue.
Couvrure et doublures en veau, gardes de porc velours, pièces de tête et de queue en maroquin citron. Cette reliure de structure extrême-orientale est assemblée par couture, ce qui est assez adapté aux plats pixel, les sillons entre les cartons fournissant un beau logement pour les fils de couture. Je préfère cependant utiliser un fil de couleur discrète, qui ne mette pas la couture en avant.

Lucien Laforge, ABCDEFGHIJKLMNOPQRSTUVWXYZ, 1924, Paris, Henri Goulet.  Reliure de Benjamin Elbel. Collection privée en France.

Lucien Laforge, ABCDEFGHIJKLMNOPQRSTUVWXYZ, 1924, Paris, Henri Goulet. Reliure de Benjamin Elbel. Collection privée en France. © Jan Van Schooten

Variante : codex

Couvrure : papier

Première utilisation de la reliure pixel dans le cadre d’un travail d’édition. Deux ans auparavant, j’avais contacté l’éditeur américain Suntup pour lui annoncer que j’avais mis au point une manière de relier originale, à un prix abordable, fonctionnant aussi sur les ouvrages épais, et quelque temps plus tard, il nous confiait l’épique Imajica de l’auteur de science-fiction britannique Clive Barker : 1 018 pages à relier en deux copieux volumes de 5 cm d’épaisseur.
Le décor, signé par Roderick Cornelissen, s’inspire librement de certaines illustrations du livre, elles-mêmes inspirées des variations sur les Éléments d’Euclide. Des formes géométriques transformées en réseaux de lignes parallèles composent une sorte de portail vers un autre univers. Trois couleurs ont été utilisées, et de nouvelles nuances apparaissent là où elles se superposent, comme dans les reliures précédentes.
Ce travail était l’occasion de vérifier que la structure est bien adaptée aux volumes épais, et à la petite série. Il m’a également permis de me « faire la main », de vérifier que mes méthodes tiennent la route sur la durée et d’en découvrir encore d’autres plus fiables, moins risquées, plus accessibles à tous. Fort de cette expérience j’ai publié deux ans plus tard mon tutoriel Reliure pixel (novembre 2024).

Clive Barker, Imajica, 2021, Irvine, éditions Suntup. Reliure par Elbel Libro.

Clive Barker, Imajica, 2021, Irvine, éditions Suntup. Reliure par Elbel Libro. © Benjamin Elbel

Variante : japonaise

Couvrure : papier

Reliure pixel pour un cahier unique, en papier décoré, contreplats en toile, gardes velours. Strophes pour se souvenir est un poème de Louis Aragon écrit en 1955 pour commémorer l’exécution d’un groupe de résistants 11 ans plus tôt, durant l’Occupation.
Le point de départ de ma reliure a été une photo des graffitis dans la chapelle des fusillés au Mont-Valérien, dernière étape des condamnés avant leur exécution. J’ai créé un papier pour évoquer le bleu du mur et les écritures. Le titre a été poussé en grandes lettres dorées, et les bords de la reliure ont été dorés à la feuille.

Louis Aragon, Strophes pour se souvenir, 2005, Paris, Pierre Walusinski. Reliure de Benjamin Elbel. Collection privée aux États-Unis.

Louis Aragon, Strophes pour se souvenir, 2005, Paris, Pierre Walusinski. Reliure de Benjamin Elbel. Collection privée aux États-Unis. © Benjamin Elbel

Variante : japonaise

Couvrure : papier

Cet exemplaire tiré de l’édition originale du tutoriel Reliure pixel appartient à une série limitée de 10 exemplaires imprimés sur un papier spécial, en impression jet d’encre, dans une reliure de création réalisée par mes soins. Il s’agit de la variante extrême-orientale en papier, avec décor d’écailles jaune et noir, coins arrondis, gardes volantes en simili-velours ocre, dos en veau noir et titrage à l’œser jaune et blanc au dos et sur le premier plat. Elle est complétée par un étui-chemise à coins arrondis.
Dans la description de l’ABCDEFG…, j’ai évoqué mon désir de ne pas attirer l’attention sur la couture dans une reliure à la japonaise en teintant le fil pour qu’il se fonde dans le décor. Pour cette reliure, j’ai trouvé une solution plus efficace encore : m’en passer totalement ! En ce qui concerne le décor, cette reliure est un exemple de la variété des concepts applicables à la reliure pixel. La grille est un élément structurant, propice au décor. Elle est la marque de fabrique de ce type de reliure, mais qui laisse la place à toutes formes d’expression individuelle, ce que j’ai pu vérifier également chaque fois que j’ai enseigné cette technique, à l’Atelier d’arts appliqués du Vésinet ou ailleurs.

Benjamin Elbel, Reliure pixel. Le tutoriel, 2024, Lembach, Bookbinding out of the box, 10 exemplaires. Reliure de Benjamin Elbel.

Benjamin Elbel, Reliure pixel. Le tutoriel, 2024, Lembach, Bookbinding out of the box, 10 exemplaires. Reliure de Benjamin Elbel. © Benjamin Elbel

Pour conclure

La reliure pixel marque une évolution dans mon approche. Elle reste fidèle à mes principes, notamment par une excellente ouverture, dans la continuité de mes recherches sur la mobilité des reliures, par la simplicité de la forme – une préoccupation constante – et par une réflexion sur les articulations.

Ce qui change :
– Les éléments structurels de la mécanique du livre passent au second plan, alors qu’ils étaient auparavant centraux (comme le dos rapporté ou l’entrelacs onglet/pages dans la reliure à l’oignon).
– C’est une reliure qui invite au décor, reflétant mon intérêt croissant pour l’aspect visuel.
– Là où mes créations étaient parfois purement expérimentales, cette reliure a, dès le début, été pensée comme une structure pratique et exploitable commercialement, d’abord pour moi, et désormais pour tous1.

Le tutoriel (édition courante) : Kit Reliure pixel, variante « codex » comprenant le manuel d’instructions de 64 pages en couleur, un outil spécifique indispensable à la réalisation d’une reliure pixel, un pack de matériaux pour commencer à relier sans attendre. À commander sur : benelbel.com
Prix : 125 € + 8 € frais de port (France). Bientôt disponible sur benelbel.com : Techniques de décor pour la reliure pixel (fichier numérique à télécharger).

1 J’aimerais évoquer un débat récent apparu notamment sur les réseaux sociaux. Il s’agit de savoir si, en tant que créateurs et pédagogues, nous accordons automatiquement à nos élèves le droit de pratiquer librement les techniques apprises et de les transmettre à leur tour. Les avis sont nombreux mais rarement explicites. Voici ma position : j’encourage ceux qui le souhaitent à réaliser mes structures (dos rapporté, tue-mouche, oignon, elbum, shrigley, Pianel, pixel), que ce soit à titre privé ou commercial, mais sans les enseigner. S’ils réalisent des reliures pixel (ou toute autre technique citée ci-dessus) et qu’on leur demande de les expliquer, plutôt que d’organiser un stage, je leur serais reconnaissant d’orienter le demandeur vers mon kit Reliure pixel. Ce kit, qui contient également les matériaux et un outil spécifique, est pratique d’utilisation, j’y ai investi beaucoup de temps et de moyens et je tiens à ce qu’il reste la source unique d’apprentissage de cette reliure.